« J’ai historicisé cette vente aux enchères »

Entretien de Marian Nur Goni avec Vincent Godeau

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Vincent Godeau a été le consultant de la vente aux enchères uniquement consacrée à la « photographie africaine » organisée par la maison Pierre Bergé et Associés, le 23 novembre 2010, à Bruxelles. Photographes, choix des photographies, cotes et marché sont quelques-unes des questions abordées au cours de cet entretien.

Vous avez été le consultant de cette vente aux enchères consacrée aux photographies d’Afrique. Dans le mailing diffusé par la maison Pierre Bergé et Associés qui en faisait la promotion (1), elle est qualifiée de « vente historique ». En quoi considérez-vous que cet événement fera date ?
Cette vente s’appelait Photographies africaines plutôt que Photographies d’Afrique, parce que cette dernière expression laisse entendre que Pierre Bergé & Associés (PBA) allait proposer à la vente des photos réalisées par des voyageurs occidentaux « occasionnels ». Non pas que ces photos soient inintéressantes, mais il était plus pertinent de proposer le maximum de photographies faites par des Africains vivant en Afrique, ainsi que des photographies produites par la diaspora et par des artistes du Nord ayant des ascendances africaines. Quand la photographie africaine est présente dans une vente aux enchères, elle l’est toujours à la marge, un peu comme si elle était le supplétif de la peinture, de la sculpture ou des arts plastiques africains. C’est précisément dans cette mesure que la vente chez PBA a été qualifiée d’historique. Historique car, à ma connaissance (connaissance aussi fondée sur une thèse intitulée La Photographie africaine contemporaine soutenue à la Sorbonne en juin 2010), aucune vente ne s’était jusqu’alors exclusivement consacrée à cette photographie.
Sur les 270 « lots » proposés à la vente à Bruxelles, on pouvait y trouver des photographies de studio des clients de Samuel Fosso ; des photographies issues de reportages (telles celles réalisées par les nombreux photographes mozambicains présents dans le catalogue) ; des auteurs français qui ont longtemps travaillé en Afrique, tels que Françoise Huguier et Bernard Descamps ; des photographes contemporains qui ont longtemps travaillé sur leurs propres parcours de vie, à l’instar de Bruno Boudjelal et Malik Nejmi ; une « chemise » de Malick Sidibé ; des photographies politiques (telles celles de Sam Nhlenegthwa) ; des photographies de Germaine Krull datant de la période de la Deuxième Guerre Mondiale ; un exemplaire de l’ouvrage Les enseignes d’artisans en Côte d’Ivoire (2), dont une image illustre celle du photographe « Ici bon photo » ; des cartes postales… Bref, l’éventail (des possibilités et applications offertes par le médium) couvert par cette vente était très vaste : dès lors, sur quel type de critères vous êtes-vous basé pour préparer le catalogue de vente ?
Votre panorama est exact. Le mélange est là, indéniable. Mélange de genres : photos de studio, photos de reportage, photos politiques, et cetera. Ce mélange reflète la diversité des pratiques et des sujets abordés en Afrique.
La photo de studio était un des piliers de la photographie africaine. À cet égard, Samuel Fosso est un « photographe-frontière ». Né en 1962, il pratiquait comme ses aînés et ses contemporains une photo de studio dédiée à une clientèle locale. En revanche, quand Fosso se retrouvait seul, le soir, dans son atelier, il « s’individualisait » et réalisait des autoportraits « subversifs ». Cette expression de soi était une nette nouveauté par rapport aux pratiques des aînés (Malick Sidibé, Seydou Keïta, Al Rashid Mahdi…) du photographe centrafricain. Au demeurant, par la suite, cette veine de l’autoportrait a souvent été réinvestie sans que ce phénomène de l’autobiographie photographique plus ou moins assumée ait été véritablement soulignée (Yasmina Bouziane, Michèle Magema…).
