José Eduardo Agualusa et Mia Couto ré-enchantent le monde

Entretien croisé avec Olivia Marsaud

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Les écrivains mozambicain Mia Couto et angolais José Eduardo Agualusa sortent leurs deux derniers romans en France. L’occasion de faire dialoguer ces deux piliers de la littérature africaine lusophone.

Interviewer José Eduardo Agualusa et Mia Couto ensemble, c’est un peu comme observer les retrouvailles de deux vieux amis autour d’un café ou d’une bière fraîche, dans un café de Lisbonne, Rio, Luanda ou Maputo. C’est se retrouver face à ces deux stars de l’édition lusophone, archiconnus (et reconnus) au Brésil et au Portugal, se titiller comme des gamins. Ces deux-là ont plus que la langue en commun. Leurs parcours se rejoignent sur bien des points : Agualusa a fait des études d’agronomie et de sylviculture, Couto de médecine et de biologie, puis ils sont devenus tous deux journalistes. Engagés politiquement, ils ont publié leur premier ouvrage dans les années quatre-vingt (un roman pour Agualusa, de la poésie pour Couto). Marqués tous deux par les longues et meurtrières guerres civiles qui ont ravagé leurs pays (1977-1992 au Mozambique, 1975-1991 en Angola, toutes deux suivant l’indépendance des deux États), ils ont en partage ce passé douloureux, qu’ils ne cessent de sonder, de dévider et reconstruire dans leurs livres. Dans Le Marchand de passé, Agualusa poussait la logique très loin puisque son personnage principal vendait des passés sur mesure… une idée qui trouve écho dans le dernier livre de Couto, L’Accordeur de silences, dans lequel un père, pour fuir son passé, élève ses fils en dehors du monde. Dans Barroco tropical, Agualusa se projette cette fois-ci dans l’avenir, pour décrire une Luanda sombre et dévorante. Les deux romans, qui sont sortis en même temps, sont différents dans le fond et dans la forme, autant que peuvent l’être leurs auteurs. Mais ils ont en commun le fait de bousculer la langue, d’oser une créativité littéraire jubilatoire, d’offrir une intrigue haletante et de ciseler des personnages qui vous collent à la peau longtemps après avoir refermé les livres. Agualusa le ténébreux, teint mat, yeux noirs, volubile au portugais mâtiné de brésilien chantant, face à Couto, cheveux poivre et sel, yeux bleu océan indien, observateur amusé au portugais impeccable qu’on entendrait chanter à Lisbonne. Ils sont africains, revendiquent la créolité de leurs origines ainsi qu’une lusophonie plurielle et mondialisée. Ils se lisent, s’admirent et écrivent même des pièces de théâtre ensemble (Il pleut des amours dans la rue du meurtrier et La Boîte noire). À leur manière, intellectuelle, intelligente et décontractée, ils réalisent le rêve des expéditions portugaises de la fin du XIXe siècle : relier l’Angola au Mozambique. Et vice-versa.
Les critiques littéraires aiment à définir vos écritures comme du « baroque tropical ». Vous vous retrouvez dans cette « appellation » ?
Agualusa : il faut prendre ce mot de baroque dans le bon sens de l’invention, de la créativité, du débordement. Il a été inventé pour décrire l’architecture au Brésil, d’inspiration européenne, portugaise, et tropicalisée.
Couto : c’est une catégorie étriquée. J’ai toujours du mal avec cette classification. Pour moi, ce que j’écris n’est pas magique, excessif ou baroque.
A : Il faut tout de même dire que Mia nous a donné à lire la langue portugaise d’une autre façon. Ses premiers livres sont incroyables. On a une sensation de découverte, d’émerveillement devant la lumière qui se dégage de ses mots. C’est un grand conteur, ses livres ne sont pas seulement esthétiques. Dans le dernier, on note une épuration, comme une maturité. Il laisse l’excès de côté. Mia, c’est l’héritier du grand écrivain brésilien Guimaraes Rosa, il y a une filiation aussi avec le poète brésilien Manoel de Barros. Moi, si je devais trouver une filiation, elle serait plus du côté des Latino-Américains, d’un Borges par exemple.
