Il Teatro delle Albe : une compagnie afro-italienne

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Petit historique de la compagnie afro-italienne qui, depuis deux décennies, ne cesse de prôner un théâtre d’innovation, généreux et métissé, résolument ancré dans la société contemporaine.

 » Donnez-moi un théâtre qui soit un mystère : comme pour les anciens, une mixture d’obscurité et de connaissance.
Donnez-moi un théâtre qui ait la discipline de l’orgie sacrée, dans lequel je puisse jouir jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, de l’étreinte du spectateur.
Donnez-moi un théâtre qui m’accompagne dans la nuit, comme les histoires que les anciens du village racontaient à mes camarades africains, un théâtre pour les petits de l’homme, à côté du feu,
Donnez-moi un théâtre qui puisse m’éveiller tous les jours, qui m’initie chaque jour au jour et à sa fatigue.
Donnez-moi un théâtre qui soit nourriture, que je puisse sentir sous les dents.
Donnez-moi un théâtre qui m’enfonce dans les rêves, qui s’allonge dans l’esprit comme certains rêves,
Donnez-moi un théâtre qui me réveille des cauchemars.
Donnez-moi un théâtre pour tous ces damnés qui, comme moi, ne savent pas ce que c’est qu’un village, ni les « racines » et le « peuple », pour ceux qui connaissent seulement les appartements et ses horizons limités, qui partagent leur espace entre le frigo, la machine à laver et la télé, à la place d’une communauté faite de présences divines, d’animaux et de plantes.
Donnez-moi un théâtre à cultiver avec patience, tous les jours, un théâtre qui respire ensemble avec la ville, ses générations, un théâtre de vieux et de jeunes gens, de cheveux blancs et de premiers émois sensuels, un théâtre de subversifs et de bâtisseurs, un théâtre où il soit impossible de distinguer les uns des autres, un théâtre où les pères ne dévorent pas leurs fils, ni les fils ne poignardent leurs pères, un théâtre si exubérant d’histoires et présomptueux qui se pose en dehors de l’Histoire et de ses outrages.
Donnez-moi un théâtre où l’on ne jette pas de la merde et du mépris sur la voix des poètes, sur ceux qui ne comptent pas, donnez-moi un théâtre qui soit haut et bas, philosophie et rigolades, tradition et offense, féminin et masculin, blanc et noir et jeune et rouge et même des nuances d’azur.
Donnez-moi un théâtre où, par magie, le temps ne compte pas, où tous les quadrants de toutes les montres sautent en l’air. « 
Marco Martinelli
(Traduit par nos soins de l’italien)

A l’occasion de la tournée d’automne en France de la compagnie afro-italienne IL TEATRO DELLE ALBE avec la pièce I Polacchi, inspirée par l’oeuvre de Jarry, voici un petit aperçu historique de cette troupe de théâtre de recherche qui ne cesse de récolter en Italie et à l’étranger des reconnaissances multiples et qui compte parmi ses admirateurs des figures majeures de la pensée mondiale telle que Susan Sontag.
Pour mieux nous rapprocher de cette expérience de vie et de travail innovante et pertinente, de cette bande de fous de théâtre, nous avons rencontré un des membres fondateurs de la compagnie : le comédien sénégalais Mandiaye N’Diaye.
La rencontre eut lieu à Ravenne, ville située dans le nord-est de la péninsule et dans laquelle la compagnie opère depuis plus de vingt ans.
Mandiaye N’Diaye nous consacra un après-midi entier, dans lequel on put décortiquer et parcourir ensemble les différentes étapes marquantes de cette passionnante histoire de vies et de scènes, vues au travers son regard attentif et sensible.
TEATRO STABILE D’INNOVAZIONE – THÉÂTRE CONVENTIONNÉ D’INNOVATION
Après des années de travail sur le terrain, sincère et approfondi, c’est en 1995 que la direction de la compagnie se voit confier par la Commune de Ravenne la gestion et la programmation de l’un des théâtres de la ville, le théâtre Rasi, implanté au coeur de la ville historique de Ravenne, dans une ex-église franciscaine du XIII siècle.
