Du moment panafricain à l’afropolitanisme contemporain : l’Atlantique noir, entre imagination impériale et conscience diasporique

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Cet article de Anthony Mangeon fait office de conférence inaugurale au colloque de l’Association pour l’étude des littératures africaines (APELA) qui se tient du 17 au 19 septembre prochain, à Dijon, à l’Université de Bourgogne, et qui a pour objet : « Panafricanisme, cosmopolitisme et « afropolitanisme » dans les littératures africaines ».

Mon propos se situera dans un cadre large, qui englobe pour partie les études littéraires africaines, sans pour autant minorer leur nécessité propre. Je parlerai en effet depuis les études littéraires transatlantiques, qui s’attachent à explorer prioritairement les liens entre les littératures d’Europe, d’Afrique et des Amériques, en mettant notamment l’accent sur leurs histoires partagées, leurs traditions communes, mais surtout sur leurs multiples circulations.
Ce cadre transatlantique peut lui-même se décliner en plusieurs dimensions : on a pu ainsi parler d’un Atlantique noir, à la suite des travaux du britannique Paul Gilroy (The Black Atlantic, 1993), puis d’un Atlantique français ou francophone, à la suite des recherches de Christopher Miller (The French Atlantic Triangle, 2008) ou de Frieda Ekotto (Race and Sex across the French Atlantic, 2011), ou plus récemment encore, d’un Atlantique littéraire comme espace fondamentalement translinguistique, avec l’ouvrage dirigé par Jean-Marc Moura et Véronique Porra (L’Atlantique littéraire, 2015).
Comme on le voit par ces divers exemples, les études transatlantiques sont un domaine si vaste qu’elles conduisent nécessairement à opérer des choix ; et parallèlement, pour aborder les questions du panafricanisme, du cosmopolitisme et de l’afropolitanisme dans les littératures africaines, on doit sans nul doute dépasser la seule échelle continentale, même si cette dernière se trouve naturellement justifiée dès lors qu’on veut étudier ces divers mouvements ou courants de pensée dans leurs versants nord- ou est-africains, de l’Égypte à la Tanzanie par exemple. Ma réflexion s’ancrera donc personnellement dans l’Atlantique noir et dans ses versants politiques et intellectuels, même si c’est surtout la littérature d’idées, plutôt que la littérature d’imagination, que je convoquerai ici.
Je parlerai par ailleurs d’un « moment panafricain », suivi d’un afropolitanisme contemporain, et mon titre pourrait sans doute être ressenti comme une double provocation. D’un point de vue idéologique, en effet, le panafricanisme a certes une histoire qu’on peut aisément retracer, à partir de quelques balises et de certains temps forts, mais d’un point de vue politique il demeure aussi un horizon, une ambition inachevée qui constituent donc, pour certains hommes politiques, militants, écrivains ou chercheurs, un projet plus que jamais d’actualité. Disons-le d’emblée : de cette visée, et de son impérieuse nécessité, je conviendrai volontiers, et c’est pourquoi, par « moment panafricain », je ne désignerai pas tant une période achevée ou dépassée dans l’histoire des mouvements intellectuels et politiques, au sein de l’Atlantique noir, que je nommerai une intensité, une première réponse à un problème dont l’urgence s’est imposée, voici un peu plus d’un siècle, et qui a perduré depuis sous des formes altérées, voire atténuées, jusqu’à nos jours. Et parce que cette intensité, cette tension furent aussi faites d’irréconciliables contradictions, elles ont de fait constitué une configuration particulière, un moment particulier dans une dialectique. Est-ce à dire pour autant que ce moment se trouverait à présent dépassé par un autre, celui qu’on appellerait désormais du nom d’afropolitanisme ?
Loin s’en faut, et ce ne sera pas mon propos de brosser le tableau d’un panafricanisme « ringard », au bénéfice d’un afropolitanisme qui serait quant à lui « tendance » ; je voudrais au contraire insister sur une simple évidence. De même que le panafricanisme, comme horizon politique, peut conserver aujourd’hui une certaine pertinence, l’afropolitanisme, en tant que « sensibilité », ou conciliation de postulations contradictoires (comme l’ancrage dans une réalité africaine, et l’ouverture concomitante sur d’autres mondes, a lui aussi son histoire, qui l’insère dès lors dans des filiations certainement plus anciennes que ce néologisme lui-même. La généalogie de cette sensibilité puise sans doute aux mêmes sources que le panafricanisme, et elle s’inscrit ainsi en filigrane de ce courant, comme son revers, ou comme les deux pôles complémentaires d’une même volonté : se situer dans le monde depuis l’Afrique, et se recentrer par ailleurs sur l’Afrique depuis tous les autres points du globe.
Pour en montrer les continuités, et pour en souligner quelques différences, il m’a donc semblé utile de les situer, d’une part, dans cette histoire de l’Atlantique noir, et d’autre part dans la tension constante entre deux formes d’imagination politique : d’un côté l’imaginaire impérial, de l’autre la conscience diasporique qui en découle. L’histoire des diasporas est en effet intimement liée à celle des empires, anciens ou modernes. Tout cela nous conduira à explorer naturellement des politiques différentes de l’identité, notamment dans leur rapport au territoire, à la communauté et à l’histoire.
Le moment panafricain
Le « moment panafricain » fut un seuil décisif dans ce qu’on pourrait appeler une afrophilosophie de l’histoire. Comme l’expliquent les philosophes Fréderic Worms et Patrice Maniglier, à qui j’emprunterai leur définition et leur usage, un « grand moment » est toujours, dans l’histoire de la pensée, la conceptualisation d’un problème et partant, « une manière de déterminer les partages pertinents, les clivages décisifs, et plus profondément encore de déplacer ces lignes autour desquels se distribuent les alternatives essentielles »(1).
Tout en nous communiquant le « sentiment d’assister à l’émergence d’un événement collectif », ou encore « l’enthousiasme d’une aventure partagée », un grand moment se donne également à voir, ou plutôt à lire surtout à travers des textes ; il n’est fait en effet « de rien d’autre que de relations ouvertes, tendues, entre des œuvres singulières »(2). Et parce qu’ainsi « des livres élaborent des problèmes qui ne sont pas encore réglés aujourd’hui, et dont le suspens détermine la forme propre de notre aujourd’hui, c’est-à-dire la tâche qui nous incombe »(3), selon Patrice Maniglier, on ne peut et on ne doit « reprendre » leurs relations « que d’une manière elle-même ouverte », et dans une histoire qu’on voudra explicitement « relationnelle », ainsi qu’y insiste Frédéric Worms(4).
Pour comprendre le moment philosophique panafricain jusque dans ses extensions contemporaines, et pour mesurer ensuite l’écart qu’instaure l’afropolitanisme vis-à-vis du panafricanisme, d’une part, et du cosmopolitisme d’autre part, il nous faut donc identifier le problème général, puis déterminer les problèmes particuliers qu’entendaient soulever des penseurs africains, antillais, afro-américains lorsqu’ils ont forgé et employé ces différents termes.
Quel est donc, pour reformuler très simplement la question, le problème auquel le panafricanisme entendait livrer une réponse ? La réponse est facile à trouver, car elle ouvre précisément la célèbre « Adresse aux Nations du monde » par laquelle William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) concluait la première conférence panafricaine à Londres, en 1900.

