Réflexions à la veille de la marche de la plate-forme « 15000 jeunes pour sauver notre avenir ».
Il est indéniable que les mouvements d’idées ou les bouleversements expérimentés ailleurs finissent par toucher les rives mauriciennes. Ce fut le cas pour mai 1968, qui arriva chez nous en 1975, et qui fit vaciller le gouvernement de Sir S. Ramgoolam, et déboucha sur l’éducation gratuite, après la mort de trois étudiants, si mes souvenirs sont exacts. Mouvement estudiantin qui popularisa le Mouvement Militant Mauricien (MMM), principal bénéficiaire de ce premier mouvement de contestation de jeunes qui bouleversa tout le pays. Aujourd’hui, deux mouvements ont précédé la marche des indignés qui se tiendra demain, samedi 10 septembre.
Le premier, tout le monde le garde bien présent en tête au vu des événements en Libye et Syrie. Ce sont les révolutions arabes. Elles ont inspiré les rassemblements en Europe, notamment chez les jeunes menacés par la précarité et l’exclusion. Ce sont les mouvements de protestation des indignés, notamment en Espagne et en Grèce, maintenant en Italie et timidement, en France. Ces deux mouvements ont été initiés sur les réseaux sociaux, surtout sur Facebook, comme tout un chacun le sait. L’Égypte et la Tunisie ont ouvert la voie pour ce mode de révolte inédit engageant un peuple, se propageant à la vitesse de l’éclair sur la toile du net. L’utilisation de cet outil surnommé « numérique 2.0 » laisse entendre qu’elle est le fait d’une jeunesse de l’âge informatique et du téléphone portable, maniant textos, Twitter et Youtube avec dextérité, à tel point que le gouvernement de Ben Ali infitrait les réseaux sociaux et Moubarak, fait unique dans un pays du vingt-et-unième siècle, a coupé l’accès au réseau internet pour les neuf-dixième des 23 millions d’internautes du pays des pharaons Ce qui démontre à foison l’incapacité de contrôler ce mode de contestation « virtuelle ». L’on a même vu, sentant que la lutte anti- net était vaine, les hommes de Moubarak commencer la guerre du net en appelant à la délation par des sms et investissant les nouvelles technologies pour promouvoir la propagande du régime par les réseaux sociaux
Plus net que ça, tu meurs ! En tout cas, nul ne saurait négliger le rôle mobilisateur des réseaux numériques
Cela fut compris trop tard par les tyrans, le sang avait coulé et le peuple était debout. Ces mouvements, essentiellement jeunes expliquent le fait que la presse française avait surnommé la révolution égyptienne le « mai-68 arabe », pour pointer du doigt le décalage explosif entre la jeunesse et sa caste dirigeante.
L’actuel mouvement du » numérique 2.0″, qui confronte le gouvernement de Navin Ramgoolam, le premier ministre mauricien bien fragilisé après la démission de trois ministres du Mouvement Socialiste Mauricien, son allié électoral et gouvernemental, se retrouve peut-être au seuil d’un mouvement de contestation d’ampleur. L’avenir dira s’il fera vaciller son gouvernement travailliste affaibli par une mésalliance politique et des affaires de corruption, dont l’affaire Medpoint, cette clinique vendue au-dessus de sa valeur et dans des conditions à élucider, au gouvernement, ne serait que la partie visible de l’iceberg, selon les « nouvelles » du même net
En 1975, la jeunesse sans internet et réseaux sociaux était inspirée par des idéaux de générosité et de changements de société influencés par les mots d’ordre de mai 68, qui voulait rompre avec les hiérarchies des sociétés traditionnelles et patriarcales. Et, je me souviens très bien, les jeunes demandaient, dans un très grand élan de solidarité sociale, essentiellement, l’éducation gratuite, et déjà, la fin du népotisme. Il y avait une sorte de fronde générationnelle sous-tendue par un mouvement de contestation de classes, je dirai, d’un début de prise de conscience de classes sociales dans un pays tout frais sorti de l’indépendance de 1968 (année de la contestation en France) et très marqué par des adhésions ethniques et religieuses, dans une nation à inventer, et que la classe politique a menée à son agenda propre.
