Comment s’est imposé le dispositif scénographique ? Ce décor monumental est très impressionnant et fait surgir de nombreuses images.
Au théâtre le décor s’impose très tôt, car il faut que ce soit construit dans les ateliers. C’est très rare que la scénographie se développe avec les comédiens et au fil des répétitions. Je travaille depuis longtemps avec Olaf Altmann. La base de départ c’est toujours l’espace vide. Qu’est-ce qui est mieux que l’espace vide ? Car on n’a besoin de rien pour raconter une histoire
on regarde ensuite ce qui peut venir s’ajouter au plateau vide. Je cherche des scénographies toujours très sobres, très claires, épurées mais qui ont une grande force, qui saisissent le spectateur, l’impressionne même. Je voulais ici quelque chose qui rappelle le chantier. Ce trou devait donner l’impression qu’un morceau du pont pouvait venir s’ajouter à l’ensemble et je voulais que la scénographie permette plusieurs types d’interprétation : un chantier inachevé, un pont en construction, une prison, celle que nous avons dans nos têtes
un tombeau, l’enfer !
La réussite du dispositif, c’est la mise hors-champ d’Alboury et du chur sur le plateau même, le Noir n’est pas au centre dans la fosse d’orchestre comme on le met en scène souvent. Vous avez travaillé sur la marge et l’obscurité sur le plateau même, comme de l’intérieur, sans exclure justement Alboury de l’espace de jeu.
De toute manière, chez Koltès tous les personnages sont un peu exclus et c’est d’ailleurs ce qui est intéressant. Alboury est particulier, il a un grand secret. Mais ici Alboury est un chur et c’est le chur qui redéfinit l’espace. Ce n’est plus Alboury qui appartient ou non à la scène, c’est le chur qui circonscrit le plateau.
Les silhouettes du chur donnent l’impression de hanter le plateau, d’avancer comme des fantômes, les ombres des peurs qui guettent dans le noir.
Le thème des ténèbres et de l’ombre est très présent. Ce sont les peurs des Blancs. D’ailleurs cette pièce ne se joue pas forcément en Afrique, cela peut être en banlieue ou ailleurs. C’est une peur qui est fantasmée, qui se joue dans la tête des personnages et on pourrait aller jusqu’à dire qu’Alboury n’est pas vraiment réel. Il est l’expression d’un fantasme.
Comment s’est imposée cette idée de démultiplier Alboury en un chur à dix voix ? S’agissait-il de faire fusionner Alboury avec l’image des gardes ?
Pas au début, mais sur la fin il est vrai que les veilleurs rencontrent un peu la présence d’Alboury. L’idée du chur n’est pas partie des veilleurs, mais bien plutôt de l’intérêt de Koltès pour le théâtre antique et tout particulièrement la figure d’Antigone qui projette son ombre sur Alboury. la raison pour laquelle j’ai choisi de travailler sur un chur est vraiment le théâtre antique. Le personnage d’Alboury est un personnage-idée. Il représente surtout une surface de projection pour les autres personnages. Pour Léone, il est tout ce qui correspond au désir ; pour Cal et Horn il cristallise la haine. Il semblait plus approprié de convoquer dix comédiens pour ces raisons. Un individu, on peut l’aimer, on peut le comprendre, alors que là Cal ne fait pas l’effort de comprendre Alboury. Il s’agissait de montrer une masse que l’on ne cherche pas à comprendre. Dans le texte les veilleurs ne sont pas visibles, ils tuent Cal à la fin, alors qu’ils étaient là pour protéger le chantier. Un peu comme les dieux vengeurs qui retournent leur colère, c’est cette ironie fatale qui relie aussi la pièce au théâtre antique.
Votre mise en scène apparaît comme très décapante. Elle fait surgir le nerf de la pièce sans fioriture, dans une approche directe et assez brutale des relations. Et à mon sens lui rend sa force prophétique.
Cela ne m’intéressait pas de travailler sur la tradition, je voulais dépoussiérer la pièce et l’amener à dire sa modernité.
Vous avez construit la mise en scène en mettant Cal au centre de la pièce, en en faisant le durillon, le point focal, par la radicalité de sa présence animale d’abord, puis fécale avec l’allure d’une statue de boue, d’un mort-vivant sorti de terre. Avez-vous eu ce parti pris dès le début ? Saviez-vous que vous entraîneriez Stefan Konarske jusque-là ?
Je connais Stefan depuis longtemps, je savais que je pouvais l’emmener aussi loin et qu’il était capable d’apporter tout cela. Koltès poursuit des histoires différentes pour chaque personnage. Cal est au centre puisqu’il a commis le meurtre et surtout il subit des métamorphoses. Après la disparition de Toubab, il prend la place du chien, puis ressort couvert de merde et devient une sculpture, il prend la forme d’un personnage très archaïque. C’est tous les stades de la régression jusqu’au masque de singe, c’est comme s’il remontait les stades de l’évolution jusqu’à Néandertal. Léone est aussi intéressante. Elle vient en Afrique avec toute sa naïveté, ses désirs, ses rêves et elle en meurt. Elle connaît une fin amère, son histoire est tragique. Ce qui est important, c’est que les comédiens aillent au-delà de leur possibilité, qu’ils se montrent nus, qu’ils se mettent à nu, se dévoilent et prennent beaucoup de risque dans leur façon de jouer ; c’est ce qu’il y a de plus important au théâtre. Si on ne prend pas de risque, rien ne se passe sur scène et surtout on ne raconte rien. Et cela me rend triste, c’est l’état du théâtre bourgeois.
Vous avez déclaré que cette pièce, vous ne l’auriez pas montée comme cela en Allemagne
Je ne sais pas comment je l’aurais montée. Je n’étais pas obligé de me poser la question et je ne me la suis pas posée ! (Rires.) À Berlin, il n’y aurait pas eu de chur, car ce ne sont pas les mêmes problématiques. La question du vivre ensemble à Berlin ne se pose pas comme à Paris où la population est très mélangée. À Berlin, il y a très peu de Noirs.
Propos recueillis par Sylvie Chalaye – Paris, le 7 juin 2010
Remerciements à Sandrine Hutinet.///Article N° : 11692