En amont du colloque Rencontre sur les chapitres oubliés de l’histoire de France le 14 novembre prochain à Paris, la politologue et initiatrice de l’événement, Françoise Vergès, souligne la nécessité de transcender l’oubli, autour des traces contemporaines de la colonisation française.
Combien d’entre nous se souviennent de l’insurrection de 1947 à Madagascar qui fit des milliers de morts, les insurgés torturés, emprisonnés, jetés du haut des avions, les populations terrorisées, et qui laissa des traces durables dans la société malgache ? De la solidarité de Français avec les insurgés malgaches ? De la charge par la police d’une manifestation pacifique place de la Nation le 14 juillet 1953 qui entraîna la mort de sept jeunes ? De la grande insurrection de 1871 en Kabylie écrasée brutalement (tueries, milliers d’hectares de terre saisies, amendes imposées aux tribus des insurgés) et l’exil d’Algériens transportés dans les mêmes bateaux que les Communards vers la Nouvelle-Calédonie ? De l’insurrection de 1878 en Nouvelle-Calédonie sous la conduite du chef Ataï sévèrement réprimée (massacres, saisie des terres des insurgés), répression à laquelle participèrent des Communards et des exilés Algériens ; du fait qu’Ataï fut décapité et sa tête envoyée au Muséum d’Histoire naturelle ? De l’Aryanisation des biens juifs en France pendant la période 1940-1944, prélude à la Solution finale, qui autorisa la saisie des biens mobiliers de familles françaises juives pour les remettre à des Français « aryens » ? De la défenestration dans la nuit du 14 novembre 1983 du jeune Algérien, Habib GRIMZY, par trois légionnaires pour des raisons racistes ? Des camps insalubres où le gouvernement français mit les réfugiés indochinois en 1956 ? Du destin brisé d’enfants métis indochinois arrachés à leur terre natale et envoyés brutalement dans des orphelinats en France ? Du sort des 20 000 Vietnamiens requis de force en 1939 et envoyés dans les usines françaises ? De la grande grève ouvrière de 1974 en Martinique qui se solda par un mort et des blessés et la répression de ses dirigeants ? De l’incarcération arbitraire de jeunes Réunionnais dans une colonie pénitentiaire entre 1869 et 1879 ? Du sort des soldats Comoriens de 1914-1918 ? De la création musicale des Algériens en exil ? Combien d’entre nous se souviennent de tous ces chapitres ? Comment et pourquoi avons-nous oublié les vies de ces femmes, de ces hommes, de ces enfants ? Leurs vies brisées, leurs chagrins, et la force dont ils firent preuve pour reconstruire des vies nouvelles ? Pourquoi leurs vies furent-elles considérées comme « mineures », pas assez « intéressantes » ou « importantes » pour entrer dans l’histoire ? Pourquoi leurs souffrances et leurs joies sont-ils restées invisibles ? Comment et pourquoi la fabrication de vies « superflues » s’accomplit ? Pourquoi ?
C’est pour engager une conversation autour des traces contemporaines de la longue histoire de la colonisation française et de ce qu’elle a produit dans la société française que la série « Histoires/Mémoires croisées » a été pensée.
La liste des chapitres oubliés est longue. Elle va bien au-delà de ceux qui sont cités ici. Mais déjà, en évoquant ceux-là, un oubli est réparé. La vie de femmes, d’hommes, et d’enfants resurgissent du silence. Ces destins singuliers et les exemples de solidarité tissent la toile d’un récit à plusieurs voix qui élargissent le champ du récit historique.
N’est-il pas temps aujourd’hui d’entrer pleinement dans un processus de décolonisation de la société française qui lui permette de prendre conscience d’une histoire croisée et plurielle ? De la manière dont s’est fabriquée une ligne de couleur qui a fait des Français des « Blancs » ? De prendre conscience du rôle joué par « la » colonie dans le développement du droit du travail, du foncier, des notions de liberté, de citoyenneté, d’écologie, de « genre » ? De prendre conscience de son inscription dans une histoire globale ?
Les études ont suffisamment montré que le découpage de l’histoire en chapitres ou en territoires fermés sur eux-mêmes – les rois, les empereurs, les colonies, les post-colonies – n’est plus possible. Il s’agit de croiser les regards, de faire le pas de côté nécessaire pour changer la focale, de repérer des échos, des connexions, d’une colonie à l’autre, de la colonie vers la métropole ou de la métropole vers la colonie, tout cela dans un contexte régional et international toujours dynamique. Loin d’éluder l’hétérogénéité ou d’ignorer la pluralité des options politiques, ce croisement des regards invite à la réflexion sur des rémanences (de la violence, de la spoliation, de la discrimination), sur des logiques du pouvoir d’État, et sur les formes de solidarité qui émergent. Cette approche met en lumière l’inattendu, l’imprévisible, tout ce qui surgit d’un contexte et échappe à la logique dominante, tout ce qui se construit dans les interstices et en marge. Elle fait apparaître des intersections, des ruptures, ou des zones grises.