La poésie tient une place de choix dans vos pays. D’ailleurs, le premier livre publié en Afrique subéquatoriale était un recueil de poèmes de l’Angolais José da Silva Ferreira. C’était en 1849… Vous-mêmes, vous en écrivez. Agualusa, un poème que vous avez écrit dans Barroco tropical, a été repris dans un fado, et vous, Couto, vous avez publié trois recueils de poésie…
C : Pour moi, la frontière entre poésie et prose n’existe pas. C’est sûr, la forme est différente, verticale pour le poème, horizontale pour le roman mais la forme n’est pas essentielle. La seule différence pour moi, c’est que le poème surgit d’un coup, s’impose presque « tout fait » quand je l’écris. Et très souvent, je sais que ce n’est pas juste un poème mais une idée pour un texte de prose plus long à venir. La poésie, ce n’est pas simplement un genre littéraire, c’est une manière d’écouter, d’entendre et de regarder le monde. C’est une attitude philosophique.
A : à l’origine, la poésie était une discipline de la magie. Je pense que c’est encore le cas. Mia, c’est un chaman ! Moi je suis seulement écrivain.
Que représente le fait d’écrire pour vous ?
C : écrire, c’est ré-enchanter le monde. Le re-sacraliser. Retrouver le monde perdu.
A : seul un chaman peut dire des choses pareilles ! C’est du domaine de la religion ! Pour moi, l’écriture est de l’ordre de la réflexion et c’est aussi le lieu du débat. C’est très important, surtout dans un pays comme l’Angola qui est dans un système politique verrouillé et va, j’espère, en sortir. Les gens n’ont pas la possibilité de débattre, d’échanger leurs opinions.
C : Agualusa a une vision pragmatique de la littérature. Il faut penser en dehors des idées ! Il faut abolir les frontières entre les idées, les sentiments et les émotions. Il faut penser avec tout le corps, pas seulement avec son cerveau.
Vous avez été tous les deux journalistes, mais c’est chez vous, Agualusa, qu’on sent que cela a nourri votre écriture. Vous faites régulièrement apparaître des coupures de presse, des interviews, dans vos romans…
A : du journalisme, j’ai appris des techniques, comme recueillir du matériel, des témoignages, faire parler les gens. J’ai aussi appris à transformer des choses complexes en choses simples.
C : On trouve chez lui ce côté précis du journalisme mais avec un fond poétique très fort. Quand il parle de Kianda, le principal personnage féminin de son dernier livre, c’est de la poésie ! Il est plus poète qu’il ne le croit…
Vous faites partie de la deuxième génération d’écrivains dans vos pays. Y a-t-il une nouvelle génération en train d’émerger ?
A : Pas vraiment. Il existe d’autres grands auteurs angolais et mozambicains qui sont surtout de grands poètes. J’ai créé une maison d’édition avec pour but d’éditer des livres de langue portugaise en dehors des grands circuits. Comme cela a eu du succès, les grandes maisons d’édition publient aussi des Africains depuis cinq ou six ans, que ce soit au Portugal ou au Brésil. Je pense à Ondjaki, un jeune auteur angolais de 33 ans qui vit au Brésil. Mais, pour avoir des romanciers, il faut un effort des autorités. Car il faut du temps pour former un écrivain.
La guerre civile n’a-t-elle pas décapité cette génération ?
A : Je ne pense pas car, paradoxalement, si l’on prend la guerre coloniale, le pays a connu un grand développement pendant cette période. Le problème ce n’est pas la guerre, c’est le manque de développement. C’est la corruption du gouvernement et l’absence de démocratie. C’est le manque d’éducation et le fait que la culture ne soit absolument pas encouragée.
C : c’est la même situation au Mozambique mais je ne suis pas entièrement d’accord avec l’analyse de Agualusa. Il y a un manque de volonté politique mais la guerre a aussi, pendant seize ans, mis un arrêt à la diffusion de la culture. Mais nous avons deux pays différents : nous n’avons pas vécu la même guerre civile et, au Mozambique, nous vivons l’émergence de la démocratie.
