Il n’existe de paradis qu’au paradis : une invitation à visiter le pays de l’intelligence collective

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Il n’existe de paradis qu’au paradis de Cheick Oumar Kanté est un roman qui peut être considéré comme le deuxième volet d’un duo qui commence 20 ans plutôt avec Fatoba, l’Archipel Mutant. L’auteur y explore, avec une plume sophistiquée, mais d’une manière allégorique, des questions de géopolitique, de philosophie politique et de gouvernance nationale dans un contexte mondialisé. Une fiction percutante tant dans le propos que dans l’art de mêler plusieurs formes d’écriture.

Sans indulgence aucune, dans son deuxième roman, Fatoba, l’Archipel Mutant (1992), l’écrivain Cheick Oumar Kanté mettait en branle, avec un sarcasme sartrien, et en faisant mêler le réel et le fantastique, les réalités de l’Afrique contemporaine qui ont plongé ce continent dans le chaos. «…Dans [ce roman], la part belle est faite à l’imaginaire, à l’invraisemblable même [et]au fantastique. Sans cesse, on passe de situations qui pourraient être véridiques à des situations complètement délirantes et inversement. Trois substantifs pourraient résumer l’atmosphère « Fatoba, l’Archipel mutant » : cruauté, crudité, ironie. L’appréhension et, (…) la solution des problèmes africains, vrais, passent (…) par leur mise à plat de façon crue et même cruelle parfois…». Extrait d’un entretien avec E. Le Songo (quotidien centrafricain) n° 1151 du 13 mai 1992. Ce gouffre africain nous était donc donné à lire à hauteur d’un territoire imaginaire tout comme le personnage central de ce roman, dépourvu de sentiments nobles et inapte à penser une société meilleure.

 Cheick Oumar Kanté se positionnait ainsi sur les problèmes africains sans pointer du doigt un dirigeant ou un quelconque État. Une telle technique d’écriture relève de l’allégorie. Est-ce la meilleure manière de tirer la sonnette d’alarme lorsque le mal plane dans l’air ? Il n’existe de paradis qu’au paradis, son nouveau roman,  évolue dans cette optique pour mettre à nu les tares de la géopolitique internationale de l’heure. Le roman commence par « – Qu’importe s’il n’y avait de paradis qu’au paradis ! – Ici bas, un autre monde devrait pouvoir exister, lui. ». Ces deux phrases sonnent comme une profession de foi de l’écrivain ; une vie meilleure, autant que celle qu’on peut trouver au paradis, est possible ici sur terre. Dès les premières pages, on sait que l’auteur imagine un « État-témoin » où la vie serait plus conviviale. Un État dont il impute la création à certains dignitaires, soucieux de créer un territoire et une communauté d’êtres humains parfaits pour panser les imperfections du monde où ils vivent. Comment comprendre un tel projet ? La réponse s’écrit, s’étire dans un seul souffle sur un peu plus de 250 pages. Son imagination ne connaît pas de bornes. On éprouve même de la peine à la contourner. Mais pour éviter de perturber le fil conducteur de cette fiction, l’auteur  présente d’abord les concepteurs de ce projet paradisiaque. Il s’agit de deux personnages dotés d’une inspiration originale : Nichaël Lackson et Moar Karafi. Ils sont détenteurs d’une entreprise de construction magistrale dont les fonds, issus de nombreux grands projets qu’ils ont réalisés au préalable sur toute leur planète, les ont aidés à mettre sur pied cette pittoresque structure qui va effectuer les travaux de construction de la Cité idéale. 

« Invraisemblable, néanmoins, que ce lieu idyllique! Un endroit dont les contours et les caractéristiques, variables, auraient été imaginés et dessinés avant d’être réalisés, pans entiers par pans entiers puis pièces par pièces, tel un puzzle ou un jeu de meccano. Une contrée qui aurait résulté, en somme, d’une entreprise d’édification phénoménale inspirée et dirigée par un certain Nichaël Lackson, aidé par Moar Karafi, son alter ego! Architectes designers géopolitique, ils auraient été fortunés de leur état après avoir piloté en maints emplacements sur tous les continents la construction d’ouvrages dont quelques-uns pas heureux, à leur grand regret, rétrospectivement. Les deux seraient devenus plus riches depuis qu’ils auraient su pouvoir compter sur de grands mécènes cosmos-planétaires, listés en bonne et due place dans leur carnet d’adresses… ». (P. 12).

Les deux architectes ont, par le passé, emmagasiné d’importantes sommes d’argent mais celles-ci leur ont seulement permis de créer leur immense compagnie de construction. Où vont-ils donc trouver des financements ? Quelles portes toquer pour voir leur extravagant projet décoller et s’achever ? Telle est l’équation complexe qu’ils doivent résoudre. Au bout du suspens, Cheick Oumar Kanté décante la situation. Ce sont des hauts dignitaires d’un petit État pétrolier, le Daqtar, qui vont s’engager à financer la construction de ce paradis terrestre. Les deux architectes ont autrefois effectué des travaux de construction pour leurs pays et ont ainsi gardé de très bonnes relations avec eux. 