Plus que jamais c’est l’occasion pour Marco Martinelli, directeur-auteur-dramaturge de la compagnie et les siens de s’implanter dans le tissu vital de la ville. De réactiver la centralité de l’événement théâtral au cœur de la vie de la communauté. De créer un théâtre riche en tensions vitales, un espace de croisements et d’embrayages, un  » organisme  » vivant qui respire au tempo de son temps. De renouer davantage avec la conception grecque du théâtre : un théâtre dans lequel les habitants de la polis pouvaient effectivement s’identifier, un théâtre vivant qui leur parlait d’eux-mêmes. A cette époque-là, il n’y avait pas de séparation entre la scène et les spectateurs. C’est justement cette conception-là que les Albe ont fait leur depuis les débuts. Un défi dont il est question dans le prologue qui apparaît en exergue de notre article.
Cette idée-là va, bien sûr, à l’encontre de la conception qui traverse, en partie, la scène conventionnée aujourd’hui : un théâtre où il est souvent question de Tradition, mais dans lequel la tradition reste lettre morte, stérile répétition de monuments littéraires figés à jamais qu’il faut regarder, répéter et surtout pas toucher. La voilà cette Tradition, elle est reproduite dans un exercice de style fatigué et désormais vidé de son sens premier. Cela est particulièrement vrai en Italie, pays où le poids d’un passé artistique classique et glorieux demeure assez imposant.
C’est en réaction à cette conception, que le Teatro delle Albe, entre autres, travaille.  » Nous commencions à rêver de l’antique, non pas comme de philologues, plutôt comme des incendiaires  » écrivent les Albe.
En effet, un de credos fondateurs de la compagnie est que la mise en scène des textes et des auteurs choisis soit, avant tout, une mise en vie. La tradition est amoureusement reparcourue pour mieux en ressortir les expériences qui peuvent encore parler aux contemporains que nous sommes, pour en revivre les gestes fondateurs qu’ils l’inspirèrent, pour en ressusciter la fureur créatrice qui l’anima. La rencontre avec Aristophane, Shakespeare, Goldoni, la Commedia dell’Arte et plus récemment avec le maître pataphysique Alfred Jarry est conçue comme  » un corps à corps  » ou plutôt comme un corps à cœur vital et fertile entre le passé et le présent : c’est ainsi que des nouvelles lignes d’interprétation, de déviation et de recherche artistique se dégagent, et cela, avant tout, pour interroger notre présent.
Pour les Albes, il s’agit plutôt de faire  » un usage hérétique de la tradition  » : surtout pas avoir peur de  » mélanger le réel au fantastique et à l’allégorique, déjà Aristophane le faisait  » !
Le théâtre des Albe se veut décidément impur.  » Ce qui nous intéresse, ce sont les trahisons fidèles ! Vers Shakespeare, loin de Shakespeare  » notent les Albe dans la notice qui accompagne leur version du Songe d’une nuit d’été (2002).