Nous ne sommes pas étrangers aux craintes qui s’expriment autour de l’importance qu’aurait prise la mémoire ou l’enfermement dans le présentisme, avec pour corollaire une incapacité à se projeter dans l’avenir, à l’imaginer. Nous sommes conscients de ces risques mais il n’en reste pas moins qu’une meilleure connaissance de la manière dont une législation ou une jurisprudence se mettent en place, dont des représentations se créent et se transforment, dont un vocabulaire se développe, (discriminatoire ou émancipateur), dont des alliances locales, régionales ou internationales se font, aident à comprendre comment se crée le consentement ou la résistance à des formes d’exploitation et de discrimination. Grâce à cette connaissance, le monde n’est plus divisé entre civilisés et barbares, entre bons et méchants ; il apparaît comme un terrain où des forces s’affrontent avec des victimes, des responsables du crime, des résistants, des lâches, des courageux, des indifférents. Aucun jugement rétrospectif donc, mais plutôt la conscience des efforts nécessaires à déployer pour contrer une machine qui fabrique de l’indifférence ou du consentement aux discriminations, aux inégalités, à l’exclusion.
Le 9 mai 2012, la première rencontre « Mémoires croisées » organisée au Sénat et qui réunissait des sénateurs, témoins et chercheurs, avait pour objectif de mettre en conversation des mémoires issues de la longue histoire de la colonisation française : peuples autochtones, descendants d’esclaves, de migrants, de bagnards, de colons, harkis, Pieds-Noirs
La rencontre s’inscrivait dans un effort collectif pour avancer sans oublier, pour reconnaître que nous sommes tous les héritiers de cette histoire. La rencontre était construite sur le principe d’une audition publique où chacun faisait part d’un dommage subi ou d’une requête, puis laissait la place à un autre dans le respect de sa parole.
Cette année, la rencontre portera sur des chapitres oubliés de l’histoire de la France. Histoires de discrimination, de racisme, de conflits mais aussi de résistances à l’iniquité, à l’injustice, et à l’exploitation. Car jamais l’accord ne fut total à la violation des droits humains, toujours il y eut des voix qui s’élevèrent, et toujours il y eut des formes de solidarité.
Ainsi la cartographie du récit historique complique la carte historique de l’Hexagone, l’élargit au-delà de l’Hexagone, intègre les histoires et mémoires de tous les citoyens et inscrit la France dans l’histoire globale. Ce travail de mise en commun apparaît essentiel et urgent alors que xénophobie et frustrations entraînent des phénomènes de repli, de rejet et de division entre citoyens. En revenant sur ces chapitres, nous pesons les conséquences d’un discours qui construit des groupes comme n’ayant pas « nos valeurs », « notre culture », et pouvant alors être exclus de la communauté des égaux avec le consentement du plus grand nombre. Diviser, fragmenter, pour mieux régner, est inséparable d’une logique de pouvoir. Il s’agit donc de comprendre sur quels discours, sur quelles perceptions, sur quelles représentations s’appuient la division et la fragmentation pour les déconstruire. C’est à ce travail que convient ces rencontres.
Chapitres ont été oubliés ou ignorés, soit parce qu’il fallait faire disparaître la trace d’un crime, soit par indifférence ou mépris. Mais les traces sont là et en les faisant resurgir, c’est une histoire riche, complexe et plurielle qui apparaît.
Avec : Salah AMOKRANE, Taktikollectif, Emmanuel BLANCHARD, historien, Pascal BLANCHARD, historien, Tal BRUTTMANN, historien, Didier DAENINCKX, écrivain, Eric DEROO, auteur, réalisateur, Rokhaya DIALLO, journaliste, Guillaume FONTANIEU, Doctorant, Mehdi LALLAOUI, Réalisateur et écrivain, Lam LÊ, réalisateur, Bruno MAILLARD, historien, Camille MAUDUECH, réalisatrice, Jean-Luc RAHARIMANANA, poète et écrivain, Solofo RANDRIANJA, historien, Dominique ROLLAND, chercheuse et écrivain, Philippe ROSTAN, réalisateur, et Naïma YAHI, historienne, et un panel de conclusion avec Estelle YOUSSOUFA, Laurella RINÇON, Marc CHEB SUN et Lilian THURAM.
Le 14 novembre 2013, aux Salons de Boffrand, Palais du Luxembourg.
Sur inscription, à partir de début novembre.
Rencontre organisée par la Délégation sénatoriale à l’outre-mer et le Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, animée par Françoise VERGÈS, chargée de mission au Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes et chercheur associé au Collège d’études mondiales. Avec le soutien du Collège d’études mondiales et le groupe recherche Achac (colonisation, immigration, post-colonialisme).
///Article N° : 11851