Insularité et émigration

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Destroços de que continente,
Restes de quel continent,
de que cataclismos,
de quels cataclysmes,
de que sismos ,
de quels séismes,
de que mistérios ?…
de quels mystères ?…
Ilhas perdidas
Iles perdues
no meio do mar,
au milieu de la mer,
esquecidas
oubliées
num canto do mundo
dans un coin du monde
– que as ondas embalam,
– que les ondes bercent,
maltratam,
maltraitent,
abraçam…
enserrent…
Panorama (extraits), in Arquipélago (1935), de Jorge Barbosa.

Dès les premiers vers de ce poème, Jorge Barbosa, précurseur de la nouvelle littérature cap-verdienne, évoque quelques uns des principaux facteurs du drame cap-verdien : l’éloignement, la solitude, l’insularité et l’hostilité de la nature.
La vie économique de l’Archipel du Cap-Vert est étroitement dépendante de la dispersion de ses îles et des conditions climatiques. Périodiquement flagellé par de longues sécheresses et par des disettes, l’insulaire cap-verdien s’est souvent retrouvé devant un dilemme : partir ou rester ? Tiraillés entre la volonté d’émigrer et l’attachement à leur Archipel, les Cap-Verdiens les plus désemparés ont été marqués par un profond sentiment d’inquiétude, voire de fatalité. Par ailleurs, facteur psychologique déterminant, les traumatismes de la colonisation (discrimination, censure, répression) vont faire naître chez les Cap-Verdiens le sentiment d’être prisonniers de leurs îles. Il surgit alors une confrontation entre l’homme et l’immensité de l’eau, dont l’issu passe souvent par l’imaginaire, par l’évasion onirique.
Les îles de l’Archipel
Reprenant l’expression employée par Manuel Veiga lors de sa communication au Salon de la Traduction (Paris, 17 février 1997), nous pouvons dire, en effet, que  » capricieuse ou accueillante, l’insularité de ces îles se présente sous des formes diverses « . Sans prétendre analyser toutes ces formes (géographique, climatique, historique, politique ou psychologique) de chaque île de l’Archipel, essayons de les identifier.
SAL – L’île de Sal est le point d’entrée et de sortie de la plupart des voyageurs qui se rendent au Cap-Vert. Elle doit aujourd’hui sa relative prospérité à la présence de l’aéroport international Amilcar Cabral et d’un tourisme naissant. Ile plate et très aride, le sel fut autrefois sa principale ressource économique. Les salines de Pedra de Lume, situées dans un ancien cratère, ne produisent actuellement que pour la consommation locale. Comme dans la plupart des îles de l’archipel, ici aussi on utilise les éoliennes comme source d’énergie.
BOA VISTA – Plus proche du continent africain, Boa Vista possède un des climats les plus secs de l’archipel. Après une période de développement important dû à l’exploitation du sel, l’île connut au cours du XXème. siècle des sécheresses à répétition qui provoqueront une forte émigration. Boa Vista est d’ailleurs l’île la moins peuplée du Cap-Vert, avec à peine 3500 habitants.
MAIO – Durant plusieurs siècles l’exploitation du sel fut l’activité dominante de cette île. Curiosité dans son paysage, malgré un climat extrêmement aride : l’existence sur son sol de la plus grande forêt du Cap-Vert. Comme ses voisines Boa Vista et Sal, l’île de Maio est plate, sèche et entourée de nombreuses plages fréquentées par un tourisme international qui ne cesse de se développer.
SANTIAGO – Au sud de l’Archipel se trouve l’île de Santiago, aux paysages volcaniques montagneux et aux couleurs âpres. Elle est la plus grande des 10 îles, avec Praia, la plus africaine des villes, capitale du pays (62000 habitants), principal pôle économique du Cap-Vert. A la pointe nord de cette île se dressent les murailles épaisses du camp de Tarrafal, de triste mémoire, avec ses cellules lugubres et ses salles de torture où venaient croupir les prisonniers politiques de la dictature salazariste.
FOGO – Dominée par un volcan qui justifie l’origine de son nom, l’île de Fogo (feu) est un cône volcanique recouvert de laves noires, culminant à 2900 mètres et qui continue à fumer. Rien de plus surréaliste que de voir sur ces pentes carbonisées, aux odeurs de soufre, de belles vignes vertes ! São Filipe, avec presque 6000 habitants, en est la principale ville, avec ses petites places ombragées, son kiosque à musique et les façades vertes, bleues ou ocres de ses maisons anciennes (les sobrados), nous rappelant un décor colonial déjà bien usé par le temps.
BRAVA – Située à l’extrémité des îles  » sous le vent « , Brava est la plus petite île habitée de l’archipel cap-verdien, avec seulement 64 km.2 . Elle est aussi la plus montagneuse et une des plus humides. Ses côtes sont très accidentées, avec de nombreuses baies. Dès la fin du XVIIIème.siècle les baleiniers américains venaient recruter des marins à Brava. Beaucoup d’entre eux sont restés aux Etats-Unis. Enfin, c’est à Brava que naquit, en 1867, un des plus illustres poètes cap-verdiens, Eugénio Tavares.
