Haïti joue Shakespeare

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Tentons une question anodine : pourquoi cela ne change-t-il pas ?
Haïti campe son drame, sa tragédie. Ce n’est pourtant pas la guerre, dans l’ancienne Perle des Antilles du temps de la colonie, mais quand les morts sont comptés par cent par mille on y songe. La « guerre », oui, on y songe et on ose à peine ne pas y croire. Quand on vit le calvaire des balles, la violence, les menaces et qu’on voit les cadavres peupler le béton armé des rues, on ose à peine faire la différence. La « guerre » oui. Quand on s’éloigne de tout ça, et que le recul nous soulage, nous réconforte, on analyse et on tâte et re-tâte le vrai, le faux, on saute du général trop rassurant au particulier désaxant, trouble et insuffisant. On fait la part des choses. Mais quoiqu’on en déduise, le drame haïtien reste une guerre étouffée. L’étau se resserre toujours entre bandes armées : gangs, milices disparates, policiers nationaux et extra-nationaux. Des ghettos se referment. Des murs sont montés. Des armes et des armes visiblement nombreuses assurent un vibrant concert et surtout tuent. On les imagine arriver facilement par les frontières de la République Dominicaine ou par la mer. Des armes arrivent sans uranium et sans puits de pétrole pour les payer. On ne comprend pas trop pourquoi. Même si c’est prouvé : Haïti est un pont facile pour le transit de la drogue entre la Colombie et les Etats-Unis. Des menaces, des morts sauvages et brutales grossissent l’angoisse. Des élections sont prévues pour la fin de l’année (présidentielles et régionales) d’octobre à décembre. Mais la population essuie ses pertes, compte quotidiennement ses morts (un millier de morts et 200 millions de dollars de dégâts matériels, bilan des six premiers mois de l’année 2005) et attendent peureux, encore plus de victimes, encore plus de morts. Des morts, des cas de criminalité flagrante. Et les jours de terreur se suivent.
Alors tentons une question anodine : pourquoi cela ne change-t-il pas ? Cela n’a jamais changé. Au contraire, d’année en année tout s’aggrave. Pourquoi cela changerait-il jamais ? Comme les prophètes de malheur ou visionnaires bénins le prévoyaient, monsieur Colin Powell et Monsieur Dominique de Villepin, à l’époque distinctement porte-parole des Etats-Unis et de la France, la situation est bien chaotique après le départ de l’ex-président Jean Bertrand Aristide. Contesté par la population à partir de l’année 2003 suite aux fraudes électorales et aux crimes politiques de plus en plus difficilement supportés (dont celui du journaliste agronome Jean Léopold Dominique), Monsieur Aristide était un beau tyran aux lèvres sirupeuses, qui gardait une image de rédempteur pour une part non négligeable de la population. Mais ses lèvres de prêtre aux allures douces et gentilles cachaient des dents bien aiguisées pour ronger les plus désespérés. Il s’est servi de leur crédulité, de leur foi en lui (on est bien en Haïti où Dieu existe partout, 95 % des Haïtiens sont plus ou moins croyants). Aristide a profité du terrain balisé de la religiosité pour amadouer, corrompre toute une frange de la population dans les zones les plus sensibles, précisément dans les bidonvilles où il jouissait d’une grande influence. Il a réuni des groupes dans ces quartiers, des groupements politiques, allant d’une dizaine à une centaine de personnes, dénommés O.P. (Organisations Populaires), les a armés pour les utiliser à ses propres fins. Démasqués par le reste de la population, ces faux membres d’O.P. sont vite affublés d’un autre pseudo : Chimè, (être an chimè en créole haïtien, c’est être en colère et capable de tout) en raison de la terreur qu’ils ont semée au sein même de leur propre quartier. Une nouvelle milice venait de remplacer celle des Duvalier, les tristement célèbres « Tontons macoutes ». Ils (les chimè) étaient capables de tout, la milice civile d’Aristide assiégeait les rues, se livrait à toutes sortes d’exactions, le pillage, le viol et à leur côté, pour rendre encore plus sinistres leurs crimes, armaient des enfants.
