Je suis.. : contre « le choc des ignorances »

Entretien de Anne Bocandé avec Bakary Sakho

Afriscope 42 : Diversité, un symbole, et après ?
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Premier livre, Je suis, publié chez une toute nouvelle maison d’édition, Faces Cachées. Bakary Sakho, enfant du 19e, gardien d’immeuble dans le quartier Cambrai-Curial, militant associatif, prend la plume. « Je suis un personnage aux multiples identités […] complet et complexe » écrit-il dans cet essai-témoignage. Né de parents mauritaniens, il y valorise son héritage culturel soninké, sa spiritualité musulmane et y parle d’éducation. Ouafa Mameche, éditrice, l’accompagne et fait de ce premier livre, son manifeste : mettre en avant des auteurs singuliers en utilisant des stratégies marketing issues des cultures urbaines. Ensemble, avec Je suis, ils envoient un message de mobilisation collective. L’enjeu ? Se réapproprier les mots, penser les quartiers où ils vivent par eux-mêmes, agir et transmettre. Le tout pour « créer une société multiculturelle soudée ». Rencontres.

Afriscope : Pourquoi vous êtes-vous lancé dans l’écriture d’un livre?
Bakary Sakho : Les paroles s’envolent les écrits restent. Quand je regarde votre magazine je pourrai le relire dans six mois alors que si on échange simplement, je vais peut-être oublier et surtout transformer les propos. Et puis le livre est un excellent support pour susciter le débat. Ça fait 18 ans que je milite sur le terrain. Lors des conférences que je fais, les autres intervenants autour de moi ont souvent un livre à donner, ou un site internet à proposer. Alors ma résolution en 2014 : écrire un bouquin. Celui qui le lit sait que c’est un livre d’engagement. Voici ma pensée, ma position, mes idées. Qui veut les partager avec moi ? Nous allons nous rassembler pour faire le boulot nécessaire à notre épanouissement individuel et collectif. Nous sommes des Français d’action, nous n’avons plus le temps de nous justifier sur notre citoyenneté, nous sommes des bâtisseurs de nation et de société. Ce n’est plus la justification « nous sommes des mangeurs de thieb ou de couscous qui aimons aussi la choucroute halal ». D’ailleurs il y a des Noirs qui n’aiment pas le manioc (rires) (1).
Vous voulez dire que vous ne voulez pas être dans une justification identitaire ? Votre livre se décline en quatre parties : votre héritage africain, la question de l’éducation, votre héritage spirituel musulman, et enfin la question de l’engagement collectif.
Il y a un besoin, non pas de se justifier auprès d’autrui, mais auprès de soi -même : quel est mon patrimoine culturel ? Les deux premières parties de l’ouvrage sont là-dessus : l’éducation à la maison, à l’école et dans la rue, l’éducation spirituelle. Et je dis bien que ce n’est pas dans l’absolue la croyance en un Dieu unique mais en soi-même. Quelle est ma foi ? Mon déterminisme ? Ce n’est pas un livre pour râler, ni faire de la pleurniche, et encore moins de dire « nous sommes là depuis tant d’années en France, nous voulons l’égalité des chances, bla bla ». Non, nous sommes là, nous faisons partie du paysage. Je suis sera ma carte d’identité. J’ai 34 ans, j’ai passé 34 ans de ma vie dans le 19e. Des jeunes du quartier, qui me connaissent bien, sont surpris que j’ai pu écrire un livre. J’ai du culot et je veux partager ça avec la jeunesse. Un de ces jeunes, qui m’a dit qu’il était étonné, m’a demandé une heure plus tard, « et si demain je veux écrire ? ». Je lui ai dit : « viens, on t’écoutera et on t’aidera ». Des gens viennent déjà nous voir à Faces Cachées avec des propositions. C’est ça qui est fort.
Le « tu » que vous utilisez dans ce livre s’adresse à ces jeunes ?
Je m’adresse à un jeune, ou moins jeune, à qui je dis « tu peux », « tu ne dois pas vivre à travers le regard de l’autre sur toi ». Et le fond de Je suis c’est ça : comment je deviens un élément fort de ce pays, comment je contribue à un meilleur vivre-ensemble. C’est ça qui est important : être acteur, faire quelque chose pour le changement. Le changement il est sur la question des mentalités déjà. Dans nos quartiers des gens comme moi n’ont pas de cursus universitaire. Mais j’ai le culot de me lancer dans l’aventure d’un ouvrage et la création d’une maison d’édition. J’admire des gens comme Kery James qui lance des hymnes pour donner de la force à la jeunesse. « On n’est pas condamné à l’échec » (2). Et surtout ce n’est pas que la jeunesse des quartiers franciliens. J’ai été partout en France, dans la Creuse, dans le Sud, dans le Nord, et les jeunes en bavent presque plus que les jeunes de banlieues. Et c’est aussi ça le thème du bouquin : de dire arrêtons de faire les mendiants. J’ai rencontré des jeunes, blancs, à Arras, et ils me disent « après le BAC c’est mort pour nous. L’Université c’est à Lille et il faut payer le logement, le transport et on ne peut pas. Donc quand on est 500 jeunes à faire un CAP coiffure ici mais il y a que cinq salons de coiffure, comment on fait ? On est totalement coincé ».
