Gare au théâtre a présenté Nous n’irons pas à Avignon – édition 2003 :

Le contre-festival qui va ailleurs !

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L’aventure de ce festival commença il y a déjà cinq ans à l’initiative du directeur artistique de Gare au Théâtre qui, tout en ayant la bonne volonté de vouloir organiser une manifestation estivale en région parisienne constatait qu’il n’y avait personne (ou presque) pour la faire vivre (comme le confiait Mustapha Aouar lors de la conférence de presse), car au mois de juillet… toutes les compagnies étaient à Avignon ! De plus, pour ce qui concerne le public, tout le monde n’a pas la possibilité de migrer au Sud…
Voilà comment l’idée fut lancée, soutenue avec enthousiasme, au fils des années, par des compagnies franciliennes qui portent un attachement particulier à cette manifestation off du off d’Avignon : des liens se tissent et l’ambiance détendue qui y règne est le cadre idéal pour présenter son travail loin du stress et de la logique marchande du festival d’Avignon ; pour certains, ça devient même un moment privilégié d’échange, de partage où l’idée même de compagnie, entendue comme lieu  » clos « , est mise en question par l’étroite confrontation et l’apport des démarches artistiques des autres.
Déjà, lors de l’édition 2002, l’idée d’inviter des compagnies qui vivent et travaillent en Afrique avait émergé, mais confrontés aux difficultés logistiques (obtentions de visas…), les organisateurs avaient dû renoncer au projet.
C’est ainsi que l’on est arrivé à l’édition 2003, dont la devise était « Tous en Afrique », car, enfin, cinq compagnies venues du Congo, du Bénin, du Cameroun, de la Côte d’Ivoire et de Tunisie ont été accueillies en première partie de la programmation du festival – autant de créativités différentes présentées au public français.
Jolie surprise que ce festival ! Après la manifestation présentée au Théâtre International de langue française avec Suite Africaine en mai-juin dernier, le théâtre africain fut ainsi encore à l’honneur sur les planches françaises !
Il nous semble découvrir là un théâtre africain (ou plutôt des théâtres africains) prospère, résolument créatif et protéiforme.
C’est d’abord un théâtre ancré dans l’actualité, engagé, politique, notamment Imonlé présenté par la compagnie béninoise Agbo-N’koko et M’appelle Birahima par la compagnie ivoirienne N’Zassa adaptée du roman Allah n’est pas obligé de Ahmadou Kourouma.
Sur les planches, c’est l’Afrique qui se questionne, qui s’interroge sur la violence qui la transperce d’un bout à l’autre du continent, ses propres fautes, son histoire passée et actuelle (colonialisme, corruption, tribalisme, dictature, complots, coup d’Etats, détournements…).
Dans M’appelle Birahima, nous suivons ainsi la trajectoire tragique de Birahima, enfant que le destin a amené à devenir orphelin puis small soldier dans les sales guerres qui enflamment les « Républiques » de Liberia, et de Sierra Leone. Pièce d’une brûlante actualité, à l’heure où Monrovia, capitale du Liberia, est assiégée à nouveau par les rebelles hostiles au régime du président Charles Taylor.
L’enchaînement serré, rapide des événements et des scènes (encadrés très drôlement par le  » thérapeute lexicale « , et  » souffleur des circonstances  » qui accompagne le récit à la première personne de Birahima) confère au texte une force vivante soutenue par cinq excellents comédiens.