D’ailleurs, c’est exactement ce que disait Carmelo Bene, grand maître du théâtre italien : « Shakespeare fut auteur, acteur, metteur en scène. Dans sa vie, il fut lui-même un spectacle. Aujourd’hui, il est devenu un texte. Que de lui nier l’infidélité qui lui est due, c’est une intention cochonne !  »
C’est donc dans cette lancée que Marco Martinelli réinterprète, réécrit les textes. Voilà que des écritures nouvelles, originales voient le jour, « écrites au stylo et sur les chairs des acteurs qui les inspira », où notre présent, la riche société italienne du nord (pour élargir le propos, on peut bien parler de la société occidentale) est investie, repensée, mise à nu pour mieux en montrer les contradictions, les fermetures, les oublis collectifs dans lesquels on vit. Mais détrompez-vous, nous sommes là à l’opposé d’une démarche « pédante », qui viserait à enseigner le bon chemin, bien au contraire nous sommes là juste devant nos blessures ouvertes, nous sommes juges et jugés. Martinelli écrit :  » Nous ne pouvons plus vivre de rente : notre démocratie, la démocratie faite de télévision et de pot-de-vin, est arrivée au terminus. Comme le théâtre, cimetière d’un art ancien. L’une et l’autre pourront traverser le siècle seulement s’ils sauront se réinventer, se reformer, et enfin renaître.  »
A partir de cette ouverture sur le monde, de besoin de renouveau et de contamination fertile, de constats socio-politiques, les Albe ne pouvaient que rencontrer l’Afrique sur leur chemin…
ROMAGNA AFRICANA – ROMAGNE AFRICAINE
A partir de 1989, la compagnie fait une découverte à la fois historique et pataphysique : le sous-sol de la terre de Ravenne est africain. C’est lors de la dérive des continents qu’une partie de la terre africaine est allée s’incruster sous la croûte qui correspond à la Romagne d’aujourd’hui.
C’est exactement à ce moment-là que la « botte » commence à voir ses premiers flux migratoires surtout en provenance des pays du Maghreb et du Sénégal. Des visages noirs tout à fait nouveaux apparaissent à l’improviste dans le paysage italien, pendant l’été on les retrouve sur les plages de la riviera, ils marchent chargés et infatigables : ils vendent tout et n’importe quoi. Très rapidement les Italiens les surnomment les « vu comprà », mélange du français (vous) et d’italien (« cumprà » c’est la déformation de « comprare » qui, en italien, signifie « acheter »), appellation abaissante qui fait référence à cet italien déformé, dont ces immigrés font usage lors de leurs tractations commerciales. Cette méfiance et ce mépris envers  » ces porteurs de toutes les misères du monde « , comme bien de gens considèrent les Africains, de la part des autochtones italiens n’est-elle pas, comme le dit si bien Martinelli, à interpréter comme « la haine envers les pères qui reviennent » ?
C’est exactement sur ces plages-là que Martinelli et sa bande font la connaissance de ces personnes venues d’ailleurs et qu’ils leur proposent de travailler ensemble sur des projets théâtraux. Parmi les Sénégalais rencontrés sur la plage, aucun d’entre eux a déjà eu des expériences théâtrales, tout comme personne dans le groupe initial des  » Aubes blanches  » n’a jamais fait une école de théâtre. C’est donc à partir de cette rencontre humaine et de la découverte pata-historique du sous-sol africain abrité par la Romagne que naît la pièce Ruh Romagna più Africa Uguale :  » nous portâmes la plage sur scène, puisque sur les planches nous étions encore des colporteurs. L’on vendait des tapis, l’on buvait du coca-cola et l’on écoutait notre Youssou N’Dour national. Avec cet état de fait de l’arrivée massive des immigrés sur les côtes maritimes italiennes, on parlait de cet Occident qui vole à l’Afrique ses richesses, de cet Occident qui devient toujours plus riche à mesure que le continent africain se fait plus pauvre, de cette Europe qui se peuple de gens venus d’ailleurs : c’est à cet effet que nous disions  » notre Europe  » et non pas  » notre Afrique « , nous relate N’diaye.  » Ce fut notre théâtre politttttttique ( » politttttttico « , en italien), avec sept -t. Pourquoi avec sept -t ? Etait-ce cela peut-être une erreur d’un typographe fou, ou était-ce une licence poétique, ou bien était-ce un cri qui s’aiguise sur les dents, juste de l’humour noir ? Peu importe car cela nous plaisait, c’était un bon signe ! En effet, considérons l’idée de polyptyque ( » polittico « , en italien) en art : objet sacré divisé en plusieurs panneaux, et son sens étymologique de  » ce qui est constitué de plusieurs pliures « . Les multiples pliures du réel. Ca c’est le  » polittico  » avec deux -t, imaginez maintenant ce que ça donne avec sept ! « 
Un an plus tard naît Siamo asini o pedanti, pièce inspirée et réécrite, entre autres, à partir d’une fable traditionnelle sénégalaise : Fari’ l’âne, où transparaissent également des influences de Giordano Bruno et où apparaît un premier arlequin noir.
