La Guinée Bissau a le triste privilège d’être l’un des plus récents Etats indépendants d’Afrique. Jusqu’en 1974, le pays vivra au rythme de la guerre qui opposera le PAIGC (Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert) créé en 1956 par le charismatique ingénieur agronome Amilcar Cabral, assassiné en 1973 au Portugal, puissance coloniale présente sur les lieux depuis 1446.
C’est dans ce contexte atypique de lutte de libération et de période coloniale que les premières ébauches de dessins caricaturaux, considérés dans le pays comme un art graphique mineur, s’invitent sous la pointe du crayon des frères jumeaux Manuel et Fernando Julio. Dès 1968, âgés de 11 ans, ces deux précurseurs, portés par leur génie juvénile, saisissent toutes les opportunités afin de faire étalage de leur talent singulier.
De la salle de classe au marché du coin en passant par la vie quotidienne du quartier et les terrains de football, tous les faits divers font escale au dos de leur cahier d’exercice progressivement transformé en album d’uvres caricaturales. Et cela dans un contexte où aucune expression caricaturale à caractère politique, ne serait-ce qu’à vocation humoristique, n’est admise par l’administration coloniale de l’époque.
Au lendemain des indépendances le PAIGC, parti unique, devient l’Etat. De 1974 à 1980, il établit un régime totalitaire communiste éliminant de facto ses opposants politiques internes. En novembre 1980 intervient le premier putsch de la jeune république de Guinée-Bissau. Les nouveaux dignitaires maintiennent l’étau autour du peuple et tous les pouvoirs demeurent confisqués. Jusque-là le paysage politique était resté tabou chez les jumeaux caricaturistes dont les thématiques n’auront évolué que sur le plan spatial. Les sujets évoqués, du quartier Bissau bédju (« Bissau ancien« ) où ils résident gagnent toute la capitale Bissau. Les dessins qui recoupaient jadis les évènements sportifs locaux s’étendent à toute l’actualité sportive nationale et internationale se déroulant sur le territoire national. Et c’est ainsi que lors des grands derbys du championnat national entre les deux équipes phares que sont Benfica et sa rivale Sporting, des noms hérités des têtes d’affiche du championnat portugais, les caricatures tiennent le haut du pavé. Les supporters des équipes de ces deux formations n’hésitent pas à les brandir lorsqu’elles leur sont favorables afin de déstabiliser l’adversaire.
Le support de diffusion des dessins caricaturaux a connu, lui aussi, un progrès fulgurant passant du cahier d’exercice aux encadrés des pages de Nô Pintcha un quotidien privé de la presse écrite nationale. Parfois, elles sont couchées sur des feuilles volantes de divers formats. Bien que de publication irrégulière du fait du marasme économique chronique que traverse le pays, ces journaux locaux consacrant un encadré aux caricatures inspirées de l’actualité du jour en première page, font exploser leurs ventes, triplant parfois le nombre d’exemplaires vendus. La qualité des caricatures imprégnées d’humour populaire, retient l’attention de nombreux lecteurs, particulièrement celle des analphabètes très friands de toutes les plaisanteries que véhiculent ces chefs-d’uvre satiriques.
D’autres quotidiens de la presse écrite nationale emboîtent alors le pas de Nô Pintcha, notamment Diarrio Bissau et Correio da Guine Bissau, ce dernier aujourd’hui disparu. Toutes ces rédactions consacrent dorénavant un encadré voire une page entière aux chroniques caricaturales à l’instar des journaux satiriques classiques.
Il a fallu attendre 1994, et la tenue de la première élection présidentielle multipartite confirmant l’avènement de la démocratie et marquant la fin du parti-Etat pour voir les frères Julio avoir les coudées franches et investir le terrain politique. La tendance affichée met à nu les frasques et les extravagances doublées de népotisme et de clientélisme auxquelles se livre la classe politique. Le tout est habillé d’un humour qui ne laisse guère indifférent.
Les autres indicateurs du pays, thèmes de choix pour les jumeaux, ne sont pas en reste : 3e pays le plus pauvre du monde (classement PMA) ; budget de l’État perfusé d’aide internationale (+80 %) ; fourniture d’électricité et d’eau hypothétique ; au moins 85 % des Bissau-guinéens vivent sous le seuil de pauvreté (moins de 1 dollar par jour) ; industrie quasi inexistante ; moins de 10 % de la population parle le portugais, la langue nationale ; passage difficile du pesos au franc CFA en 1998 avec la guerre civile induite en 1999, etc.
Cette prise de position remarquable des frères Julio, frisant avec la revendication du statut d’éveilleur de conscience collective, leur vaudra d’essuyer harcèlements, invectives et même des menaces de mort s’ils ne mettaient pas un terme à la production de ces caricatures jugées offensantes par les personnes concernées. Mais fort heureusement ces pressions n’ont jamais fait mouche. Ce qui traduit une certaine liberté de la presse installée de fait à l’époque.
Aujourd’hui, la caricature bissau-guinéenne a acquis ses lettres de noblesse. Elle constitue l’un des meilleurs supports de diffusion de l’actualité en particulier et de l’information en général, bien admise et très appréciée de l’opinion publique nationale.
À l’instar de la quasi-totalité des divers secteurs de la création artistique et de l’écrit, l’art graphique caricatural bissau-guinéen ne bénéficie d’aucun soutien : pas d’appui matériel, ni institutionnel encore moins financier. Les acteurs du secteur n’ayant jamais participé à un atelier d’échange artistique avec leurs homologues étrangers afin d’éprouver ou d’améliorer éventuellement leur technique. Hélas, c’est sur des efforts individuels isolés que repose la perpétuation de cet art. Aux frères jumeaux Julio, il est à redouter que les caricaturistes en herbe, dont le talent est avéré, ne puissent pas succéder, faute de soutien et d’encadrement.
Avec la participation exceptionnelle des caricaturistes Manuel et Fernando Julio///Article N° : 9089