La dialectique des temps ou le mélange temporel : inévitablement, lorsqu’on parle de la photographie africaine, ou lorsque l’on souhaite la vendre en tant que telle, on est obligé de scruter ou de tenir compte de l’archéologie de cette photographie. Dans les années 1990, des responsables français affirmaient que la photographie africaine n’existait pas. Selon eux, cette photographie n’était que la pâle imitation de la photographie pratiquée en Afrique par le colonisateur. Se contentant de copier les Blancs, les photographes africains n’auraient été que des plagiaires sans inspiration. Il est important de faire remarquer que ce type de point de vue ne prenait en compte que la photographie en Afrique francophone. Et, de toute façon, si ces esprits critiques avaient été un tant soit peu au courant de la très riche histoire de la photographie qui se pratique en Afrique anglophone, ils auraient tout de suite compris l’énormité de leur propos.
… Bernard Descamps, Françoise Huguier ? Ces deux photographes français ont joué de par leur dynamisme, leur clairvoyance et leur générosité un rôle majeur dans l’essor et la reconnaissance de la photographie africaine : ce sont eux qui ont créé la biennale de Bamako. Ils ne sont certes pas les seuls toubabs à avoir marqué de leurs empreintes la photographie africaine, mais il se trouve que c’étaient certaines de leurs photographies d’Afrique qui étaient sur le marché au moment de la vente PBA, en ce mois de novembre 2010.
Germaine Krull était-il le plus pertinent de mes choix ? La présence de Krull au Maghreb pendant la seconde guerre mondiale fait partie de l’histoire de la photographie en terre africaine : le fait est, j’ai historicisé cette vente aux enchères. Le but était de faire partager cette idée que mieux on connaît la photographie africaine, plus on l’apprécie (les photos de Kélétigui Touré qui se sont bien vendues ont un goût encore plus particulier lorsqu’on sait que ce photographe originaire de Kayes est l’exact contemporain de Keïta). Et si je m’intéresse autant à la photographie africaine, c’est bien sûr par goût de l’histoire de cette photographie, la photographie du passé africain étant alors une sorte de périscope, parce j’attends qu’elle soit aussi une photographie de l’histoire de l’Afrique. Ce dernier point a son importance. Il n’y a sans doute pas de spécificité de la photographie africaine. En revanche, il existe des thèmes ou des motifs que l’on retrouve dans énormément de photos. Par exemple le motif de l’enfance. Cela dit, je pense que les photographes dits de la diaspora manquent quelque chose lorsqu’ils se revendiquent comme photographes tout court et non comme photographes de la diaspora africaine.
Pour chaque auteur, comment le choix des photographies retenues pour la vente a-t-il été opéré ? Quelles conditions et caractéristiques devaient-elles remplir pour y être incluses ?
Mes choix ont été induits par la manière dont j’ai mené ma recherche doctorale. Faute d’archives véritables, j’ai en partie mené l’ensemble de mon terrain de manière journalistique et ce, aussi bien en Afrique, où j’ai un peu vécu, qu’en Europe. J’ai pu ainsi rencontrer nombre des acteurs vivants de cette photographie africaine qui m’ont souvent autorisé à consulter leurs trésors archivistiques. Bref, pour construire cette vente chez PBA, je me suis largement tourné vers ces témoins avertis – photographes, collectionneurs, marchands, critiques, journalistes, tireurs, bibliothécaires – que j’ai pu rencontrer. Quant aux photographies elles-mêmes, il fallait que le sujet traité renvoie directement à l’Afrique. Il n’y avait pas de condition de format ou de support. Un coup d’œil d’ensemble sur l’exposition qui a précédé la vente dans les locaux de PBA à Bruxelles permettait de constater des choses simples : par exemple, les grands tirages (à partir de 100 par 100 cm) apparaissent tardivement (à la fin des années 1990 et au début des années 2000).
Quant à la question du « pedigree » des photographies, j’ai demandé aux uns et aux autres de proposer plutôt des images signées, numérotées et datées. Les acheteurs attachent à juste titre une grande importance à ces trois éléments.