Aujourd’hui encore, ces actes de banditisme continuent à être perpétrés par ces mêmes groupes qui s’ajoutent à d’autres bandits : tous profitent d’une situation instable, sous un gouvernement de facto nommé par la société civile pour préparer de nouvelles élections, après le départ d’Aristide exigé par la population et encouragé par l’Onu, la France et les Etats-Unis. Haïti souffre encore et toujours d’un banditisme alarmant, les pratiques malveillantes se multiplient et les assaillants, comme pour prouver leur ascendance, se livrent maintenant à une pratique toute nouvelle qu’orchestrait Aristide lui-même : le kidnapping. Des individus de tout rang, de tout groupe social sont kidnappés et les ravisseurs exigent des sommes hallucinantes, de 50 à 200 000 $ sous menace de mort. Et souvent, même la remise de la rançon exigée n’empêche pas les bandits de torturer et d’éliminer leurs otages. Le cas de Jacques Roche, qui a soulevé une profonde indignation, en juillet dernier, en est un des plus frappant. Jacques, connu par tous dans le milieu intellectuel, artistique et militant, poète journaliste, a été kidnappé un samedi matin alors qu’il venait de jouer au foot aux alentours de Lalue son quartier d’enfance. Menotté, torturé, il a été lâchement abattu de six balles en dépit du fait que ses amis et parents s’étaient cotisés et avaient réussi à faire parvenir 10 000 $ aux ravisseurs qui en avaient réclamé beaucoup plus.
Haïti joue sa perte. Ceux qui ont moins de trente ans – c’est-à-dire 70 % de la population – n’ont vécu qu’inconstance et instabilité. Années scolaires perturbées, études bâclées. A chaque époque, ses turbulences, ses troubles, ses branle-bas. Tout peut arriver à n’importe quel moment et couper tout acte infime de progrès, empêcher toute activité, entraver toute circulation, obstruer toute petite lueur d’espoir, oblitérer tout lendemain, ankyloser toute démarche. Quand ce ne sont pas des coups d’Etat ce sont les élections américaines qui défient de sortir. Rien que cela, rien que les élections américaines peuvent générer des troubles et envenimer la vie haïtienne. Juste en attendant de savoir si c’est un Démocrate ou un Républicain qui se penchera peu ou prou sur la cause du « monde haïtien ». Alors que la preuve est faite, le grand loup blanc américain ne s’en fait qu’à son poil. De Monsieur Clinton à Monsieur Bush la différence est peu probable. La violence trame toujours. On dirait, par habitude. Quand ce n’est pas la sœur d’un président qu’on agresse, c’est son ami, son agent de sécurité ou son conseiller qui se fait descendre. Et une semaine de troubles annoncés. Aujourd’hui, on ne sort pas sans se demander si on va pouvoir rentrer sain et sauf. Aucun jour ne passe sans la musique accélérée du rythme cardiaque. Car toutes les scènes d’horreur sont possibles.
Nous sommes dans un dédale inextricable. Et Haïti joue sa perte en continuant à tuer. Ce n’est pas encore fini. Les trois coups ont ouvert la voie à notre tragédie Shakespearienne. La trame s’annonce digne d’un Titus Andronicus (1). On finira tous, on doit tous finir. On doit tous y passer. On doit tous payer. Payer quoi ? Payer pourquoi ? Pour avoir vécu sûrement. Vaguement dit mais sitôt déduit sitôt accepté. On a tant vu de têtes coupées et tant d’autres violences innommables. On mourra tous alors. Comme un Gouverneur de Rosée (2). Juste pour avoir respiré mille fois. Juste parce qu’on a un pays. Les Palestiniens meurent pour l’inverse. C’est absurde.