La démarche paraît à l’époque extraordinaire (dans le sens étymologique du terme : extraordinaire). Dans les années 80, en Italie, on peut bien considérer que le simple fait de porter ces hommes sur les planches d’un théâtre, c’est-à-dire ailleurs qu’à trimer, c’est déjà un geste révolutionnaire. Les médias accordent à cette première expérience une grande attention. C’est justement au travers de la télévision que je découvre Il Teatro delle Albe : à cette époque-là, je suis une jeune fille métisse italo-somalienne d’à peine plus de dix ans. Ce travail me surprend et me réjouit. Entendre parler différemment de ces  » vu’ cumpra’ « , me bouleverse énormément.
RENCONTRES DE LANGUES, MIXITÉ D’ECRITURES, RECHERCHE VOCALE
L’ancrage fort dans le territoire dans lequel la compagnie opère a amené ces hommes et ces femmes de théâtre à faire un choix mûrement réfléchi pour les différentes langues de ce polis-monde : d’abord pour le patois de la région : le « romagnolo » (le romagnol), jamais utilisé dans le théâtre italien (comme ce fut le cas par exemple pour le vénitien de Goldoni ou le napolitain d’Eduardo). Les Albe considèrent qu’il n’existe pas de langues mineures, de langues qui n’auraient pas droit d’entrer dans l’arène du théâtre à partir du moment où elles sont parlées par des individus, qu’elles circulent vivantes dans la cité, quelque part dans le monde. La recherche linguistique est ainsi portée sur l’usage de ce  » romagnolo  » dur et âpre, bien loin de la langue italienne, lisse et bien prononcée, du théâtre conventionnel.
C’est un théâtre qui se veut lié à la terre et ouvert sur le monde. C’est ainsi que ce patois s’entremêle avec l’italien, ou bien opère une rencontre inédite avec le wolof de Mandiaye N’Diaye. Cette rencontre humaine d’hommes et de femmes venus d’horizons différents et lointains, chacun apportant en dot à la scène sa propre langue, se traduit donc en une rencontre linguistique ouverte : c’est ainsi qu’une puissance, une épaisseur linguistique particulière s’installe et donne à entendre une nouvelle facette (une nouvelle pliure ?) de cette identité théâtrale composite. C’est à remarquer également les expérimentations vocales, poignantes et visionnaires, dont Ermanna Montanari, actrice fondatrice de la compagnie, fait preuve au fil des différentes pièces montées.
Marco Martinelli est le « poète de groupe », mais chaque acteur est prié de se faire coauteur pour son propre personnage, pour le compléter. C’est au travers des intuitions des comédiens, et à partir des personnes en chair et en os que ces hommes et ces femmes sont dans leur vie, leurs visages, leurs voix, leurs inflexions vocales que les personnages prennent forme. Et puis il y a les mémoires de la tradition. Martinelli tire enfin les fils de toutes ces données, les entrelace. Le métissage de cette aventure de théâtre se fait aussi au niveau et à partir de l’écriture.
MANDIAYE N’DIAYE
Des formations d’acteurs sénégalais se succédèrent, travaillant toujours avec le noyau dur des  » Aubes blanches  » des débuts. Certains préférèrent partir pour aller vers d’autres aventures. Aujourd’hui de tous ces hommes qui sont passés par cette expérience de théâtre, seul Mandiaye N’Diaye est resté. Maintenant il se dit  » contaminé  » à jamais par cette maladie qu’est le théâtre. Cela ne fut pas sans douleur et sans doutes.