Enfin, parfois, je me suis laissé guider par mon instinct. J’ai par exemple insisté auprès de Yo-Yo Gonthier pour qu’il accepte de partir au feu avec les deux images reproduites dans le catalogue plutôt qu’avec telles autres, intéressantes mais plus difficiles à vendre.
Pouvez-vous nous éclairer sur la partie juridique de cette expérience ? Quel type de contrat a été signé avec les artistes ? Dans le catalogue, figurent également des studios tels le Photographic Studio Freetown (Sierra Leone) ou le Paramount Photographers Lagos (avec des photographies de Félix Akinniran Olunloyo), ainsi que de nombreux photographes anonymes : dans ces cas, particulièrement, quelle est leur provenance et quelles dispositions ont été prises du point de vue légal ?
Les vendeurs ont tous signé le contrat type de la maison de vente Pierre Bergé & Associés. Simplement, comme cette vente a eu lieu à Bruxelles, le contrat de vente était conforme au droit belge. Compte tenu du secret professionnel qui reste de tout temps attaché à l’activité de consultant, je ne peux malheureusement pas vous indiquer la provenance des photographies. Je peux vous dire en revanche que les propriétaires de ces photos, qu’ils soient africains ou non, ont choisi de mettre en vente des photographies qu’ils jugeaient présenter un intérêt précis, quel qu’il soit, historique, plastique ou affectif. Les dispositions légales de la vente de ces photographies sont celles définies par les lois française et européenne, en particulier celles sur le droit d’auteur.
Comment le prix de départ de chaque oeuvre a-t-il été fixé ?
Ou bien le photographe concerné avait une cote. En ce cas, il était facile de prendre celle-ci en compte et d’arriver, par un jeu de comparaison, à une estimation.
Ou bien le photographe n’avait pas de cote. Alors l’estimation était arrêtée en fonction de plusieurs critères. La notoriété, d’abord. Mais celle-ci, en l’absence de cote, est par définition plus restreinte. Il fallait donc l’évaluer. L’estimation reposait aussi sur la qualité du tirage, sa taille, la prise en compte du fameux binôme date de prise de vue/date de tirage. Enfin, bien sûr, il y a le critère de la rareté.
D’après cette expérience et selon vous, quels sont les auteurs qui aujourd’hui séduisent davantage le marché et les collectionneurs ?
La notoriété va à la notoriété, étant entendu que la notoriété n’est pas construite sur du vide. La notoriété est le fruit du travail conjoint de l’auteur avec un marchand ou un galeriste. Donc, pas de surprise lorsque qu’on retrouve parmi les photographes les mieux vendus les noms des anciens, Seydou Keïta, Malick Sidibé, J. D.’Okhai Ojeikere.
D’autre part, l’intérêt suscité par Nontsikelelo Veleko n’a pas été non plus une surprise. Plutôt lancées par la biennale de Bamako, les images de cette jeune photographe sud-africaine ont fonctionné dans cette vente comme elles fonctionnent partout ailleurs, c’est-à-dire avec une grande force attractive. Le travail de Berry Bickle a aussi tenu ses promesses.
Vous est-il possible de dessiner un profil du collectionneur qui s’intéresse à la photographie réalisée en Afrique ?
C’est un arpenteur. Un passionné pragmatique. Un érudit de la photographie qui achète des photographes très différents. Chez ce collectionneur-type, le lien est fort entre cette photographie africaine et l’Afrique. Même, d’une manière plus large, il est possible de dire que c’est l’amour de l’Afrique qui porte cette audacieuse quête d’images.
Quelle a été l’ampleur globale de la vente ?
La vente n’a pas été facile, ce qui est normal, puisque c’était une vente pionnière, une vente de précurseur.
Enfin, quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
Un bilan positif. Ce n’est pas pour rien que cet acte de foi en la puissance créative de la photographie africaine, cet appel à l’esprit de découverte ont été largement relayés par les médias. L’Afrique photographique existe. Sa gestation achevée, on s’en trouvera définitivement ébloui.

1- Courriel envoyé le 4 novembre 2011.
2- Clauzel, Ferrari, Les Enseignes d’artisans en Côte d’Ivoire, éditions SERG, Ivry, 1971.
///Article N° : 10836

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