Et qui est le « nous », qui revient aussi beaucoup dans Je suis ?
Le « nous » évolue au fil du livre. D’abord il est le « nous » de ma famille. Celui qui me rassemble avec un patrimoine culturel africain, d’immigré africain, soninké. Ensuite je sors pour aller à l’école et dans la rue. Et le « nous » change. à l’école et dans la rue il peut être « je » et des personnes dont les parents ne sont pas issues de l’immigration mais qui connaissent aussi l’inégalité sociale.
Vous êtes notamment très critique sur ce qui a pu être fait ou pas dans les dits quartiers populaires.
Ici dans le 19e ça a beaucoup bougé au niveau du paysage, de l’urbanisme. Intérieur, extérieur tout a été refait à Curial-Cambrai par exemple ou Stalingrad sur la rue d’Aubervilliers. Mais on réhabilite les murs sans accompagner les gens. Les habitants ont toujours des dettes de loyer, et les jeunes sont toujours au chômage…
Le « nous » englobe aussi les acteurs de quartiers dont vous critiquez l’absence suffisante de rassemblement. Une autocritique ?
Ce que je dis c’est « nous ne sommes pas à la hauteur ». Il y a beaucoup d’initiatives et aussi du système D entre les habitants. Il y a de l’innovation tout le temps. Partout. Des coopératives, des tontines. Mais ce n’est pas du tout à la hauteur des enjeux actuels. L’absentéisme à l‘école se banalise, le chômage augmente, la délinquance se promotionne. Alors prenons nos responsabilités.
Comme enjeu vous insistez sur la nécessité de créer une « société multiculturelle soudée » à l’heure où le risque de repli communautaire est fortement médiatisé.
On est en train de le créer. Nos parents, quand ils sont arrivés en France, le Français avait un regard sur lui plutôt caricatural mais ils vivaient ensemble quand même. Il n’y avait pas d’immeubles que de Noirs ou d’arabe. Cela c’est construit avec le temps. Aujourd’hui il faut qu’on trouve un projet commun. On doit être à la hauteur de cet enjeu du choc des ignorances.
Vous insistez sur le fait qu’il faut sortir des « tutelles intellectuelles » qui parlent de ces espaces et de ses habitants.
Ceux qui viennent de quartiers populaires doivent se réapproprier les mots et les concepts. Et ce sera aussi le boulot de la maison d’édition Faces Cachées. Quand on parle de littérature, on parle de vocabulaire et de concepts, et il faut qu’on revoie tout ça aussi. Le rapport au savoir, à la littérature, tout passe par l’écriture aujourd’hui.
« Le temps est à l’organisation », écrivez-vous.Vous ouvrez dans ce sens un lieu en septembre, le 99. Pourquoi ?
Il manque des lieux de réflexion. Ce sera un lieu pour penser et travailler avec des compétences réunies, de l’expert-comptable au graphiste en passant par le juriste, les journalistes, etc. Ce sont vingt structures qui se fédèrent dans un même espace. Le réseau, il est là. Pour le projet Je suis, j’ai pris des potes grapheurs, graphistes, photographes, etc. L’idée c’est : comment on fait pour prendre le meilleur pour le mettre chez nous ? C’est super important.
Et dans une dynamique d’économie sociale et solidaire. C’est-à-dire ?
En 2000, j’étais dans une association, Les Braves Garçons d’Afrique (BGA) sur la recherche identitaire, la place d’un jeune noir en France. Après 10 ans je me suis dit que j’en avais fait le tour, que je voulais être sur des projets plus universels, sur le long terme et plus fédérateurs. Le seul espace sur lequel je voulais bosser c’était les quartiers populaires et l’innovation sociale. Il y a eu une proposition de dotation de 15 000 euros pour réunir un groupe de jeunes aptes à parler et penser l’innovation sociale dans notre quartier. Qui connaît, qui y habite, et a un vrai réseau dans et en dehors du quartier. Non pas des gens venus pendant deux mois faire une étude et qui après disent être « spécialiste des quartiers ». Donc on a travaillé sur ce qu’est l’économie sociale et solidaire. De là est né Le Laboratoire d’initiatives durables et d’économie solidaire (LIDEE) en 2011. C’est avec LIDEE que l’on monte aussi le 99 et les éditions Faces Cachées pour ne citer que ces deux projets.