Le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de couleur, à savoir jusqu’où les différences de races – qui se manifestent surtout par la couleur de peau et la texture des cheveux – serviront d’argument pour refuser à plus de la moitié du monde, le droit de jouir, autant qu’elle le peut, des opportunités et des privilèges de la civilisation moderne (5).

C’est en effet la notion de race qui ordonnait, dans la modernité occidentale, les principales hiérarchies sociales, politiques et économiques, et c’est elle également qui justifiait plus largement la domination coloniale d’un monde européen « blanc » sur l’ensemble des peuples non-européens, dits quant à eux « de couleur ».
Une fois ce constat établi, l' »Adresse aux nations du monde » en vient donc à définir une « conscience globale », laquelle se nourrirait des contacts croissants entre tous les peuples du monde et leurs diverses diasporas, pour poser ensuite la question du sens à donner à l’histoire, selon qu’on privilégiera la réciprocité ou non dans ces divers contacts. Lisons plutôt :

Le monde moderne doit comprendre qu’à cette époque, où les confins du globe se trouvent si rapprochés par la facilité des moyens de communication, les millions d’hommes noirs qui vivent en Afrique, en Amérique et dans les îles de l’Océan, sans parler des myriades d’hommes de couleur répandus partout, sont appelés à exercer une grande influence dans l’avenir, en raison même de leur nombre et par le seul fait de leur contact mutuel. Si les pays civilisés s’appliquent maintenant à donner aux nègres et aux hommes de couleur les plus larges facilités pour leur éducation et le développement de leurs facultés, ce contact et cette influence produiront des effets bienfaisants qui hâteront les progrès de l’humanité. Si au contraire, soit par insouciance ou prévention, soit par cupidité ou injustice, on veut continuer à exploiter, à spolier et à dégrader la masse des Noirs, les conséquences ne peuvent être que déplorables, sinon fatales, non seulement pour cette masse, mais encore pour le haut idéal de justice, de liberté et de civilisation que, depuis des milliers d’années, le christianisme fait luire devant l’Europe. C’est pourquoi, aujourd’hui, nous, les hommes et les femmes d’Afrique rassemblés dans ce congrès mondial, en appellons solennellement à ces idéaux de civilisation, à la plus haute humanité de ceux qui sont fidèles au prince de la paix.(6)

Dans une perspective plus autobiographique, avec sa non moins fameuse collection d’essais Les Âmes du peuple noir, Du Bois reprendra en 1903 son constat initial (« le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs(7) « ), mais pour théoriser cette fois l’expérience vécue de ce « problème » (« Être un problème est une expérience bizarre », écrit-il d’emblée) sous la forme d’une « double conscience » dont la définition est restée tout aussi célèbre que sa prophétie sur la question raciale comme enjeu du XXe siècle.

C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double – un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure.(8)

Si l’on cherche à présent, du côté africain, un pendant au constat initial de Du Bois sur le problème de la ligne de couleur, formulé en 1900, ainsi qu’une réplique précise à sa théorie de la double conscience, énoncée en 1903, c’est chez l’un de ses plus immédiats contemporains, le journaliste et avocat de Gold Coast Joseph Casely Hayford (1866-1930), qu’on pourra sans doute la trouver. Dans Ethiopia Unbound, une fiction spéculative parue dès 1911 et qui s’imposa comme l’un des premiers romans écrits par un Africain dans une langue européenne, vingt chapitres nous sont en effet donnés à lire comme autant de conversations et d' »études pour l’émancipation raciale » (Studies in Race Emancipation) – en d’autres termes, nous avons là, mis en scène à la manière des dialogues platoniciens, un véritable bréviaire pour la décolonisation à venir de l’Afrique. Kwamankra, le héros africain du récit, a comme l’Afro-américain Du Bois, bénéficié d’une exceptionnelle éducation qui l’a mené de son pays natal en Europe (Angleterre, Allemagne) et même jusqu’au Japon. Mais de retour en Côte d’Or, il devient l’un des tribuns de la première « conférence panafricaine » à se tenir en Afrique même, et plus précisément dans son pays, en octobre 1905.
Le dix-huitième chapitre est alors l’occasion pour Hayford de signifier, par la bouche de son personnage, toute la distance qui sépare l’Africain de l’Afro-américain, et notamment d’un W.E.B. Du Bois dans ses vues sur la question raciale et sa théorie de la double conscience. Ayant présenté Les Âmes du peuple noir comme « l’un des moments les plus pathétiques dans l’histoire de la pensée humaine », Kwamankra cite in extenso la fameuse définition de la « double conscience » avant de la disqualifier en ces termes :

Être une énigme pour les autres ne signifie pas être une énigme pour soi. […] Peut-on imaginer Candace, reine d’Éthiopie, ou Kephren, pharaon d’Égypte, tourmentés par une double conscience ? Et regardez la figure symbolique [du sphinx]dans sa sérénité : vous n’y verrez jamais qu’une âme, qu’un idéal, qu’un élan, une seule nature et une seule raison en constant progrès. Considérez maintenant les choses de plus près et vous conviendrez que l’idée d’une double conscience est absurde quand on l’applique à ces types représentatifs de l’Africain. […] Il est donc évident que M. Du Bois écrit du point de vue d’un Américain, entouré d’une atmosphère américaine. […] Être né Africain en Amérique, dans ce grand marché commun inondé par les dollars et l’agrandissement sans vergogne de l’individu, où le faible ne peut compter que sur lui-même, et où les larmes de l’innocent n’atteignent jamais ceux qui triomphent par leur fortune, c’est être prisonnier de conditions qui ne laissent guère de place à l’affirmation de la plus haute humanité. Être un homme en Afrique exige qu’on ne tienne pas sa chance ni son espace vital de l’homme blanc, mais qu’on se crée l’une et l’autre par soi-même.(9)

