Ici commence Ici de Sony Labou Tansi

Le poète et le saxophoniste ou l'humain sur la carte du monde.

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Vient de paraître aux éditions Clé à Yaoundé, au premier trimestre de l’année 2013, Ici commence Ici, recueil de dix-sept poèmes de Sony Labou Tansi. Quelques mois après sa disparition, le 14 juin 1995, paraissait Poèmes et vents lisses (1), puis d’autres inédits en 1997 (2) et en 2005 (3). On ne peut que saluer la publication de ce recueil qui vient non pas confirmer le talent d’un immense poète, ce que l’on savait déjà, mais relancer sans doute le débat autour de la poétique de Sony Labou Tansi, sa manière d’écrire et de poétiser la vie en reprenant inlassablement mots, images, titres et textes entiers.

Évoquons brièvement quelques questions que pose la publication de ce recueil. Bien plus qu’un objet, un texte ou autre chose, le « manuscrit » est en soi une question. Poète, Sony Labou Tansi l’est partout où il prend la plume et bouscule les codes du langage car, écrit-il plus d’une fois, « le poète, qu’a-t-il de plus que les autres sinon son entêtement ? » (4) Pourtant, ce recueil au titre énigmatique trouvé dans les archives de l’éditeur (à quelle date ce manuscrit avait-il été envoyé à l’éditeur (5) ? À quelle date a-t-il été écrit ?) ne manque pas de nous surprendre, de nous « jeter dans l’embarras comme fait la torpille » (6) et ce pour plusieurs raisons : d’abord parce que le texte mérite d’être comparé à d’autres textes déjà publiés ou à d’autres manuscrits de l’auteur. Comme la plupart des manuscrits de l’écrivain congolais, celui-ci est toute une histoire (7) que résume une note de l’éditeur : « Après la découverte du manuscrit du recueil de poèmes de Sony Labou Tansi intitulé Ici commence ici, près de quarante ans après son envoi, il a fallu mener une enquête à travers le monde pour s’assurer que ce recueil restait inédit ». Suit un avant-propos élogieux du 4 avril 1978, d’Albert Azeyeh, sur l’art poétique et le bonheur d’écrire chez Sony Labou Tansi, puis une introduction signée SLT. Parmi les questions qui taraudent l’esprit du lecteur, il y a celle-ci que je me contente de poser en passant, une question qui appartient aux spécialistes de la genèse des manuscrits : qu’est-ce qu’un inédit ? Est-ce un « manuscrit » jamais publié ou un « manuscrit » jamais publié d’un « texte » qui a fait l’objet d’une ou plusieurs publications, ou peut-être y a-t-il d’autres cas de figure ?
Malgré les précautions prises par l’éditeur, dès que j’ouvris Ici commence ici, à la lecture de l’introduction, j’eus l’impression de « déjà lu » notamment dans les inédits publiés en 2005 : « Si vide il y a, pourquoi ne pas essayer d’y mettre quelque chose ? Pourquoi ne pas s’utiliser à exister ? » (p. 13) Je pris la peine de poser la question à Nicolas Martin-Granel, éditeur scientifique des inédits de Sony Labou Tansi qui me confirma qu’il avait reconnu là l’introduction de L’Acte de respirer dont deux versions avaient été publiées en 2005. Je cite un extrait de sa réponse : « On se trouve là devant une aporie très courante dans les manuscrits labyrinthiques de Sony, qu’on pourrait résumer par celle que tu connais bien en tant que philosophe, le paradoxe de la lame et du couteau. Sony « reprend » constamment textes et titres, si bien qu’on se demande, une fois modifié l’un puis l’autre, si on se trouve devant la même œuvre ! » (8)
La couverture du livre est tout un programme dans lequel le titre occupe le « vide » à l’intérieur d’un dessin proposé par l’auteur. Que représente ce dessin qui porte la légende suivante : « Pauvre humanité/Elle souffre de blanc » ? Le haut, tel un bas-relief, est chargé de personnages en mouvement ou figés : humains, oiseaux, batraciens, êtres hybrides… En bas, à droite, autour d’une ouverture carrée (une bouche ? un puits ? une source ? ou plutôt un volcan, celui de la parole ?) grouillent d’autres personnages à ras de terre, puis tout le bas, sur lequel repose le dessin, deux parallèles comme un chemin de fer ou peut-être un pont de lianes suspendu, car il y a des entrelacs pendants, comme s’il s’agissait d’un tissage inachevé. Le haut et le bas du dessin sont reliés différemment (à droite et à gauche). Telle est sans doute la carte du monde qu’imagine et pense Sony Labou Tansi, le monde dans lequel l’humain doit trouver sa place.
Dans Ici commence ici, un souffle poétique volcanique parce que subversif lie les poèmes et, par endroits, emprunte le murmure de l’eau qui coule de source tandis que les vers prouvent leur liberté par un ordonnancement de page en page comme si chaque mot avait son propre poids, son propre rythme, sa propre place ainsi qu’une graphie appropriée (quelques mots sont en majuscules au début ou à la fin d’un vers). Ainsi, chaque poème prend le relais d’un autre comme si le « verbe » ainsi créé n’avait ni commencement ni fin. Et la seule ponctuation que s’autorise le poète – les points de suspension – nous rappelle combien la respiration du poème ralentit pour repartir de plus belle comme une parole au long cours. Car subvertir la vie et les codes du monde passe par une prise de parole qui ne ressemble à aucune autre. Et les grains de la parole poétique sont comptés (contés), égrenés comme grains de sable, la chute du dernier poème est éloquente à ce sujet : « que chaque grain de sable/est une carte/du monde… » Ainsi, la subversion ou l’interrogation sur le fond et le pourquoi des choses et des êtres, va de pair avec l’art de dire et de nommer.
Dans ce recueil de poèmes, les mots tissent inlassablement la place d’Homme. Mais de quel « homme » s’agit-il ? L’homme de « là-bas » ou celui « d’ici » ? La place recherchée est celle du refus et de la révolte : « nous ordonnons qu’il fasse monde en nous » (p. 21) cela passe par « la dislocation du mensonge humain/au fond de la chose humaine » (p. 21). L’homme vivant à ras de terre, dans la boue, ou dans l’eau, condamné (comme Sisyphe) à porter sur le dos le fardeau de la vie « comme une faute » emprunte toutes sortes d’apparences animales, le poète l’invite à prendre conscience de sa finitude et de l’absurdité de sa condition, à sortir de la torpeur et de la violence de la « viande » (mot cher au romancier et au dramaturge, employé plus d’une fois dans ce recueil.)
Or, quitter le moi d’animal incapable de se redresser, soumis à toutes sortes de pressions idéologiques dans la cité, n’est-ce pas déconstruire le « vide » totalitaire, lieu inhabitable où il est si difficile d’être et de respirer ? L’imaginaire qui porte la quête du moi est cosmique : le bestiaire est riche (surtout d’animaux à ras de terre : batraciens, mollusques, insectes, crabes et quelques oiseaux : hirondelles) et la matière qui enveloppe les vivants est animée tandis que l’eau, l’argile, la boue, le sable, accompagnent toutes les traversées, toutes les métamorphoses puisque l’homme transcende sa finitude en étant habité par le sentiment tragique de la vie, de la mort, de la terre « douloureuse ». Par moments le poète s’adresse à ses « frères » et « sœurs » et le lecteur se demande quelle est cette « fraternité » qui s’inscrit au cœur de la parole poétique empreinte à la fois de religiosité et d’écologisme. Et si révolte il y a chez le poète qui « ne chante/ni/Lénine ni Marx/ni Mao… » (p. 15) c’est d’abord contre cette terre et ce monde « tordu » et contre la cité dans laquelle règne l’idéologie marxiste-léniniste : « Je boude/Cette terre tragique/Cette terre douloureuse/simplement oui simplement/Je boude cette terre totale/Cette terre formelle/où je semble/Une vilaine formalité » (p. 15) ou encore « je beugle de sonner la vie…/je me suis construit à coups de pieds/à coups de dents/sur mes crises d’espoir/et j’ai/divisé Lénine par Mao… Maintenant…/ Vérifions sur l’écorce des choses/le poids exact/de notre acte de passer ».
L’écriture du poème a quelque chose de démiurgique : construire un monde où respirer, où habiter, mais aussi déconstruire la peur et le mensonge de la vie et de la mort. Voilà pourquoi « Il faut jouer du refus comme on joue/du saxophone » (p. 22). La poésie comme quelques variations sur « l’Acte de respirer ».