En 2011, le mouvement veut aussi rompre avec une société dominée par la classe politique répétant les cassures gouvernementales comme s’il s’agissait d’un exercice de gouvernement incontournable, dont la gravité se mesure actuellement au sein de la crise économique et financière internationale. C’est dire que les Mauriciens n’avaient pas besoin de cette quasi double crise. La classe politique, plus que jamais, est empêtrée dans des affaires de corruption, dans l’incapacité d’instaurer une décommunalisation des esprits et d’instaurer une société mauricienne décomplexée face aux défis de la mondialisation, avec une méritocratie maintes fois promise et toujours renvoyée aux calendes grecques (trait d’humour bien involontaire, croyez-le)
. Il est significatif que l’auteur du programme des indignés mauriciens (1), Noor Adam Essack, a aussi connu la révolte estudiantine de 1974, fille du mai 68 estudiantin français, ce qui assure une continuité dans la contestation, et que l’instigateur de la fronde, Jameel Peerally, soit un réalisateur, un homme d’images qui a dérouté plus d’un à Maurice. Ce dernier avait réalisé Paradi an dey, un film iconoclaste sur la drogue qui lui avait valu des tracasseries de la part des autorités mauriciennes. Les initiateurs du mouvement savent certainement que ce ne sont pas les réseaux qui font les révolutions, comme l’ont démontré les révolutions arabes. Mais une résolution, une mise en action des idées de changement sur les terrains politiques et sociaux. C’est avant tout la capacité de concrétiser un profond désarroi d’une société et un besoin viscéral de changement qui ont mené à l’immolation par le feu en Tunisie et l’occupation sur la place Tahrir en Égypte. Et concrétise une mobilisation et une levée de boucliers durable dans ces deux pays, avec le sang du peuple vers sur l’échafaud des tyrans, avec les résultats encore mitigés que l’on sait. Chacun peut saluer le courage et la détermination des peuples arabes pour leur liberté, en dépit des changements encore à impulser au sein de la Tunisie et l’Égypte.
Revenons à Maurice. Peerally a tiré la sonnette d’alarme aujourd’hui en disant que des tentatives de récupération politique se manifestaient à l’égard de leur mouvement citoyen. Cela ne saurait étonner et c’est de bonne guerre, comme ce fut le cas par le MMM en 1975, qui avait surfé sur la vague de mécontentement de la jeunesse qui souhaitait plus d’égalité sociale, et déjà, la fin du népotisme, comme énoncé plus haut, mot qui avait fait son entrée dans la conscience des jeunes mauriciens d’alors. Le mouvement de contestation est par nature politique, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme. Aussi, le danger qui guette ce mouvement du « numérique 2.0 » serait l’absence d’une conscience et d’une prise en charge politique du mécontentement actuel au pays. Certains se posent la question de savoir si le mouvement est aussi apolitique qu’il le dit. En effet, l’on sait qu’un membre en vue du mouvement numérique, Maître Nilen Vencadasmy, homme de loi est affilié à un groupe politique, Resistans ek Alternativ. Le mouvement est aussi rejoint par Ashok Subron, fondateur du même groupe. Cela est souligné par de nombreux internautes. De même que la lutte, bien fondée d’ailleurs, de Resistans ek Alternativ contre le communalisme, qui semble être le credo du mouvement numérique actuel. Aussi, quand le mouvement se réclame d’être apolitique, des interrogations peuvent légitimement surgir. Surtout que, dans le contexte actuel de la fragilisation du gouvernement de Navin Ramgoolam, on ne saurait minimiser la portée politique de cette « plate-forme » qui dit vouloir discuter avec les politiciens pour faire passer leurs idées, tout en écartant des récupérations d’un parti bien établi. Donc son but est de peser sur la politique, et faire passer des idées pour que le pouvoir puisse entendre le rejet de la politique traditionnelle par un segment générationnel de la population. Son but n’est donc pas d’en finir avec le régime actuel, mais de lui dire qu’une autre prise de conscience POLITIQUE est en train de naître chez les citoyens qui en ont assez de la politique de grand-père/grand-mère, des palabres incessantes alors que les aspirations du pays en sont tout autres. Et qu’ils veulent d’une autre façon de faire de la politique. Je prends là le risque d’interpréter un message, si je puis dire, subliminal de ce mouvement, son message en filigrane, car j’y perçois un désir de redéfinir même les bases de la société mauricienne telles que le politique les a assises depuis l’indépendance. Le programme le dit obliquement en mettant l’accent sur la méritocratie et la justice sociale, l’égalité de traitement etc. La question qui se pose est : les insurgés du net réussiront-ils à faire passer dans la culture politique mauricienne ce que d’aucuns pensent tout bas, c’est-à-dire, une décommunalisation de la démocratie arc-en-ciel ?