On peut de fait lire aussi ce discours de Kwamankra comme une réponse à « L’adresse aux nations du monde ». Il est en effet question, dans les deux cas, de cette « highest manhood » à laquelle aspire le monde noir, c’est-à-dire de cette « humanité exhaussée » ou de cette « montée en humanité » pour la traduire en les termes contemporains de l’historien camerounais Achille Mbembe(10). Mais alors que Du Bois et les panafricanistes du premier congrès londonien, en 1900, liait explicitement l’amélioration du sort des Noirs et, plus largement, des peuples de couleur, à la bonne volonté humanitaire des « pays civilisés », pour aller avec eux vers des interactions toujours croissantes, Casely Hayford invite plus directement l’Afrique à se recentrer sur elle-même, et à ne compter que sur ses propres ressources pour parachever son émancipation.
Aux problèmes de la ségrégation raciale et de l’impérialisme occidental, aux clivages qu’ils ont mis en place entre Blancs et Noirs, entre Nord et Sud, les réponses de Du Bois et de Casely Hayford sont donc visiblement différentes, et les relations assurément tendues entre elles. Elles ne se contentent pas non plus de poser clairement une alternative – entre par exemple progrès et stagnation, ou bien encore entre imitation, voire aliénation et à l’inverse, expression originale de soi – dans la relation entre les peuples noirs et leurs exploiteurs occidentaux. En elles-mêmes, elles constituent une autre alternative : d’un pôle à l’autre, de Du Bois à Casely Hayford, la pensée noire oscille en effet, dès cette époque, entre la reconnaissance d’une inéluctable hybridité et la défense d’une inaltérable africanité. Mais dans le même temps qu’elles se révèlent antagonistes, les contributions de Du Bois et Casely Hayford n’en partagent pas moins aussi certaines prémisses, y compris avec les dispositifs qu’elles entendent combattre.
On notera tout d’abord leur adhésion commune à l’idée de « race ». Celle-ci est d’abord entendue en termes strictement biologiques – Du Bois mentionne ainsi clairement des critères physiques dans son « adresse aux nations du monde », comme dans son discours de 1897 sur « La conservation des races » ; et Casely Hayford parle quant à lui explicitement de la nécessité de « préserver l’identité nationale et les instincts raciaux(11) « . Mais la race est aussi définie, par l’un et l’autre, en termes sociohistoriques. « La véritable essence de la parenté », écrira plus tard Du Bois dans son autobiographie, « c’est l’héritage social de l’esclavage, de la discrimination et de l’insulte ; c’est cela qui relie l’un à l’autre les enfants de l’Afrique, et s’étend à travers l’Asie jaune jusqu’aux mers du Sud. C’est aussi cette unité qui m’attire vers l’Afrique »(12). Et Casely Hayford ne dit pas autre chose quand il dénonce le sort fait en Amérique aux enfants de l’Afrique, invitant ces derniers, qu’ils soient « à l’est [le continent noir]ou à l’Ouest [en Amérique et aux Antilles], à se rendre réciproquement service en se faisant une cause commune de redresser l’Afrique et de la remettre sur pieds parmi les nations(13) « .
Faisant encore écho à Du Bois, qui avait décrit les « luttes spirituelles » des Noirs américains comme « un écartèlement constant entre des buts contradictoires »(14), Casely Hayford souligne à son tour le double lien ou la double contrainte auxquels sont semblablement exposés Africains et Afro-américains. Tous doivent en effet systématiquement prouver leur urbanité, et leur égale aptitude à la civilisation en adoptant les valeurs et les coutumes du monde blanc, mais sitôt qu’ils les ont les parfaitement assimilées, ou simplement contrefaites, ils se voient accusés de trahir leur culture d’origine et de menacer, par leurs ambitions, l’intégrité de la culture occidentale.

Dès qu’un homme noir intelligent offre quelque point de résistance en plaidant pour la singularité de ses coutumes et de ses institutions, on crie au péril de l’indigène trop bien éduqué, et bientôt au ‘péril noir’. […] Le fond de la question éducative, telle qu’elle affecte l’Africain, c’est que les méthodes occidentales lui font perdre son identité [nationale]. Il devient l’esclave de formes de vie et de pensée étrangères. Il finira donc par souhaiter ne plus être esclave. C’est si vrai qu’à l’instant même où un Africain éduqué, mais resté jusque-là à l’écart, tente de prendre quelque initiative pour affirmer son individualité, son mentor étranger s’en irrite.(15)