« De toute évidence, les belles infrastructures imaginées en ce pays de leur choix – leur ultime réalisation avant la retraite définitive, auraient-ils décidé -, n’auraient jamais vu le jour sans un financement par les plus influents des amis communs aux deux entrepreneurs : de puissants argentiers. Ceux à qui la Presse internationale avait décerné le titre de Bienfaiteurs du Daqtar. Que retenir de ce que l’on aurait raconté sur ces princes Sérénissimes daqtaris ? Deux, trois ou quatre choses sur l’ensemble des informations faussement parcimonieuses qu’ils auraient laissé filtrer. Notamment qu’ils auraient été des magnats récents du gaz de schiste pour avoir acheté ou racheté dans un nombre considérable de pays les licences d’exploitations des concessions les plus profitables de ce potentiel énergétique redécouvert, après avoir été les rentiers séculaires de gaz tout court et du pétrole… ». ( P. 12 ).

Cheick Oumar Kanté poursuit sa fiction en posant les caractéristiques de son État imaginaire. La position géographique, le climat, le relief, l’organisation politique, sociale et économique. Bref, de même qu’au paradis, dont les religions révélées proposent à leurs fidèles, tout y est idéal dans ce pays. La science et la technologie permettant de faciliter la vie des habitants de ce territoire sont des plus sophistiquées. Elles sont, pour tout dire, magiques. Parfois, il suffit simplement de désirer quelque chose pour voir celle-ci se réaliser. 

«… À travers tout le territoire modèle d’un urbanisme différent, les Maîtres d’Œuvre  auraient fait privilégier l’habitat intelligent. Celui qui aurait réconcilié avec le bonheur de l’environnement, l’économie d’énergie et le développement technologique. Aucune importation/implantation de cases, de tentes, buildings… n’auraient été tolérée. Des maisons d’architecture nouvelles offrant des prestations ne rappelant en rien celles des résidences habituelles y auraient été adaptables construites en exclusivité ! Entrouvertes, ouvertes, ou fermées, elles auraient été amovibles et adaptables à l’usage et aux besoins éprouvés de calme, d’espace, de chaleur… Logées à flanc de coteaux ou lovées au creux de vallons ou installées sur des terrains plats mais dans des écrins de verdure : … Ouvrages au charme bonifié par leur voisinage … Des moyens de transports en commun suffisants sans être invasifs, reliant les agglomérations entre elles, auraient restreint les déplacements privés individuels à ceux des usagers d’engins d’utilité publique, sanitaire ou sécuritaire…». ( ppp. 14-15-16).

Si l’idéal a été atteint, tel qu’on le constate à travers la description de ce territoire nouvellement crée, Cheick Oumar Kanté fait surgir un problème auquel va être confronté ce paradis. Un problème crucial que les penseurs de la cité idéale n’ont pas pris en compte. D’ailleurs, ils ne l’ont pas vu venir. Il s’agit de la question migratoire. Dans les autres pays, où la misère bat son plein, les gens ont eu vent de ce paradis terrestre. En proie à une vie meilleure, les populations des pays pauvres vont se déplacer en de différentes vagues d’immigration pour tenter de rejoindre le pays où coulent à flot l’eau et le miel. Sauf que tout au long de leur parcours migratoire, ces derniers seront confrontés aux obstacles les plus dangereux et parfois même immondes ! Mais pour quels motifs doit-on les recevoir ? Quand bien même ils seront reçus, trouveront-ils un accueil chaleureux ? Comment les responsables de notre paradis entendent-ils gérer cette crise migratoire ? Nous sommes ainsi face à une suite de questions d’ordre existentielles suscitées par les limites du nouveau paradis ! 

« …En empruntant des camions réfrigérants, des petits malins n’avaient-ils pas été jusqu’à nourrir l’arrière-pensée de leur cryogénisation ? Et, conditionnés de la sorte, n’avaient-ils pas espéré une absence totale de conscience pendant la traversée et un retour à la vie plus tard, au bon moment, c’est-à-dire à la fin du voyage dont ils n’auraient à aucun moment senti ni l’inconfort ni la longueur ? Des Nichaël L. Il s’en était trouvé des milliers, en effet, pour croire que leur conservation et leur ressuscitation auraient été facilitées s’ils avaient été figées dans la glace. Naturellement, ceux-là avaient vu leur destin virer au tragique dès qu’ils s’étaient embarqués dans l’aventure. Coquetteries de coquetteries en fin de compte que tous ces moyens pour ceux qui n’avaient pas débarqué autrement que la tête la première de soutes d’avion-cargo furtifs, pour les naufragés des bateaux ayant succombé sous leur charge excessive, pour les déversés comme du bois de chauffage, du sable ou des gravats l’auraient été par des camions-bennes…Majoritaires avaient été , cependant, ceux qui avaient fort longtemps marché dans le vent, la pluie, la boue, la glace…». ( P78 ).

Avec cette fiction, l’auteur concentre implicitement son regard sur le monde actuel. En mettant particulièrement en exergue le problème de l’immigration, chose que nous vivons dans la réalité, Cheick Oumar  Kanté questionne la gouvernance mondiale. Des projets pharaoniques, il en existe plusieurs sur les plans nationaux et internationaux. Seulement, ces derniers n’ont pas, jusqu’en ce jour, aidé l’humanité à résoudre ses problèmes les plus élémentaires. Au contraire, le niveau de vie des populations se dégrade vertigineusement et cette dégradation crée beaucoup de misère à travers le monde. C’est d’ailleurs celle-ci qui provoque les déplacements massifs des populations, vers d’autres horizons, à la recherche d’une vie meilleure. Aussi, le constat est clair, même dans les pays dits développés, la pauvreté est ambiante, mais ceux-ci préfèrent plutôt contourner le sujet en centrant leur regard ailleurs dans des initiatives grandioses qui sont nullement urgentes et nécessaires au bien-être de leur peuple.

Grégoire Blaise Essono


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