 » Du Sénégal, j’arrivai à Rimini, en Italie. Là-bas, je vécus parmi la communauté sénégalaise et je travaillai comme colporteur sur les plages, je n’arrivai pas à croire que mon rêve d’Italie était devenu cette vie-là. Et puis un jour, comme le destin nous pousse parfois dans de drôles de situations, je rencontrai Marco Martinelli qui me proposa de faire du théâtre avec eux. J’ai tout de suite dit oui, je voulais une autre opportunité, je voulais arrêter de colporter. De toute façon, j’aurais pris n’importe quel travail. Je m’empressai aussitôt de dire que j’avais déjà fait du théâtre. En réalité, Marco me proposait un travail que je ne comprenais même pas car même le mot théâtre n’existe pas dans ma langue maternelle, le wolof ; on dit théâtre, en français, et cela depuis que Senghor a bâti le théâtre national Sorano. Mais moi je venais d’un village et le théâtre tel qu’on le pratique en Occident, je l’ai vu pour la première fois en Italie.
Ceux qui m’avaient précédé ne parlaient pas en italien sur scène, ni jouaient au sens propre du terme, ce qui était important était leur présence sur la scène, le fait de porter l’Afrique sur les planches. Ils parlaient wolof, ils chantaient, ils dansaient. Ils avaient surtout des  » actions « . Ce fut donc relativement simple pour moi de remplacer ceux qui étaient partis. Mais dans la mesure où j’avais dit avoir déjà fait du théâtre, ma performance devait être encore plus brillante. J’étais donc obligé d’inventer, de naviguer dans ma fantaisie personnelle. Je me suis lancé à l’eau, et puisque les images qui se dégageaient de la pièce me plaisaient, j’ai  » appris  » rapidement.
En effet, c’est le fait d’avoir menti qui m’a transformé en acteur.
Après une tournée de deux mois, Marco me raconta l’histoire des Albe et du pourquoi ils avaient voulu travailler avec des Africains. Tout cela me frappa énormément : je vis en lui une grande sincérité, je lui fis confiance, à ses paroles, à son visage, à son charisme. A mon tour, je confiai mon histoire, mon village, et plus tard, mon quartier d Dakar. Jamais je n’aurais pensé qu’en Italie j’aurais pu raconter mon histoire.
Ce fut ainsi que Marco me demanda de choisir d’autres personnes qui seraient susceptibles d’être intéressées par cette expérience afin de reconstruire une nouvelle formation afro-italienne.
Je portai dans la compagnie deux Sénégalais dont j’avais fait la connaissance à Rimini et qui possédaient des vrais talents artistiques en danse et en musique : El Hadji Niang et Mor Awa Niang.
Après trois années de travail, la troupe décida qu’il était temps d’aller en Afrique, afin de rendre  » visite  » à ce continent, d’échanger avec les gens de là-bas, de rencontrer les compagnies actives. J’avais très peur. Ma famille avait contesté mon choix, car en Afrique seulement les griots peuvent pratiquer l’art et moi je n’appartenais pas à cette lignée. J’avais peur de dire des choses qui ne m’appartenaient pas, de trahir une tradition, de rencontrer des gens qui avaient fait le conservatoire et qui en sauraient plus que moi sur  » le théâtre africain « .
Ce départ pour l’Afrique a failli me faire tout quitter, je me décourageais, je me disais que je pouvais  » habiter  » cette vie de théâtre tant que j’étais en Italie, loin du pays. Là-bas, au Sénégal, je sentais qu’il fallait que je démontre que j’avais réellement des capacités. Ce qui me sauva par rapport à mon père fut qu’il sut qu’on joua au théâtre Sorano, lieu prestigieux que tout le monde connaît, même ceux qui ne s’y sont jamais rendus.
Nous avons joué au théâtre Sorano, où il y avait plus d’Occidentaux que de Sénégalais ; à l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar, qui, à cette époque-là, était occupée par les étudiants, en Casamance aussi. D’ailleurs, c’est fut là-bas que prit forme une nouvelle pièce : Lunga vita all’albero (1990) : on nous raconta l’histoire d’une héroïne, Aline, qui dans les années 20, libéra son peuple, les Djola, et son village, Cambrousse, des colonisateurs français.
