Des années vingt aux années cinquante, Harlem a offert aux danseurs noirs de nouvelles scènes pour imposer leurs talents et permettre le plein épanouissement du tap dance
C’est à Harlem, dans l’entre-deux-guerres, que les claquettes, cette danse populaire, fusion américaine de traditions africaines et européennes, connaissent leur âge d’or, dans un contexte d’effervescence musicale et artistique qui ignore la prohibition et la grande dépression. Jusque-là, les claquettes avaient eu pour terre d’élection le Sud des Etats-Unis où elles étaient nées. Dans les villes, elles étaient souvent dansées au coin des rues par des amateurs en quête de quelque argent. Les jeunes Noirs en acquéraient les rudiments sur le tas et démontraient leur talent à l’occasion de « challenges ». Les plus talentueux étaient recrutés pour jouer les piccaninnies sur le circuit du vaudeville noir, dans le sud avec le « Toby » (1) et dans le nord-ouest dans les théâtres indépendants. Ce fut le cas du jeune Bill Robinson, avant que son immense talent ne lui vaille d’obtenir le premier solo noir (2). Les meilleurs étaient également embauchés pour meubler les intermèdes dans les revues. Puis, à mesure que les genres du ménestrel (3) et du vaudeville déclinaient, les danseurs de claquettes se mirent à obtenir de vrais numéros dans les spectacles noirs.
Tout comme le jazz, les claquettes arrivent à New York avec les migrants du Sud, durant les années 1920. Le quartier de Harlem est alors en pleine transformation : ancien havre résidentiel blanc, il se met à accueillir les habitants noirs de Midtown puis les travailleurs noirs du Sud du pays. Au lendemain de la crise, il se transformera en ghetto sous l’effet d’arrivées continuelles et de la dégradation de l’habitat. Mais, pendant les années 1920, Harlem est encore ce lieu privilégié où naît le « New Negro » émancipé de l’héritage de l’esclavage, ce lieu « d’où le Nègre peut jeter sur le monde un regard plein d’audace » comme l’a écrit Roy Ottley.
Comme les autres arts, les claquettes y connaissent leur « renaissance ». Harlem offre des scènes nouvelles à des danseurs noirs jusque-là cantonnés aux rôles de bouffons et permet le plein épanouissement d’une danse restée longtemps routinière. Dans les grands clubs et les music-halls créés à l’âge du jazz, un « tap dance » aux rythmes et aux pas inédits s’impose grâce au style et à la personnalité de quelques danseurs. Bill Robinson, inventeur de la danse de l’escalier, puis les Nicholas Brothers, les Berry Brothers, ou encore Buck and Bubbles, les premiers à utiliser la syncope, donnent à voir et à entendre chaque soir des danses éminemment complexes, souvent d’une rapidité fulgurante. Pour plaire au public, ils jouent sur la parodie, la surprise et, pour quelques-uns, l’acrobatie – les sauts, jetés, et grands écarts des Nicholas Brothers, que l’on peut voir dans Stormy Weather, laissent le souffle coupé (4).
Paradoxalement, c’est dans des lieux possédés par des Blancs, tel le légendaire Cotton Club situé au coin de la 142ème rue et de Lenox Avenue, et devant un public blanc que les claquettes connaissent leur apogée. Elles séduisent les habitants du bas de la ville venus s’encanailler uptown au son du jazz. Les danseurs noirs ont-ils été contraints de modifier leur style pour plaire à des Blancs à la recherche du dépaysement ? Ce n’est pas sûr. À Harlem, les meilleurs parviennent à enterrer l’image d’amuseurs qui leur a longtemps collé à la peau et s’imposent comme des figures de l’élégance et de la subtilité. Les « class acts », tel celui dansé par Coles et Atkins, caractérisés par la précision du son, la lenteur du rythme et des tenues impeccables, établissent enfin les claquettes comme un art digne de respect (5). Mais cette recherche de l’élégance n’était-elle pas aussi une concession aux codes blancs ?
À Harlem, le Hoofers’ Club est le seul lieu où les danseurs peuvent donner libre court à leur art, hors du circuit commercial et loin du regard des Blancs. Ce lieu mythique n’est autre que l’arrière-salle d’un bar de pari situé à côté du célèbre théâtre Lafayette. Des années 1920 à la fin des années 1940, il fonctionne comme lieu de répétition pour les « hoofers (6) » et comme pépinière de la génération suivante. Les plus confirmés achèvent d’établir leur excellence en faisant admirer leurs derniers pas. Les débutants y apprennent, eux, à rude école : improvisation, interdiction de reproduire et recherche de la nouveauté sont les règles à respecter pour être acceptés dans ce club très fermé.
Depuis le début des années 1920, Broadway accueille également les claquettes dans les revues, tels Shuffle Along, Ziegfeld Follies,ou Blackbirds qui connaissent de grands succès. Bill Robinson et les Nicholas Brothers y tiennent régulièrement le haut de l’affiche. Mais la plupart des danseurs y restent cantonnés aux rôles classiques du ménestrel. Au lendemain de la crise, la plupart des théâtres de Broadway ferment. Certains artistes tentent leur chance à Hollywood dans l’industrie cinématographique alors en plein essor. Grâce aux comédies musicales qui y sont produites, un large public de classes moyennes blanches peut découvrir les claquettes explosives de Harlem. Mais Hollywood utilise les scènes de claquettes comme de simples intermèdes, contraint les danseurs noirs à endosser des rôles infantilisants et refuse de les intégrer pleinement à l’intrigue. Bill Robinson, le seul danseur noir à se voir offrir de vrais rôles, doit accepter d’incarner un Oncle Tom toujours souriant aux côtés de la jeune Shirley Temple. En coulisses, les Noirs jouent pourtant un rôle essentiel : ils doublent, pour la bande-son, les pas des danseurs blancs.
Au début des années 1950, l’âge d’or des claquettes touche à sa fin. Les clubs de Harlem ont cessé d’engager des « tap dancers » et Hollywood a fini par se lasser. L’adoption d’une taxe fédérale sur les salles de danse a conduit à de nombreuses fermetures et les danseurs de claquettes ont bien du mal à placer leur pas sur la musique syncopée du be-bop (7). Il faudra attendre la fin des années 1970 pour que les claquettes se fassent à nouveau entendre, grâce au retour sur scène d’anciens « hoofers » et à la transmission de leur savoir à une nouvelle génération de danseurs, plus blanche et plus féminine qu’auparavant.
1. Surnom de la « Theatre Owners’ Booking Association » ou T.O.B.A., également appelée « Tough on Black Artists »
2. James Atkins, N.R. Mitgang, Mr Bojangles : The Biography of Bill Robinson, New York, W. Morrow, 1988.
3. Au 19ème siècle, ce genre mettait en scène des acteurs blancs grimés, parodiant des personnages noirs stéréotypés. Peu à peu, des acteurs noirs y trouvèrent leur place, à la condition qu’ils portent eux aussi le masque noir.
4. Constance Valis Hill, Brotherhood in Rhythm : The Jazz Tap Dancing of the Nicholas Brothers, Oxford, New York, Oxford University Press, 2000.
5. Marshall Winslow et Jane Stearns, Jazz Dance. The Story of American Vernacular Dance, New York, DaCapo Press, 1994.
6. « Hoof » signifie sabot. Les danseurs considérés comme les plus brillants se voyaient accorder par leurs pairs le titre de « hoofer ».
7. Jacqui Malone, Steppin’ on the Blues. The Visible Rhythms of American American Dance, Urbana, University of Illinois Press, 1996.///Article N° : 7141