En termes d’organisation, dans votre livre, vous évoquez le travail du Front national…
Ce que je dis c’est : ne regardons plus seulement le discours mais la manière dont travaille le Front national, comment il trouve et gère son budget. Comment il gère sa stratégie de communication. Ses membres prennent de plus en plus de places. Ils ont réussi à convaincre des Français lambda de voter pour eux, même des mecs de quartier et parfois même des musulmans ! Un mec de cité, noir, blanc, rebeu de condition sociale précaire peut voter FN aujourd’hui. Comment en 2015 le FN a réussi à devenir un mouvement fort dans le paysage politique et démocratique ? Il passe davantage dans les médias que d’autres partis minoritaires. Il y a quelque chose qui ne va pas. Pourquoi ce parti connu depuis ma plus tendre enfance comme étant raciste et fasciste passe à la télévision si souvent, a de l’argent, des locaux, etc ? Il tend vers le mal, prenons exemple sur leur organisation pour tendre vers le bien. Je donne volontairement cet exemple extrême pour ouvrir le débat. En parlant réseau, vous êtes passé par le programme américain des leaders internationaux, qui permet à des jeunes, identifiés par les Américains comme les futures élites de leur pays, de découvrir les Etats-Unis. On m’a vendu le rêve américain. Hôtel, traducteur, chauffeur qui t’attend avec une pancarte à l’aéroport… Partout, j’ai été reçu comme un ambassadeur français. Puis à Detroit, après une conférence, un jeune est venu me voir et m’a dit « grand frère merci pour ton intervention, on ne savait pas qu’il y avait une communauté noire en France avec des injustices sociales aussi fortes. Ici à Detroit on galère, et c’est la première fois, avec votre visite qu’on a quelque chose comme le buffet et tout. » Et en fait je n’avais pas compris que c’était des enfants du ghetto, et un ghetto digne des films noirs américains les plus sombres. On ne nous avait pas montré cela…
Avec ce livre vous voulez encourager les plus jeunes. Dans vos références vous évoquez tout autant Thuram que Booba en passant par Cheikh Anta Diop.
Je vulgarise. Je veux venir avec des références communes et connues de notre époque. Je parle aussi de Cheikh Anta Diop. Mais qui le connaît aujourd’hui ? Qui l’a lu et surtout compris? J’ai été à Dakar avec la BGA à l’université Anta Diop où j’ai appris à lire et mieux comprendre son oeuvre. Les autres références sont Malcom X, Lumumba et Luther King. Avec Luther King j’avais des rêves mais pas de plans, maintenant j’ai un plan qui est de faire et de partager mon enthousiasme. Quand tu as un plan, que tu sais où tu vas, tu canalises ta colère, ton énergie tu la mets mieux au service de la communauté citoyenne.
Quels autres livres vous ont marqués ?
En 1992 / 1993, le cancre que j’étais a attiré l’attention de sa prof de français. Elle savait que j’étais un cas social et qu’il n’y avait pas grand-chose à tirer de moi sur le plan scolaire. Mais comme j’aimais faire le petit comique en classe avec son mari ils m’emmenaient voir des pièces de théâtre. Ils m’ont prêté Marcel Pagnol, La gloire de mon père et Le château de ma mère. Marcel Pagnol, c’est mon Malcom X de l’époque. Je ne dirais pas que je dévorais les livres mais j’ai compris que la littérature laisse la place à l’imaginaire et au débat. C’est la force des mots quand ils sont posés.

(1) Référence au roman Je suis noir et je n’aime pas le manioc de Gaston Kelman, Max Milo éditions, 2003.
(2) Kery James, « Lettre à la république ». Album 92.2012
<small »>Un nouveau lieu : le 99 ! Au 99 rue de Crimée (Paris 19e), 20 structures se fédèrent, de l’association sportive Meltin Club, au club de lecture Read!, en passant par Road treep, qui organise des voyages éco-solidaires en Afrique. L’objectif ? Créer des dynamiques collectives, mettre en commun des compétences, organiser des événements, etc. Ouverture du 99 prévu à l’automne. à suivre !///Article N° : 13185

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© Hugo Aymar
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