C’était une histoire proche de celles des héroïnes de la Résistance en Italie.
Et l’on commença à songer à la manière dont ces histoires auraient pu être racontées ensemble. Nous frappa aussi le fait que l’on parle d’héroïnes pour une fois et non pas d’héros. Même au niveau climatique, il y avait des ressemblances entre cette contrée d’Afrique et les terres de Romagne, un temps marécageuses. Cette pièce fut la première dans laquelle j’assistai à la réalisation dès le début.
Chez les Albe, chacun a le droit et le devoir de se forger une identité artistique propre, de créer son parcours personnel, d’explorer de nouvelles voies, d’expérimenter des déviations, des variations. Nous étions donc trois Africains dans le groupe et à un moment donné, nous avons ressenti le besoin de créer un spectacle qui recoupait quatre fables traditionnelles wolof autour de deux animaux totémiques : l’hyène et le lièvre : Nessuno può coprire l’ombra. A ce même moment les « Aubes blanches » créèrent Bonifica (début 1991) : une fable originale. Ce furent deux  » petites  » œuvres, mais grandes aussi dans leur forme, qui voyagèrent non seulement dans les théâtres, mais aussi dans les écoles. Pour nous, c’était important en tant qu’Africains, de sensibiliser les gens à notre culture au niveau artistique mais aussi humain. Le but étant de faire comprendre aux jeunes que derrière le colporteur qu’ils rencontraient sur la plage ou derrière nous, il y avait une culture. C’est à cette fin que, après le spectacle, nous étions prêts à répondre à toutes les questions possibles. Ce fut un spectacle qui a bien tourné et qui a eu trois versions : une version italienne, anglaise et française. Il y avait aussi des répliques en wolof, puisque nous n’avons jamais abandonné nos langues d’origine.
Dans le spectacle qui tourne actuellement en France, Les Polonais, le prologue est en patois  » romagnolo « , c’est moi qui le fais. Puis, il y a entre Père Ubu et Mère Ubu (qui dans cette version, deviennent Mêdar et Pêdar Ubu) une grosse dispute : Mêdar Ubu crache son récit en  » romagnolo  » et moi, Pêdar Ubu, répond en wolof. Les gens n’y comprennent rien mais ils sont morts de rire !  »
Parmi les spectacles historiques de la compagnie, signalons I Ventidue infortuni di Mor Arlecchino (1997) où apparaît un arlequin noir incarné par l’acteur Mor Awa Niang, traversé par la grâce. (N.d.R. : Dans le titre il y a un jeu de mots : « Mor » c’est le prénom de l’acteur qui joue l’arlequin noir, cela fait aussi allusion à cet arlequin  » maure « ,  » mor  » en italien). A propos de cette pièce qui allait être représentée aussi au prestigieux théâtre Piccolo de Milan régi par Giorgio Strehler, cinquante ans après son propre arlequin, Martinelli écrit que l’invention d’un arlequin noir ne devait pas être considérée  » comme une invention d’avant-garde, mais comme un hommage aux origines barbares et italiennes de la Commedia dell’arte « . Martinelli s’inspire de l’acteur Mor Awa Niang en personne avec sa  » bouffonnerie  » naturelle liée à la terre et de l’iconographie des premiers arlequins : en effet, à l’origine, l’arlequin était un immigré, un étranger qui arrive à Venise d’ailleurs (de Bergamo) pour gagner le pain quotidien et assurer un soutien à sa famille… qui mieux que Mor, un Africain, aurait pu à l’heure actuelle incarner cette figure ? Aujourd’hui Bergamo est une riche commune du nord industrialisé de l’Italie…
Dans la pièce, l’arlequin  » trébuche  » vingt-deux fois : il y a là l’idée du parcours de combattant que l’immigré doit affronter dans nos sociétés occidentales. Voilà, les idées sur lesquelles ce masque classique est reconstruit, réactualise. Il ne s’agit pas là d’une mise en scène de Goldoni, mais plutôt d’une  » création goldonienne « , un hommage à celui qui avait reformé la Commedia. Et comme l’auteur mettait en scène son XVIIIème siècle, Martinelli en fait autant avec notre siècle en s’inspirant d’un canevas que Goldoni avait écrit en France : Arlequin valet de deux maîtres.