On voit cependant clairement une différence se dessiner entre les deux auteurs : tandis que Du Bois déplore, chez le Noir américain, « une conscience de soi douloureuse et un sens presque morbide de sa propre identité », et lui propose donc de fondre « son moi double en un seul moi meilleur et plus vrai », car en définitive hybride(16), Casely Hayford défend quant à lui une sorte de décolonisation spirituelle et mentale, qui consisterait à se dépouiller de tous les oripeaux de la culture occidentale pour en revenir à une identité plus authentiquement africaine.
Du Bois et Casely Hayford ont par ailleurs en commun d’interpréter la destinée globale des peuples africains et de leur diaspora en termes fondamentalement bibliques, à travers le prisme de l’asservissement du peuple juif par le pharaon d’Égypte. Mais alors que Du Bois s’en tient essentiellement à l’errance et au métissage avec d’autres populations, sans prendre trop sérieusement en considération l’espoir d’un retour en la terre promise, Casely Hayford déplore surtout le fait qu’« à l’inverse de l’Hébreu, qui avait su préserver son langage, sa religion, ses manières et ses coutumes « , les « Afro-américains » – c’est bien le terme qu’il emploie, dès 1911 – n’aient point réussi à maintenir « leurs instincts raciaux, leur état d’esprit, leurs coutumes et leurs institutions »(17). Le modèle diasporique se voit donc fort différemment convoqué et interprété, puisque dans un cas il sert à justifier une sédentarisation, loin de la terre d’origine, et dans l’autre à défendre une résistance nationaliste.
Et c’est ici que nous atteignons un troisième point de tension entre les deux hommes, ou plutôt entre leurs deux textes. Tandis que Du Bois défend au final l’idée, dans Les âmes du peuple noir, d’une fusion de ces dernières dans la nation américaine(18), et se fait ainsi le relais d’une forme d’imagination politique impériale, qui incorporerait des peuples d’origines diverses dans un même ensemble, tout en reconnaissant des différences entre eux, Casely Hayford défend quant à lui un farouche nationalisme.
Dans tous les cas, cependant, ces deux formes d’imagination politique que constituent l’imaginaire impérial et l’imaginaire national demeurent en lien étroit avec les projets expansionnistes et coloniaux européens, par rapport auxquels ils se situent, et notamment avec leur conception d’un État-Nation construit à une échelle systématiquement impériale.
Comme l’a montré en effet l’anthropologue et géographe française Christine Chivallon, en s’appuyant sur les études désormais classiques de l’historien allemand Imanuel Geiss (Panafrikanismus, 1968), et de l’historien afro-américain Wilson Moses (Classical Black Nationalism, 1996), le Nationalisme africain et le panafricanisme peuvent être considérés comme les deux faces d’une même pièce(19).
Si le nationalisme est l’expression d’un désir de souveraineté, le nationalisme noir a précisément suivi cette voie en s’attachant à l’Afrique comme un ensemble, dont l’unité et l’émancipation constituaient également une préoccupation centrale du panafricanisme, défini par Imanuel Geiss comme « un sentiment de solidarité raciale » et « un nationalisme africain étendu jusqu’au continent noir dans son intégralité, mais restreint dans le même temps à la seule Afrique noire »(20). Si Du Bois s’est avant tout focalisé, aux États-Unis, sur le combat des droits civiques à rétablir pour les Noirs américains, sa conception du panafricanisme entretenait elle-même d’évidents liens avec l’imagination impériale. L’une de ses propositions, lors du Congrès Panafricain de Paris en 1919, n’était-elle pas, avec le soutien de la NAACP, de réunir les anciennes colonies de l’Allemagne en Afrique en un Grand État tropical, dont l’administration aurait été confiée par la Société des Nations, alors tout juste naissante, à des dignitaires afro-américains et antillais ? Et si l’on pense aux initiatives parallèles d’un Marcus Garvey, qui proposait lui-même en 1919, dans son « Adresse à Newport News », de « créer un Empire noir ou une république noire de l’Afrique », qui eût été placée sous sa « présidence provisoire (21), on reconnaîtra aisément, dans son nationalisme radical, une forme de « panafricanisme impérial » ainsi que l’a fort justement désigné Imanuel Geiss(22). Enfin, en envisageant à de multiples reprises la possibilité d’un retour des diverses diasporas sur le continent noir, dans la lignée des premiers projets de colonisation que constituèrent, aux XVIIIe et XIXe siècles, la création de la Sierra Leone et du Liberia, les divers projets panafricains issus de l’Amérique noire ou des Antilles projetèrent sur l’Afrique un modèle diasporique directement issu de l’histoire hébraïque, avec les diverses étapes de l’exil et de la servitude en Égypte, puis du retour espéré sur la terre promise.
L’afropolitanisme, un art de l’oxymore ?
Je voudrais à présent montrer comment l’afropolitanisme constitue une réponse alternative à celle du panafricanisme, et en quelque sorte son revers, ainsi que je l’ai dit en introduction. Tout en se trouvant travaillé par les mêmes tensions que lui, c’est-à-dire par la recherche, d’une part, d’une unité, et la conscience, d’autre part, d’une dualité voire d’une pluralité, l’afropolitanisme articule selon moi de manière inverse au panafricanisme les notions cardinales de « race », de « diaspora » et d' »imagination impériale ».
À partir d’un constat semblable à celui qu’établissait W.E.B. Du Bois en 1900 – à savoir le constat d’un rapprochement croissant des « confins du globe »(23) par la « circulation des hommes, circulation des idées, circulation des luttes »(24) – l’historien Achille Mbembe a, entre 2000 et 2010, présenté à plusieurs reprises l’afropolitanisme comme une nouvelle sensibilité culturelle, historique et esthétique « à l’interface du cosmopolitisme et des valeurs d’autochtonie »(25), ou comme une conscience exacerbée de « l’imbrication de l’ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l’ici et vice versa, cette relativisation des racines et des appartenances primaires, et cette manière d’embrasser, en toute connaissance de cause, l’étrange, l’étranger et le lointain »(26).
Plusieurs écrivains, anglophones et francophones, ont eux-mêmes repris et glosé ce néologisme, comme par exemple la romancière Taiye Selasi, avec sa fameuse chronique « Bye Bye Babar », paru le 3 mars 2005 dans le magazine Lip, ou encore l’économiste et essayiste camerounais Célestin Monga dans ses divers ouvrages. Dans tous les cas, l’afropolitanisme fut donc revendiqué comme une manière africaine de s’inscrire dans une vision cosmopolite du monde, c’est-à-dire d’accepter la variété des cultures sans pour autant renoncer à une identité propre.
Dans Nihilisme et négritude, sa collection d’essais parue en 2009, Célestin Monga cite ainsi la définition de l’afropolitanisme par son compatriote Achille, Mbembe pour se livrer ensuite à ce commentaire personnel :

Comme des millions d’autres Africains, je me sens bien l’héritier de cette longue tradition d’échanges qui invalide tout fétichisme biologique et racial. Les civilisations ne sont pas des particules chimiques étanches. Cela dit, […] l’imbrication de l’ici et de l’ailleurs […] ne s’opère pas avec la même intensité partout et ses résultats ne sont pas uniformes. […] Je me définis donc comme citoyen du monde certes, mais africain malgré tout. C’est à partir de la perspective de cette ‘africanité’ syncrétique (ou, si l’on veut, de cette nouvelle négritude) que j’agis, observe mes semblables et interprète leurs pensées(27).