Dans Imonle (qui signifie « lumière » en langue yoruba), présenté par la Cie Agbo-N’Koko du Bénin, en trois temps distincts et entremêlés, la parole maîtresse surgit en force pour retracer une mémoire, une histoire, pour dénoncer un oubli, surtout pour percer un silence et crier sa révolte. La parole, qui passe de la bouche d’un comédien à l’autre comme un témoin précieux, nous conduit d’abord aux frontières lointaines des légendes yoruba du masque guélédé, du royaume d’Ife ; nous transporte ensuite, dans l’évocation et la réappropriation d’une histoire usurpée, au Congo de l’année de l’indépendance pour nous faire assister au court, trop court et tragique passage politique de Lumumba, et à la parole d’autres hommes qui ont lutté pour la dignité de l’homme et la justice, tels que Martin Luther King, Thomas Sankara, Aimé Césaire, Gandhi, Nelson Mandela, pour atteindre enfin une portée universelle, qui touche tout homme quelque soit son origine, lorsqu’elle nomme les drames subis non seulement par les peuples africains mais aussi par les Juifs, les Tziganes, les Arabes… Cette parole se fait cri au nom des tous les opprimés de la terre.
On passe presque  » magiquement  » d’un registre à l’autre : d’une part la parole du conteur (pluriel) qui guide et « provoque » dans l’histoire des mouvances, des cassures, des retournements de situation qui dévient le cours de la trame et changent sa direction ; d’autre part la charge émotionnelle du chant qui s’élève, qui souligne, qui tempère. Ce glissement imperceptible et cette mixture subtile d’éléments complémentaires font toute la particularité de la pièce.
Mais on croise aussi, et avec bonheur, la dramaturgie africaine « qui donne rendez-vous ailleurs » selon l’heureuse formule de Kossi Efoui : c’est bien le théâtre de Dieudonné Niangouna et son spectacle Intérieur/Extérieur (Cie les Bruits de la Rue du Congo Brazzaville) qui nous amène dans un espace indéfini, large, dilué et en un temps fragmenté de rêves cassés et d’excès de violence.
Histoire singulière d’un homme, sans nom, parti sur la route  » fuir les lois tordues et la tyrannie des géants, […] fuir le corps qu’il détestait dans la femme qu’il aimait… Fuir quel verbe lâche ! Mais demeurer, être là, boxer le temps qui fait sale et forcer la vie à être  » (1).
Mais son histoire n’est pas non plus définie à priori – au début de cette histoire qui refuse de s’appeler ainsi, nous retrouvons les traces de sa mort : dans une pièce abandonnée juste une chemise criblée de balles, des pantoufles d’Amsterdam, une robe en soie beige, une bouteille cassée de rhum….
On remontera, par cassures, son parcours, mais même en commençant par la fin, on ne suit pas une ligne droite, les pistes se brouillent : ses stations, ses  » dérives  » présumées, les conversations (réelles ? reléguées dans un passé lointain ?) avec une prostituée qui essaie désespérément de le convaincre à se faire aimer ( » J’attends un homme qui est là en face de mes sens et qui en me traversant de partout, oublie de prendre la direction de mon coeur qui l’attend au carrefour  » (2)) surgissent et se mêlent aux rumeurs qui circulent sur un fugitif qui est recherché par la police, le piège se reserre autour de cet outsider, ce rêveur sans nom qui crache sa hargne, sa révolte contre le monde et le système, dont les « larmes auraient creusé le désert  » (3), finalement interrogé et torturé à mort : est-on bien sûr que l’histoire qu’on veut lui faire avouer, qui se tisse autour de lui et malgré lui, lui appartienne vraiment, soit sa propre histoire ?
Rien n’est moins sûr !
Dans la salle de théâtre, l’inquiétante « enquête » déglinguée (menée dans les divers registres d’une langue tourmentée et délirante, pétrie d’éléments obscènes et cauchemardesques) prend forme grâce à un mise en scène talentueuse et une scénographie sobre et soignée : les quatre comédiens bougent dans un espace coupé entre la route symbolisée par deux longues rangées de bougies, deux poteaux en bois unis par des fils et quatre chaises (les stations de péripéties), un vieux pneu usagé et un joli tapis blanc où la seule femme ira se recueillir.
Sur tout un autre ton, la danse fait aussi son entrée au festival avec le spectacle L’âme de la danse de la Cie Phenix du Cameroun : nous voilà plongés dans un univers féerique où le conte accompagne de très près la gestuelle des corps.