On peut partir seulement une semaine, un mois, au retour, tel ami est mort, tel amour s’est fait descendre. Tel bureau n’existe plus. Tel marché public s’est fait incendier. Si on part un an ou deux, quels autres amis, combien d’amours ? Et combien de bureaux à reconstruire, de choses à refaire, dans un pays où tout est déjà à refaire. Un pays en ruines déjà condamné à se mettre dare-dare en chantier. Et comment effacer, accepter. Tout effacer, tout accepter et continuer à progresser, à avancer, en survolant les rues impossibles, en frayant les semaines incertaines, en esquivant les balles, en évitant les quartiers chauds ? Alors on pense tous, ou presque tous, à partir loin de tout ça. Tous ceux qui ont vingt et trente ans en tout cas. A vingt et trente ans ils peuvent encore rêver mieux. Mais vu leur nombre et avec leurs vingt et trente ans ils représentent l’âme vive de cette population. Si tous partent, si tous pouvaient partir, quel pays laisseraient-ils derrière eux ? Et comment partir aussi avec tout ça sur le cœur ? Tout ce merdier dans la tête. Y en a qui le font mais eux aussi comme les autres savent bien qu’ils sont et seront responsables, tous responsables. Là-bas, ils se le diront longtemps. Responsables oui et cela les ronge. Ailleurs ils respirent à peine, vivent à bout de cœur, avec le sentiment d’avoir lâché un ami, un amour, tout un pays en détresse. Alors ils reviennent (ceux qui rarement ont le courage et l’amour de le faire) abasourdis devant tant de bêtises accumulées et de haines amplifiées car le pays devient plus dur, il n’est en rien ce qu’il était avant. Il était mal mais il a sombré encore plus. Alors, il leur reste encore quelques bonnes années de rodage, avant de tout comprendre, de s’engager pour tout remettre en route. Et… re-patauger dans la merde et s’y perdre, s’y étouffer.
Bienvenue donc chez nous aussi au grand spectacle mondial des guerres déclarées et des médias exorbités. Malgré tant de redondances et de publicités, nous savons que notre spectacle est déjà bien en vue. Nous sommes convaincus qu’il gagnera forte assistance. C’est bien de Shakespeare notre contemporain (3) qu’il s’agit. On ne risque pas de déplaire dans un monde assoiffé de guerre et sang. Nous répondons bien aux critères des pays à la mode dans les rubriques des gros médias. N’est-ce pas que nous jouons Shakespeare aussi bien que l’Irak ou la Palestine ? Ou encore mieux, le Soudan ? Nous arrivons régulièrement comme vous le voyez et en un temps record avec nos tas de décès nécessaires. Nos négociations foutues. Nos catastrophes régulières. Nous offrons assez bien nos bandes d’images convaincantes. Quatre mille morts au total en 2004 l’année de notre Bicentenaire. Cela mérite bien d’être ovationné, et même au vin rouge et au champagne. Et nous avons même un public fidèle qui ne demande qu’à nous suivre. Nous avons l’ONU. Elle nous connaît bien l’ONU. Maintenant nous sommes de vieilles connaissances. Elle repart et revient, elle rentre quand et comme elle le veut chez nous. Et quand elle est là nous veillons bien à ce qu’elle y soit bien à son aise. Elle prend sa place et joue son rôle d’assistance. Elle applaudit quand il faut l’Onu. Elle rit et se tait comme il faut l’Onu. Comme bonne « spectre-actrice », elle connaît les habitudes du jeu. Quand c’est la fin, quand c’est l’ultime, quand c’est le noir elle se lève et vide tout simplement les lieux. Mais c’est vrai. Elle revient toujours quand il y a du spectacle. Elle est notre fan fidèle, inconditionnelle. Nous veillons toujours à ce qu’elle soit bien traitée. Nos plus belles plages et nos plus belles têtes d’hommes et nos plus belles têtes de femmes sont toujours disponibles pour elle. Nos belles maisons lui sont dédiées pour ses innombrables bureaux et nos rues lui sont ouvertes pour laisser rouler, hennir, ses honteuses voitures. Même si nous savons très bien que ce sera à nous de payer les pots cassés quand nos dettes impayées prendront le large dans la caisse des grosses banques internationales.