Une « nouvelle négritude » comme incarnation de « l’afropolitanisme » : le mot est donc lâché, et il n’est assurément pas anodin. L’opposition d’une « nouvelle » à une « ancienne manière » d’être nègre avait en effet été précédemment mobilisée par le penseur afro-américain Alain Locke, dans son introduction à l’anthologie du New Negro (1925). Cet ouvrage mettait ainsi en relief, d’une génération à l’autre, un changement majeur de psychologie avec l’affirmation d’un double héritage (africain et américain) et le refus subséquent de se conformer aux stéréotypes et aux perspectives déformées d’un regard extérieur et dominateur(28). Il proposait par ailleurs, dans ses deux parties, de présenter la « renaissance nègre » puis « le nouveau nègre dans un nouveau monde », à partir d’une perspective tour à tour nationale et globale.
Mbembe et Monga renvoient de fait fréquemment au mouvement de la Harlem Renaissance et à ses figures majeures d’écrivains et de penseurs (Alain Locke, William Du Bois, Langston Hughes…) dans leurs histoires synthétiques de la personnalité ou de la pensée noires(29). Mais s’ils reconnaissent volontiers qu’il y eut bien là un moment fondateur – « le Nègre dit de lui-même qu’il est celui sur qui on n’a pas prise ; celui qui n’est pas là où on le dit, encore moins là où on le cherche, mais plutôt là où il n’est pas pensé », écrit notamment Mbembe dans sa Critique de la raison nègre(30) – les deux penseurs camerounais assimilent toutefois le « Nègre-Nouveau » à une résilience racialiste. Pour eux le « sujet noir » s’est certes affirmé de façon spectaculaire avec le New Negro, puis avec la négritude afro-caribéenne qui lui a emboîté le pas dans le monde francophone, mais c’est en tant que « nègre » qu’il l’a fait ; il conviendrait à présent de s’affirmer comme un « sujet » à part entière, lequel ne serait plus « nègre » qu’accessoirement. Célestin Monga brocarde ainsi régulièrement une psychologie qui serait restée tributaire, en Afrique, du legs colonial, et notamment du regard blanc sur le nègre(31), avec selon lui « quatre déficits profonds qui se renforcent mutuellement : le déficit d’amour-propre (self-esteem) et de confiance en soi ; le déficit de savoir et de connaissance ; le déficit de leadership ; et le déficit d’échange et de communication »(32). De son côté, Achille Mbembe a récemment proposé une critique de cette « raison nègre » qui s’est instaurée dans la domination coloniale et raciale, et qui comporterait selon lui deux « versants » complémentaires : d’un côté « la conscience occidentale du Nègre », qu’il définit comme « un ensemble de discours [autant]que de pratiques » consistant à « faire advenir le Nègre en tant que sujet de race et sauvage extériorité passible, à ce titre, de disqualification morale et d’instrumentalisation pratique »(33) ; de l’autre « la conscience nègre du Nègre », qui chercherait à fonder une nouvelle archive pour « conjurer la structure d’assujettissement qu’il porte », mais qui n’en conserverait pas moins, ce faisant, « les traces, les marques, l’incessant bourdonnement voire, dans certains cas, la sourde injonction du premier [versant]et sa myopie, y compris là où la revendication de rupture est la plus criante »(34).
L’enjeu de cette double critique – des déficits de la psyché africaine, pour Monga, et de la « raison nègre » selon Mbembe – est évidemment de mettre en avant une identité africaine « en devenir »« (35) ou un nouveau « sujet africain en train de surgir, de s’occuper de soi » (Mbembe 2000b : 34), avec ses propres « raisons d’agir » et donc « producteur d’actes signifiants, comme n’importe quel autre sujet humain »(36).
Dans leur saisie de ce surgissement et de cette subjectivité nouvelle, les pensées de Monga et de Mbembe semblent donc avancer à l’amble de problématiques communes : ils s’interrogent en particulier sur la place de l’Africain dans un monde en mutation et en circulation constantes, et ils dénoncent de concert les « écritures africaines de soi » qui maintiendraient une clôture identitaire, sur « le mode liturgique de la victimisation »(37). Ce faisant, ils mobilisent aussi des références communes, citant tour à tour le philosophe anglo-ghanéen Kwame Anthony Appiah dans leurs attaques récurrentes contre ce qu’ils appellent, à sa suite, le « nativisme »(38). Dans les faits, ces diverses références communes – à Appiah, à la Renaissance de Harlem – montrent aussi combien l’afropolitanisme contemporain s’ancre non seulement dans des postulations contradictoires, mais également dans une tradition critique maintenant séculaire.
S’il est en effet aujourd’hui reconnu – et notamment traduit en français – pour sa redéfinition du cosmopolitisme sur des bases strictement éthiques et pratiques (The Ethics of Identity, 2005 ; Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers, 2008), le philosophe anglo-ghanéen Kwame Anthony Appiah a initialement amorcé sa réflexion à partir d’une série d’oxymores – le « cosmopolitisme vernaculaire » (« vernacular cosmopolitanism »), le « cosmopolitisme enraciné » (rooted cosmopolitanism »), le « patriotisme cosmopolite » (« cosmopolitan patriotism ») – qui cherchaient précisément à s’extraire de l’universalisme abstrait hérité des Lumières. Pour ce penseur, en effet le cosmopolitisme est moins une idée, voire une idéologie, qu’un sentiment d’appartenance (« a kinship feeling », « the feeling of people with whom we are connected(39) « ). Et lorsque les cosmopolites prétendent embrasser l’humanité dans son ensemble, ils manifestent selon lui un « sentiment impérial » (40) qu’on retrouve par ailleurs dans toutes les identités collectives, dès lors que celles-ci sont pensées de façon exclusive :

« Les identités ethnoraciales risquent fort de devenir obsessionnelles, un tout et la fin de tout, dans les vies de ceux qui s’identifient à elles. Elles amènent les gens à oublier que leurs identités individuelles sont diverses et complexes, qu’ils s’enthousiasment pour des choses qui ne viennent pas de leur race ni de leur ethnicité, que leurs goûts et leurs intérêts dépassent les frontières ethnoraciales, tout comme leurs emplois et leurs activités, les groupes dont ils sont fans et les clubs auxquels ils appartiennent. Et en oblitérant les identités qu’ils partagent avec des gens en dehors de leur race ou de leur ethnicité, elles les détournent de la possibilité de s’identifier aux Autres. Les identités collectives ont ainsi tendance à « devenir impériales ». […] Il ne faut pas laisser nos identités raciales nous soumettre à de nouvelles tyrannies. […] Voici donc mes propositions concrètes : vivons des identités fracturées ; engageons-nous dans un jeu avec elles ; découvrons la solidarité, bien sûr, mais reconnaissons aussi la contingence et pratiquons avant tout l’ironie »(41).

Appiah défend donc à rebours une réconciliation entre deux modes, ou plus exactement deux sentiments d’appartenance : le patriotisme et le cosmopolitisme, l’attachement à des racines et dans le même temps, un sentiment profond de solidarité et de responsabilité envers tous les autres hommes.