Grâce au pouvoir de la danse retrouvée, le destin ingrat d’une jeune fille se transforme rapidement en happy end. La fluidité des tableaux dansés accompagne les différentes étapes du conte. Un mélange harmonieux se fait entre danse africaine et des figures typiques de la capoeira. La danse se fait ainsi métisse : du Brésil revient la danse créée à l’origine par les esclaves africains (une lutte qui veut tromper l’esclavagiste en se camouflant sous les apparences d’une danse, un entraînement à casser les chaînes, à retrouver la liberté, sa dignité, sa force, qui prépare au retour…).
Dans l’émouvant spectacle Parlons-en en silence présenté par la Cie du Théâtre El Hamra de Tunisie, fruit d’un atelier théâtral qui s’est tenu au Centre arabo-africain de formation et recherche théâtrale de Tunis, les comédiens évoluent d’abord dans le vestibule puis dans la grande salle du théâtre, tandis que nous prenons place, scrutent le hangar, chacun portant des valises,… Nous les suivrons dans un voyage… mais l’avion crashe et les survivants tentent, tout au long de la pièce, de comprendre le sort qui les attend, où ils ont atterri, qui sont leurs compagnons d’infortune… une femme accouche d’un enfant mort né, son cri de mère meurtrie s’élève, sa folie ouvre la voie aux cris et aux interrogations déchirantes des autres. Face à l’inconnu, des suspicions et des haines sans fondement se forment, tempérées par quelques contes drôlatiques autour de la mort qui rendent la nuit moins sombre…
La préservation de la langue arabe dans une grande partie des chants et des monologues laisse une grande liberté d’interprétation au spectateur qui peut ajouter sa parole, intervenir activement et donner libre cours à son émotion.
Un projet qui rapproche, à travers l’art, des aires qui, tout en se côtoyant, restent invariablement séparés.
Mais le festival fut aussi marqué par les grèves des intermittents de spectacle qui venaient juste de commencer. A l’accueil du théâtre, un espace était aménagé où les artistes franciliens (invités à jouer au festival) proposaient une information sur ce statut et son projet de réforme, une revue de presse était mise à jour au quotidien, de petits débats, de petits cercle se formaient, la réflexion se partageait, s’écoutait, s’échangeait.
Plus que jamais le titre de la manifestation sonnait ancré dans le vif de l’actualité !
Pour les compagnies africaines, solidaires de leurs collègues français, la façon de les soutenir fut de décider de jouer, de prendre la parole : il aurait été dommage de ne pas profiter de l’occasion pour faire entendre sa (ou plutôt : ses) voix (4), d’autant plus qu’en Afrique, ils sont bien loin de pouvoir bénéficier d’un tel statut.
« Tous en Afrique »…
C’est ainsi qu’alors que de toutes nos forces, de tous nos désirs, de toutes nos surprises nous nous plongions dans les tissus, dans les toiles du récit, du jeu du théâtre, il nous arrivait d’entendre le bruit du train qui passait jusqu’à côté et qui nous rappelait que, enfin, nous étions toujours là, encore à Vitry-sur-Seine, et que le dernier Rer nous attendait …

1. Dans le texte Interieur/Exterieur (Version sur la route) de Dieudonné Niangouna
2. Ibidem
3. Ibidem
4. A titre d’exemple, voir un extrait du texte de metteur en scène Dieudonné Niangouna apparu dans « Le P’tit Journal » (N° 1 du 8 juillet 2003), journal édité et diffusé sur place gratuitement par Gare au Théâtre lors de la première semaine de la manifestation : « […] je joue parce que le silence n’est pas d’or mais il dort je joue parce que peux pas fermer mon cul gueule je joue perce qu’on ne fait pas taire un tam tam kongo je joue pour que la pensée soit debout et non à genoux les mains sur la tête je joue parce que suis un mercenaire de l’art vu qu’il y a trop d’assassin de vie… »
///Article N° : 3026

Les images de l'article
agbo n'koko - pièce "Imonlé"
agbo n'koko - pièce "Imonlé"
M'appelle Birahima" présentée par N'zassa Théâtre
spectacle Intérieur/extérieur de la Cie Les Bruits de la Rue du Congo
spectacle Intérieur/extérieur de la Cie Les Bruits de la Rue du Congo





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