SANTO ANTÃO – Santo Antão, aux paysages de cultures étagées, est l’île la moins aride et la plus fertile : maïs, manioc, canne à sucre, bananes, mangues et goyaves poussent à flancs de montagne. La fameuse Estrada da Corda (route de la corde), presque entièrement pavée à la main, permet de relier Porto Novo, au sud, qui est le port d’accès de Santo Antão, à Ribeira Grande, au nord-est. Cette route, qu’on pourrait appeler la route du grogue – le rhum – une des principales productions de l’île, est certes d’une importance économique vitale : outre le rhum, Santo Antão extrait et exporte la pouzzolane. Mais, par ailleurs, le parcours de cette route nous permet d’assister à des contrastes de climat saisissants : sur à peine 40 km., après avoir franchi des montagnes au relief vertigineux, à plus de 1200m., recouvertes de pins bien arrosés par les nuages accumulés, on passe d’un paysage aride et sec à une zone de vallées humides, à végétation abondante.
SÃO VICENTE – Située dans la partie nord de l’Archipel,  »  au vent « , l’île de São Vicente, avec ses paysages durs et arides, ses nombreux cratères et ses oasis, abrite dans une splendide baie la deuxième ville du Cap-Vert, Mindelo (47000 habitants). Pendant plus de cent ans le commerce de São Vicente fut une affaire anglaise et cette présence se remarque. Surprenante et insolite cette vision d’un terrain de golf, à 5km. de la ville, entouré d’arbustes épineux et balayé par un vent poussiéreux ! Depuis que les cargos traversent l’Atlantique sans escale, sans être obligés de s’approvisionner en combustible, Mindelo a perdu de son importance commerciale. Toutefois, grâce au dynamisme de ses écrivains, de ses artistes et de ses musiciens, Mindelo est considérée comme étant la capitale culturelle du pays, non sans que cela provoque de sérieuses crises de jalousie…
SÃO NICOLAU – C’est une île montagneuse, dont le volcanisme a marqué considérablement le paysage : cratères, laves, éboulis. Parmi ses espèces végétales on remarquera les dragonniers séculaires. São Nicolau s’enorgueillit d’avoir donné le premier lycée au Cap- Vert, dès 1869. Les ressources principales de cette île proviennent de l’agriculture et de la pêche. L’île de S. Nicolau est celle qui a connu une des plus fortes émigrations.
Ainsi, l’insularité est bien présente et devant les contraintes de divers ordres, plusieurs attitudes étaient possibles : l’émigration (sortie physique, d’ordre économique), l’évasion (sortie onirique, intellectuelle) ou bien la volonté de résister, de transformer une insularité anthropologique en une insularité politique. Ovídio Martins, poète militant, décédé en mai 1999 à Praia, dans son recueil Gritarei, berrarei, matarei, não vou para Pasárgada (Je crierai, je gueulerai, je tuerai, mais je n’irai pas à Pasargada) s’oppose avec véhémence à l’évasion et dénonce ceux qui expliquent le drame cap-verdien par la fatalité :
Não é verdade
Ce n’est pas vrai
meu irmão
mon frère
não acredites nisso
ne crois pas à cela
A fome que vimos
La faim que nous
Gramando
endurons
século de riba de século
siècle après siècle
não foi a estiagemce
n’est pas la sécheresse
que a pariu
qui l’a fait naître
Par ailleurs, dans ce même recueil, qui était une réponse indirecte au Vou-me embora para Pasárgada du poète brésilien Manuel Bandeira, O.Martins dénonce l’émigration vers les îles de São Tomé e Príncipe et vers l’Angola, imposée par le gouvernement portugais depuis la fin du XIXème.siècle jusqu’à la veille de l’indépendance.
Caminho longe
Les chemins de l’émigration cap-verdienne allaient vers les deux rives de l’Atlantique. Les premiers à partir furent ceux qui allaient travailler dans la navigation ou sur les baleiniers américains qui embauchaient à Brava ou à Fogo dès la fin du XIXème.siècle. Ceux-là finissaient par s’installer en Amérique du Nord. Cette période a duré jusqu’à la première guerre mondiale. Puis, pendant la lutte coloniale, il y eut l’émigration vers le Sénégal ou vers la Guinée-Bissau. Après 1974 l’émigration cap-verdienne s’oriente surtout vers Lisbonne et une fois parvenus dans la capitale portugaise nombreux étaient ceux qui prolongeaient leur route jusqu’à Amsterdam ou Paris. Pour la plupart des Cap-Verdiens les causes de cette émigration ne furent pas uniquement économiques, dans la mesure où c’était le système colonial qui rendait leur existence impossible dans l’Archipel. D’autre part, comme toute émigration de ce type, les conditions de départ, puis d’arrivée et de séjour dans les pays d’accueil furent extrêmement difficiles, tant sur le plan matériel qu’humain.
On estime qu’actuellement les Cap-Verdiens vivant en-dehors de leur pays sont au nombre de 500 000 environ (rappelons qu’au Cap-Vert la population totale est de 370 00). La plus grande communauté cap-verdienne à l’extérieur se trouve aux Etats-Unis (environ 300 000), dans la région de Boston principalement. Au Portugal, où ils travaillent massivement dans le bâtiment, on évalue leur nombre à 60 000. La présence cap-verdienne en Hollande (40 000) et en France (15 000) date des années 60, la plupart travaillant dans le bâtiment et les travaux publics. Mais ces chiffres sont imprécis car la situation administrative des Cap-Verdiens, en France particulièrement, est complexe : les premiers arrivants possédaient un passeport portugais ou des papiers sénégalais. En outre, étant donné les obstacles qu’il fallait franchir pour obtenir un regroupement familial, quand ce n’était un refus catégorique, nombreux furent ceux qui restèrent dans la clandestinité. Aujourd’hui encore beaucoup de Cap-Verdiens font partie des  » Sans Papiers « .

///Article N° : 1277

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