« Nous les cosmopolites nous pouvons être patriotes, aimer nos pays d’origine (non point seulement les Etats où nous sommes nés, mais aussi ceux où nous avons grandi, et ceux où nous vivons désormais) ; notre loyauté envers l’humanité – une unité, mais si vaste et si abstraite – ne nous empêche pas de nous soucier de ceux qui nous sommes plus proches. […] On peut être cosmopolite – et célébrer la variété des cultures ; mais on est aussi enraciné quelque part – fidèle à une société qu’on éprouve sienne ; tolérant – convaincu de la valeur de tout individu ; et patriote – défendant les institutions de l’Etat (ou des Etats) où nous vivons »(42).

Le mot-clé, dans cette réflexion d’Appiah, est donc celui de « loyauté ». Nos diverses loyautés – envers notre famille, envers nos amis, envers nos compatriotes, envers nos collègues, que sais-je encore ? – sont évidemment constitutives de nos identités, mais elles ne doivent jamais devenir exclusives les unes des autres, ni devenir exclusives d’une loyauté plus large encore envers nos frères et sœurs humains. Dans son appel à un « cosmopolitisme patriote », Appiah reformule donc en de nouveaux termes le principe autoréflexif d’une « loyauté envers la loyauté » (loyalty to loyalty) qui se trouvait précédemment au cœur de la Philosophie de la loyauté, telle que l’avait exposée le philosophe idéaliste américain Josiah Royce (1855-1916), dans son livre de 1908, et telle que l’avait auparavant reprise le philosophe afro-américain Alain Locke (1885-1954) dans ses divers essais sur le pluralisme culturel(43). De fait, les termes d’Appiah ne sont peut-être pas si nouveaux que cela, puisqu’on les trouvait déjà, voici un siècle, sous la plume du même Alain Locke – quoiqu’ordonnés selon un oxymore inverse.
Lors de son séjour académique en Europe, en qualité de Rhodes scholar dans les années 1900, le jeune boursier afro-américain avait, au contact d’autres étudiants étrangers comme le philosophe indien Har Dayal ou le juriste sud-africain Pa Ka Isaka Seme, pris très tôt conscience que les conceptions abstraites du cosmopolitisme n’étaient souvent qu’un avatar de l’eurocentrisme, lequel se postule d’emblée comme universel sans se soucier de reconnaître l’autre dans sa singularité propre.
De son point de vue, un véritable cosmopolitisme ne pouvait donc s’atteindre que par un ancrage solide dans une situation locale, ou par une objectivation lucide des attachements qui nous lient à un groupe, à une culture, à une histoire. C’est ce double mouvement de retour sur soi et de sortie de soique Locke soulignait dès 1909, dans un de ses tout premiers articles :
La culture cosmopolite, dès lors qu’on peut vraiment la cultiver, c’est avoir le sentiment des contrastes de valeurs, et un recentrement sur soi accru et rationalisé… Peu d’esprits cosmopolites ont été capables d’échapper aux formules d’échange d’une simple proposition comme : ce qu’x est pour toi, y l’est pour moi. La belle règle de cette équation cosmopolite, c’est que chaque inconnue est et doit être connue de son côté de l’équation. La seule solution possible est un respect et un intérêt renforcés de chacun pour sa propre tradition, et une appréciation plus ou moins précise de ses contrastes avec d’autres traditions.(44)

Son séjour en Europe avait ainsi permis à Alain Locke de découvrir sa « modernité dans la double conscience », pour reprendre les termes par lesquels Paul Gilroy a défini, en sous-titre L’Atlantique noir (1993). C’est donc naturellement par un oxymore que Locke avait caractérisé sa prise de conscience et son évolution en un type particulier de cosmopolite :

« S’il a bien rempli son temps et sa mission, il sera, je le prédis, un homme dont les sympathies sont plus larges que les préjugés, dont le savoir est plus large que les croyances, et l’œuvre et les espoirs plus grands que lui-même. Il sera un type idéal, – un type rare, de fait – un cosmopolite patriote.(45)

Qu’ils se présentent respectivement comme un « patriotic cosmopolitan » ou comme un « cosmopolitan patriot », les philosophes Alain Locke et Kwame Anthony Appiah mobilisent bien, en définitive, les mêmes termes et la même logique du paradoxisme dans leurs essais, à près d’un siècle de distance. Je noterai par ailleurs trois autres points communs, qui sont autant de contrastes avec leurs compatriotes respectifs, à savoir W.E.B. Du Bois pour le premier, et Joseph Casely Hayford pour le second.
À rebours des panafricanistes, qu’ils soient afro-américains ou antillais, Alain Locke et Anthony Appiah n’ont eu de cesse de déconstruire l’idée de race. Dans ses conférences de 1915, Race Contacts and Interracial Relations, Locke fut en effet l’un des premiers penseurs à analyser la race comme une « fiction ethnique » sans pour autant jamais minimiser le sentiment d’appartenance qui s’y trouvait exprimé(46).
Les deux philosophes ont par ailleurs en partage une même défiance vis-à-vis de cette forme d’imagination politique qu’ils appellent, semblablement, le « sentiment impérial » (« imperial sentiment »)(47).
Enfin, tous deux défendent une même philosophie de la culture comme une réalité toujours composite, car issue de syncrétismes divers et perpétuellement vouée à se transformer et à se déterritorialiser au fil de ses usages et de ses appropriations, ici et ailleurs(48). Or cette conception de la culture comme branchement permanent, circulation et influence réciproque, est étroitement liée à une conscience diasporique alternative, qui ne définit plus par un rapport privilégié à la race et au territoire d’origine, dont l’éloignement serait vécu comme un exil, et où le retour seul permettrait la reconquête d’une identité propre. Tout au contraire, l’expérience de la diaspora s’incarne désormais dans les déplacements et les tribulations ; « nous portons nos racines avec nous », écrivent de concert Locke et Appiah(49), mais elles prennent ensuite des cheminements divers, et nos racines (roots) se mêlent à d’autres tracées (routes), selon nos trajectoires respectives. Leurs conceptions de la culture et de la diaspora sont de ce point de vue très proches des vues de penseurs antillais comme Stuart Hall et Edouard Glissant, même s’ils ne les élaborent pas comme eux à partir de la situation historique antillaise, mais depuis leurs propres expériences existentielles de la circulation des mondes, et de la tribulation entre les mondes.