1.  Limoges, Le Bruit des autres, 1995.
2.  L’autre monde, Textes inédits de Sony Labou Tansi. Introduction de Nicolas Martin-Granel. Sélection des textes par N. Martin-Granel et Bruno Tilliette. Poésie, nouvelles, théâtre, essais, édités par Revue Noire, 1997.
3.  SLT, Atelier Sony Labou Tansi, Coffret de trois livres d’inédits, sélection de Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez., Correspondance : (1973-1983) de SLT avec José Pivin et Françoise Ligier ; roman : Machin la Hernie (l’intégral de L’État honteux publié au Seuil en 1981) ; poésie : deux versions de L’Acte de Respirer, et 930 mots dans un aquarium. Revue Noire, 2005.
4.  Voir, entre autres, Ici commence Ici, introduction, p. 13.
5.  4 avril 1978 est la date de l’avant-propos d’Albert Azeyeh
6.  Comme le disait Ménon du personnage de Socrate dans le Ménon de Platon, 80a.
7.  J’entends « histoire » au sens « d’historia » : exploration, enquête, « relation verbale ou écrite de ce qu’on a appris » (voir Dictionnaire grec-français, Anatole Bailly, Hachette, nouvelle édition 2000, p. 983)
8.  Extrait d’un courriel du 30 avril 2013.
<small »>5 mai 2013///Article N° : 11492

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