Haïti a elle-même campé son drame. Le pays a toujours été dirigé par des gouvernants impotents. Inertes, impassibles devant des conflits permanents nés de problèmes cuisants qui durent depuis plusieurs décennies et qui résultent de l’incapacité à réhabiliter quatre à cinq millions d’affamés et d’indigents sur une population de huit millions d’habitants environ sans compter les deux à trois millions vivant en terres étrangères. Rendre à ces gens dignité d’homme et de femme par le travail, l’éducation, et même une chiche possibilité de répondre à des besoins substantiels n’a jamais été la préoccupation d’une gouvernance. Aucun gouvernement contemporain haïtien ne s’y est jamais penché, se contentant de manœuvres politiciennes (corruption des masses, propagande, populisme) pour garder le pouvoir. La débrouillardise financière, le sauve-qui-peut personnel, dépassant tout projet collectif.
Haïti purge sa tragédie. Elle n’a pas fini de jeter ses restes dans les eaux des Gonaïves (trois mille morts environ – septembre 2004 lors du faible passage de cyclone Jeanne) qu’elle s’occupe désormais à compter ses corps fusillés, décapités, brûlés (près d’une centaine de morts dans l’incendie criminel du Marché Tête-Bœuf – juin 2005). De violences anodines nous sommes passés à de la violence organisée, elle est mise en scène, elle est programmée et même se médiatise effroyablement. Des attaques d’hommes lourdement armés peuplent les journées. Le sang doit continuer à couler. Tout le monde devra y passer. Et l’ONU est présente. Elle est présente avec près de huit mille hommes – 7400 au total. Des spécialistes mondiaux de la sécurité, des organisateurs mondiaux de la paix sont là pour assister Haïti dans sa perte continuelle, armes au poing, affublés de leurs casques bleus comme le ciel ce lointain inconnu, et se reconnaissent difficilement dans la gestion de cette crise. Mesdames, Messieurs. Messieurs, Mesdames. Bonsoir. Haïti joue Shakespeare. Scène éclectique, mirage technologique pour décor tropical en plein hiver. For good contemporan theatre, mer agitée sur fond de cyclo lumineux et du sable blanc au proscénium. Et sur scène éclai-rage couleur pourpre sur tous les acteurs qui au bout de ce drame vont tous y passer. C’est bien du Shakespeare ? Et, dans le rang des premiers sièges réservés : les Etas-Onus ! La tumeur s’enfle, la fracture gonfle. Et comme à son habitude L’Onu observe. L’Onu assiste. L’Onu laisse faire. Et quand le spectacle prendra fin ce sera à nous de ramasser les restes et de colmater les brèches et en nous et en nous seuls s’éterniseront les grandes douleurs. Et nous et nous seuls n’aurons pas d’ailleurs où nous en aller.
Haïti se consume. Haïti consomme son dénouement. Les Haïtiens de Port-au-Prince, la capitale de 2 500 000 habitants construite pour en abriter seulement 400 000, désormais partagent avec les Occidentaux une nouvelle pathologie, ils la surnomment le STRESS (ceux de la province restent quiets, paisibles). A longueur de journée et avant de dormir ils ressentent les spasmes, quand les balles crépitent, font bouillir le ventre et leur font se demander : quel ami, quel amour va se retrouver bouche béante à la morgue ou jonchant le grand chemin ?

1. Tragédie historique la plus sanglante de Shakespeare.
2. Gourverneurs de la rosée titre d’un roman célèbre haïtien traduit dans trente langues et écrit par Jacques Roumain.
3. Livre du même titre écrit par un éminent critique anglais John Cott et préfacé par Peter Brook.
Né et vivant à Port-au-Prince (Haïti), Guy Régis Jr. auteur, metteur en scène, vidéaste, fondateur et animateur du collectif Nous Théâtre Association. Ses pièces souvent politiquement engagées sont jouées à Port-au-Prince dans les théâtres, à l’université comme dans les rues, sur les places publiques et tout autre lieu de grande audience en Haïti. Et en Europe : au Théâtre national de Belgique, au Festival international de Liège et en France les 7, 8, 9 octobre 2005 aux Francophonies en Limousin, invité par Patrick Le Mauff le directeur sortant de ce 22eme festival de Limoges.///Article N° : 4051

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