Le panafricanisme et son revers, l’afropolitanisme, peuvent donc apparaître comme des réponses contrastées à un problème qui perdure jusqu’à nos jours : celui de la ligne de couleur, plus souvent abolie dans les discours que dans les pratiques. L’un et l’autre sont des politiques de l’identité conçues en réaction à une forme d’imagination politique que j’ai nommée impériale, et qui s’ordonnent par ailleurs selon deux modalités différentes de la conscience diasporique. On pourrait ainsi presque les interpréter comme des trajectoires en asymptote : si le panafricanisme a longtemps consisté, au XXe siècle, à contempler les Antilles et l’Amérique noire dans le miroir de l’Afrique, puis à projeter cette dernière comme une version nouvelle d’un fédéralisme propre au nouveau monde (les fameux  » Etats-Unis d’Afrique » voulu par Kwame Nkrumah sur le modèle américain), à l’inverse l’afropolitanisme consiste très largement aujourd’hui à regarder l’Afrique au miroir des Antilles. Le panafricanisme s’est institué, on l’a vu, comme une manière de discuter les clivages traditionnels ; et l’afropolitanisme contemporain, qui trouve ses racines dans le cosmopolitisme patriote indifféremment incarné par un Alain Locke ou par un Kwame Anthony Appiah, constitue aujourd’hui une manière supplémentaire de « faire bouger les lignes », c’est-à-dire d’instaurer toujours plus de jeu entre les concepts, pour mieux les désarticuler à moyen terme. Tout cela suppose évidemment des dialogues transatlantiques, mais aussi transgénérationnels.