À moins de faire preuve d’une courte vue ou d’une naïveté à toute épreuve, la portée politique de la « plateforme numérique » est bien d’influencer la politique mauricienne. Comment pose-t-il son défi au gouvernement ? Quand je parle du « mouvement numérique », je le fais à bon escient, car en plus d’être partis du net, les chefs de file de la contestation voulaient arriver à un quantum numérique – le chiffre de 15,000 indignés a été choisi par eux (2) – afin de montrer au pouvoir actuel que ce nombre suffit à légitimer ce mouvement anti-corruption et de ras-le-bol général, et peut représenter un mouvement citoyen alternatif et politique, pouvant peser sur les choix des urnes, surtout que d’aucuns pensent que des élections anticipées sont possibles à Maurice après la démission des trois ministres du MSM, l’ancien allié du gouvernement de Navin Ramgoolam. L’internaute contestataire mauricien porte donc sur lui un rôle et des défis majeurs de la société mauricienne empêtrée dans ses maux persistants de communalisme et de scandales politiques à répétition : renouveler la culture politique, faire passer les idées avant les groupes socio-culturels et ethniques, dessiner une nouvelle citoyenneté politique, faire de sorte que le réseautage transcommunautaire puisse renouveler le sens même du politique à Maurice, coincé depuis son indépendance en de savantes équations et dosages communautaristes. La symbolique, je le pense, si le mouvement réussit et se pérennise, est de faire sauter cet étau qui ne cesse d’empoisonner l’identité mauricienne et une citoyenneté mature, de se débarrasser des soupçons qui entachent la « nation arc-en-ciel » dont la diversité, souvent mise en avant pour promouvoir le pays à l’étranger, peut aussi être le champ de manipulations politiques multiples. Le nombre de 15000 comporte pour moi cette pré-équation, et l’émergence d’une politique transethnique et transculturelle peut-être située dans le mouvement en marche.
La police, on le sait, il y a deux jours, a autorisé cette marche pacifique. Et c’est tout à l’honneur de la démocratie mauricienne. Déjà, je signale un fait, et c’est un bon signe de santé pour ce petit pays qui s’est targué d’être une cyber-île, pour reprendre la terminologie (aujourd’hui teintée d’une certaine ironie de l’Histoire) du gouvernement en place : la télévision nationale a couvert une conférence de presse du mouvement hier, et a diffusé son appel au pays à se retrouver le 10 septembre à Port-Louis, chose encore impensable dans les autres pays, arabes ou européens : une télévision quasiment étatique relayant le mot d’ordre d’un rassemblement contestataire
On sait qu’Al-Jazzerah avait fini par être complémentaire de la rue arabe en relayant les twitters ou des films tournés par des portables, pour reprendre un certain terrain perdu au numérique 2.0, mais Al-Jazzerah n’était pas un organe médiatique quasiment officiel
La vraie révolution n’est pas virtuelle, mais je pense que le net peut rallumer une flamme nécessaire dans le cur d’une génération qui a besoin de se projeter hors des gangues. Et ce début pourra gagner en contenu dans la société civile, qui pourra réinventer l’enchantement en politique, surtout auprès des jeunes ballottés entre milles toiles du Web et une anomie sociale grandissante. Ce désarroi face au politique était déjà perceptible lors des élections de mai 2010 à Maurice. Dans un article écrit et paru le soir des résultats, j’observais une nouvelle perception politique au vu de l’utilisation de Facebook et des textos : « Les résultats de ces élections, avec ces éléments surprenants, indiqueraient aussi une nouvelle façon de voir la politique à Maurice, due essentiellement au rajeunissement de l’électorat. Les jeunes pourraient voir la politique davantage sous l’aune des enjeux réels, connaissant la globalisation et les nouveaux moyens de communications. Donc, ils s’éloigneraient d’une façon traditionnelle de faire de la politique au pays. J’ai pu constater de visu que les pollutions visuelles du passé, banderoles sur les routes, affichages sauvages
ont considérablement diminué. Par contre j’ai eu des messages avec des vidéos des candidats sur Facebook, des sms circulaient (colportant les nouvelles rumeurs pour affaiblir l’adversaire, souvent à connotations sectaires et racistes, car cette fibre est encore très sensible à Maurice) » (3). Et si ce mouvement du « numérique 2.0 » entamait demain une vraie révolution, rendant possible une nouvelle culture politique, ouvrant au pays la possibilité de penser le contenu politique et économique de cette petite démocratie ancrée dans l’océan Indien d’une façon plus moderne ? Une question est bien là pour tous : parlerons-nous, demain, d’un vrai printemps mauricien sous les cieux brouillés d’un pays encore à la recherche d’une identité vraiment nationale ? Et ce, grâce au « web 2.0 », ce web où chacun participe à l’élaboration d’une prise de conscience et d’une action nées d’un partage de contenus par Facebook ? Affaire à suivre, sur le terrain, demain
(1) Voici des éléments de ce programme en 20 points :
« Nous prônons une économie solidaire et égalitaire qui inclut tous les citoyens sans distinction aucune » ;
« Nous voulons qu’on célèbre notre diversité culturelle plutôt que de l’utiliser pour nous diviser » ;
« L’arrêt des subventions aux groupes religieux et sectaires » ;
« Un meilleur accès aux soins médicaux » ;
« La présence et culture des valeurs éthiques à tous les niveaux »…
(2) La plateforme se nomme « Wanted : 15,000 jeunes pour sauver notre avenir ». Voir son programme en ligne : socialmedia-mauritius. com/…/wanted-15000-youngsters-the-manifest/
(3) Lire tout l’article [sur le lien suivant]Maurice, 9 septembre 2011.///Article N° : 10403