Parmi les autres pièces marquantes de la compagnie, rappelons All’inferno, I refrattari, Songe d’une nuit d’été (en 2002, une réécriture  » par le bas  » du chef-d’œuvre shakespearien) et Griot Fuler. Fuler est un mot romagnol qui indique le griot, le narrateur, le fabulateur des fables traditionnelles qui, dans les années 30, circulait dans les campagnes : en échange des contes qu’il racontait il avait droit à un gîte et un couvert.  » Avec Luigi Dadina (N.d.R. : un des fondateur des Albe) nous décidâmes d’écrire une histoire à partir de ces deux figures parallèles : le griot et le fuler, qui étaient pour nous comme des pères. L’histoire portait sur le maléfice de  » l’ombre coupée  » qui existe aussi bien chez moi qu’en Romagne. Ce spectacle débuta au Sénégal, à Djourbel, chez Mor Awa Niang. De cette expérience naquit aussi un texte Griot Fuler qui fut édité en 1994 par les éditions Guaraldi/AIEP – Melting Pot.
I POLACCHI EN TOURNEE
La rencontre des Albe avec Alfred Jarry devait se faire un jour ou l’autre : tout d’abord pour la manière dont Jarry mit à feu le théâtre en tant que musée, idée fondatrice du théâtre des Albe. Ubu et son histoire donnent l’occasion aux Albe de parler encore une fois de notre société, de ses injustices et de ses stupidités, sa sauvagerie. C’est ainsi que l’Ubu créé par les Albe devient une marionnette qui rêve de  » ferrari  » et d' » ipermarché  » où l’on ne paye pas et que ses supporters, les palotins, sont portés par des jeunes  » décervelés  » qui fréquentent les boîtes et les stades, qui s’amusent à courir sur les autoroutes toujours plus fort. Au théâtre de l’Agora, à Evry, où je vis le spectacle, Martinelli et sa bande arrivèrent à créer une véritable osmose entre la scène et le parterre, si bien qu’au moment des applaudissements, la moitié de la salle finit par monter sur les planches, la scène s’étant transformée presque en fête collective, populaire : la pièce parlait véritablement aux jeunes et moins jeunes présents dans la salle.
En plus des inventions linguistiques et vocales, des solutions dramatiques originales apportées par la touche des Albes et naturellement de la drôlerie glacée du texte original, le succès de la pièce fut sans doute dû à l’énergie  » dévastatrice  » et incendiaire des jeunes acteurs qui jouaient  » les palotins « . Ces jeunes rencontrés au gré des ateliers (appelés la  » non-scuola « , la  » non-école « ) que les Albe mènent depuis des années dans les écoles de Ravenne apportent un souffle qui renoue avec les origines et la création de la pièce de Jarry (en effet, le personnage fut créé par des lycéens de Rennes en s’inspirant d’un professeur de physique) : ils apportent sur scène leur propre langage  » sale « , leur présence débordante d’énergie.
En juin 2004 le Théâtre des Albe à Ravenne a présenté un nouveau spectacle intitulé Salmagundi tandis que Mandiaye N’Diaye collabore actuellement avec l’écrivain Gianni Celati sur un projet de film et de texte bilingue wolof-italien, une réécriture d’Aristophane en Afrique. En même temps, il essaye de créer une maison de théâtre à Diol Kadd, son village d’origine.
Les Albe, un théâtre qui va encore faire du bruit… A SUIVRE !

///Article N° : 3582

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Les images de l'article
Santa Chiara © Marian Nur Goni
Mandiaye © Marian Nur Goni
I Polacchi © Silvia Lelli





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