(1)Patrice Maniglier : « Les années 60 aujourd’hui », in Patrice Maniglier (dir.) : Le moment philosophique des années 1960 en France, Paris, PUF, 2011, p.18.
(2)Frédéric Worms : La philosophie en France : moments, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2009, p.12.
(3)Maniglier, op.cit., p.7.
(4)Worms, op.cit., p.12 et 14.
(5) « The problem of the twentieth century is the problem of the color line, the question as to how far differences of race, which show themselves chiefly in the color of the skin and the texture of the hair, are going to be made, hereafter, the basis of denying to over half the world the right of sharing to their utmost ability the opportunities and privileges of modern mankind ».
(6) »Adresse aux nations du monde », in Organisation Internationale de la Francophonie : Le mouvement panafricaniste au XXe siècle, recueil de textes, Paris, 2007, p.54-55.
(7)W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, traduction française de Magali Bessone, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2004, p.20.
(8)W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir< :em>, traduction française de Magali Bessone, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2004, p.11.
(9)Ethiopia Unbound, London, C.M. Phillips, 1911, p.182.
(10) Sortie de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010.
(11)Ethiopia Unbound, op.cit., p.194.
(12)Du Bois : « Dusk of Dawn », cité dans In My Father’s House, op.cit., p.41 et Color Conscious, op.cit., p.75. Je traduis.
(13) « To-day Afric’s sons in the East and in the West can do peculiar service unto one another in the common cause of uplifting Ethiopia and placing her upon her feet among the nations. The East, for example, can take lessons from the West in the adoption of a sound educational policy, the kind of industrial and technical training which would enable aboriginals to make the best use of their langs and natural resources. And, surely, the West ought not to be averse to taking hints from the East as regards the preservation of national institutions, and the adoption of distinctive garbs and names, much as obtained among our friends the Japanese » (Ethiopia Unbound, op.cit., p.171-172).
(14) Les âmes du peuple noir
, op.cit., p.12.
(15)Ethiopia Unbound, op.cit., p.118 et p.192-193.
(16) Les âmes du peuple noir, op.cit., p.p.10-11.
(17)Ethiopia Unbound, op.cit., p.173.
(18)Les âmes du peuple noir, op.cit., p.249.
(19)Christine Chivallon, La diaspora noire des Amériques : expériences et théories à partir de la Caraïbe, Paris, CNRS éditions, 2004, p.165 et p.169.
(20)Imanuel Geiss, The Pan-African Movement : A History of Pan-Africanism in America, Europe and Africa, translated by Ann Keep, New York, Holmes & Meier Publishers, Methuen, 1974, p.7.
(21)Wilson Moses, Classical Black Nationalism, New York, new York University Press, 1996, p.247.
(22)Voir notamment le chapitre XIII de son ouvrage : « Garvey and imperial Pan-Africanism », op.cit., p.263-282.
(23)Du Bois cité par Boukari-Yabara, ibidem, p.49 et p.285.
(24)Amzat Boukari-Yabara, Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme, Paris, La Découverte, « Cahiers Libres », 2014, p.285.
(25)Achille Mbembe,  » À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, n°77, Paris, Karthala, 2000, p.19.
(26)Achille Mbembe : « Afropolitanisme », Le Messager, Douala, 20 décembre 2005, repris dans Sortir de la grande nuit, Paris, La Découverte, 2010, p.229.
(27)Célestin Monga, Nihilisme et négritude, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2009, p.36-37.
(28) Alain Locke (ed.), The New Negro, An Interpretation, New York, Albert & Charles Boni, 1925, p.3-4.
(29)Monga, Nihilisme et négritude, op.cit., p. 32 ; Mbembe, Sortir de la grande nuit, op.cit., p.78.
(30)Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p.52.
(31)Célestin Monga, Un Bantou à Washington, Paris, PUF, 2007, p.19 ; Nihilisme et négritude, op.cit., p.42.
(32)Célestin Monga, Un Bantou à Washington, op.cit., p.85 ; Nihilisme et négritude op.cit., p26 et p.236.
(33) Critique de la raison nègre, op.cit., p.51.
(34) Ibidem, p.54
(35) Célestin Monga, Anthropologie de la colère, Paris, L’Harmattan, 1994, p.23 ; Achille Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », art.cité, 2000, p.31.
(36) Achille Mbembe, De la postcolonie, Paris, Karthala, 2000, citations respectivement p.20, p.16 et p.18.
(37) Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », art.cité, 2000, p.16.
(38)L’essai de Kwame Anthony Appiah, « Topologies of Nativism » (In my Father’s House, Africa in the Philosophy of Culture, Oxford, Oxford University Press, 1992) est fréquemment cité par Achille Mbembe (« Écrire l’Afrique à partir d’une faille », Politique africaine, n°n°51, p.86 ; «  »À propos des écritures africaines de soi », art.cité, 2000, p.27 et p.31) et par Célestin Monga (Nihilisme et négritude, op.cit., p.37 ; Un Bantou en Asie, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2011, p.162).
(39) Kwame Anthony Appiah, « Cosmopolitan patriots », Critical Inquiry, n°23, University of Chicago Press, 1997, p.622.
(40) « Cosmopolitan values are really imperial ones » (The Ethics of Identity, 2005, Princeton, Princeton University Press, p.214).
(41) Je traduis l’extrait suivant de Color Conscious : « Ethnoracial identities […] risk becoming the obsessive focus, the be-all and end-all, of the lives of those who identify with them. The lead people to forget that their individual identities are complex and multifarious – that they have enthousiasms that do not flow from their race or ethnicity, interests and tastes that cross ethnoracial boundaries, that they have occupations or professions, are fans of clubs and groups. And they then lead them, in obliterating the identities they share with people outside their race or ethnicity, away from the possibility of dentification with Others. Collective identities have a tendency, if I may coin a phrase, to ‘go imperial’, dominating not only people of other identities, but the other identities, whose shape is exactly what makes each of us what we individually and distinctively are. In policing this imperialism of identity – an imperialism as visible in racial identities as anywhere else – it is crucial to remember always that we are not simply black or white or yellow or brown, gay or straight or bisexual, Jewish, Christian, Moslem, Buddhist, or Confucian but that we are also brothers and sisters ; parents and children ; liberal, conservatives, and leftists ; teachers and lawyers and auto-makers and gardeners ; fans of the Padres and the Bruins ; amateurs of grunge rock and lovers of Wagner […]. Let us not let our racial identities subject us to new tyrannies. […] So here are my positive proposals : live with fractured identities ; engage in identity play ; find solidarity, yes, but recognize contingency, and, above all, practice irony » (Appiah, « Race, Culture, Identity : Misunderstood Connections », dans Color Conscious, op.cit., p. 103-104).
(42) »We cosmopolitans can be patriots, loving our homelands (not only the states where we were born but the states where we grew up and the states where we live) ; our loyalty to humankind – so vast, so abstract, a unity – does not deprive us of the capacity to care for lives nearer by. […] You can be cosmopolitan – celebrating the variety of human cultures ; rooted – loyal to one society (or a few) that you count as home ; liberal – convinced of the value of the individual ; and patriotic – celebrating the institutions of the state (or the states) within which you live » (Kwame Anthony Appiah, « Cosmopolitan patriots », Critical Inquiry, n°23, University of Chicago Press, 1997, p.622 et p.633).
(43)Voir Josiah Royce, Philosophie du Loyalisme [1908], traduction française de Jacqueline Morot-Sir, Paris, Aubier, 1946 ; et pour Alain Locke, les essais « Values and Imperatives », « Pluralism and Intellectual Democracy », « Unity through Diversity » dans Leonard Harris (ed) : The Philosophy of Alain Locke, Philadelphia, Temple University Press, 1989, pp.48-49, 56, 59-60, 136-37.
(44) »Cosmopolitan culture, then if it is to be truly cultivating, is a sense of value contrasts and a heightened and rationalized self-centralization… Few Cosmopolitans have been able to escape the exchange-formula of the simple proposition : as x is to you, so is y to me. The beautiful law of this cosmopolitan equation is that each unknown is or ought to be well known on its side of the equation. The only possible solution is an enforced respect and interest for one’s own tradition, and a more or less accurate appreciation of its contrast values with other traditions » (Alain Locke, « Epilogue », Cosmopolitan 1, Oxford, june 1909, p.16).
(45) « If he [the Rhodes Scholar]has served his time and purpose well, he will be, I take it, a man whose sympathies are wider than his prejudices, whose knowledge is larger than his beliefs, his work and his hopes greater than himself. He will be an ideal type – a rare type, indeed – a patriotic cosmopolitan » (« Oxford, by a Negro Student », dans Charles Molesworth (ed.) : The Works of Alain Locke, Oxford, Oxford University Press, 2012, p.427).
(46) « Ces groupes […] sont, du point de vue anthropologique, des fictions ethniques. Cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, mais on peut aisément montrer que ces groupes n’ont pas comme désignations permanentes ces facteurs mêmes sur lesquels ils basent leur fierté. Ils n’ont ni une pureté de sang, ni une pureté de type. […] Mais ils maintiennent toutefois, ne serait-ce qu’en nom, ce fétiche du biologique. La race, telle qu’elle est appliquée aux groupes sociaux ou ethniques, n’a absolument aucune signification par-delà ce sentiment d’appartenance, ce sentiment de parenté qui constitue sans aucun doute un grand avantage pour le groupe ethnique qui parvient à le maintenir. Mais aussi utile qu’il soit, ce n’est pas dénier son utilité que de l’appeler une fiction ethnique » (Race Contacts and Interracial Relations [1915], Washington, Howard University Press, 1992, p.11-12.).
(47)cf. Locke : « Lecture on Race », Fisk University, Feb 7, 1928, Moorland-Spingarn Research Center, Alain Locke Papers, Howard University, p.8 ; et Appiah, Color conscious, op.cit., p.103 et The Ethics of Identity, op.cit., p.214.
(48) » There is and always has been an almost limitless natural reciprocity between cultures. Civilization, for all its claims of distinctiveness, is a vast amalgam of cultures. The difficulties of our social creeds and practices have arisen in great measure from our refusal to recognise this fact. […] But do away with the idea of proprietorship and vested interest, – and face the natural fact of the limitless interchangeableness of culture goods, and the more significant historical facts of their more or less constant exchange, and we have, I think, a solution reconciling nationalism with internationalism, racialism with universalism. But it is not an easy solution, – for it means the abandonment of the use of the idea of race as a political instrument […]. But we are in a new era of social and cultural relationships once we root up this fiction and abandon the vicious practice of vested proprietary interests in various forms of culture, attempting thus in the face of the natural reciprocity and our huge indebtedness, one to the other, to trade unequally in proprietary and aggressive ways » (The Philosophy of Alain Locke, op.cit., p.203) ; « The result would would be a world in which each local form of human life was the result of long-term ans persistent processes of cultural hybridization : a world, in that respect, much like the world we live in now » (« Cosmopolitan patriots », art. cité, p.619).
(49) « We carry our horizons with us » (Locke : « Epilogue », Cosmopolitan 1, june 1909, p.16). « Take your roots with you » (Appiah, « Cosmopolitan patriots », art.cité, p.622).
///Article N° : 13214

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