A : en Angola, il n’y a pas de démocratie, et ça fait toute la différence. Il y a un vrai paradoxe dans ce pays. Tous les mois, je reçois des manuscrits de jeunes Angolais qui veulent être écrivains et qui écrivent de grandes et belles histoires… mais qui n’ont pas les instruments pour les raconter. Ce sont souvent des histoires personnelles très intenses, basées sur des expériences intimes mais il leur manque les techniques romanesques et littéraires. On en revient au problème de la formation.
Vous avez abordé les thèmes de la guerre, de l’histoire, de l’identité de vos pays respectifs. Pensez-vous que la littérature soit le support de la mémoire collective ?
C : oui et non. Car il y a d’autres mécanismes, comme l’oralité, qui permettent de maintenir vivace la mémoire d’un peuple et d’un pays. Ne laisser ce rôle qu’à la seule littérature, c’est de fait exclure les gens qui ne savent ni lire ni écrire. Or, ces gens ne sont pas sans mémoire. On ne peut pas exclure une partie de la population ! La plupart des écrivains africains lusophones sont d’ascendance européenne. Ils ont été élevés au milieu de la langue portugaise et des livres.
A : mon père aimait les livres, ma mère était professeur de portugais, comme le père de Mia. Nous sommes issus d’une situation familiale et sociale privilégiée.
Justement, quel rapport à la langue portugaise entretiennent les Angolais et les Mozambicains ?
A : au XIXe siècle, en Angola, tous les gens parlaient à la fois le kibundo et le portugais. Il existait même des journaux en kibundo et une des premières grammaires publiées concernait cette langue, écrite par un Angolais noir. Aujourd’hui, c’est fini. La langue portugaise s’est complètement enracinée en Angola : beaucoup d’Angolais, notamment à Luanda, parlent le portugais comme langue maternelle, ce qui n’était pas le cas avant. On trouve de moins en moins de citadins parlant le kibundo. Un tiers des Angolais parlent le portugais comme langue maternelle, les deux tiers comme langue nationale, officielle. Il y a deux mouvements contradictoires en Angola. À la fois une tentative de subversion de la langue, de la nationaliser. Et le mouvement opposé : les gens se disent qu’il faut savoir bien parler un bon portugais pour être outillé dans la vie, et réussir en politique par exemple.
C : au Mozambique, le portugais est aussi la langue nationale mais seuls 12 % des Mozambicains la parlent comme langue maternelle. Les langues bantoues sont encore très vivaces. C’est un phénomène social : beaucoup de gens parlent portugais après avoir appris leur langue maternelle. C’est souvent au moment de l’adolescence et des premiers flirts. Ils draguent avec le Portugais et en portugais…
Tous les deux, vous avez une écriture qu’on pourrait dire décomplexée, libre. Mais chez Mia, cela est poussé à l’extrême : il y a une invention langagière et linguistique inédite !
C : contrairement au français, qui est une langue rigide, le portugais est une langue souple, ouverte aux changements. Nous n’avons ni honte ni peur de modifier notre portugais selon nos besoins et nos envies. Cette langue a toujours été enrichie de mots indiens, brésiliens, africains… ce n’est pas considéré comme extravagant, on ne crie pas aux néologismes. L’invention langagière et syntaxique est naturelle. La principale difficulté de cette langue, c’est d’avoir un centre. Car aucun des grands pays lusophones n’a créé une académie, comme l’Académie française, pour fixer le portugais.
A : c’est une vieille habitude des Portugais de communiquer depuis cinq cents ans avec l’Afrique, le Brésil, l’Orient… je soutiens que le portugais est une langue de construction africaine puisque les Arabes ont colonisé le Portugal au même titre que l’Espagne. L’arabe est vraiment enraciné dans la langue portugaise. On y trouve aussi des mots bantous et kibundo, des mots issus des langues des Indiens brésiliens et des éclats de langue orientale. Le portugais, c’est la construction de tous les gens qui le parlent !

José Eduardo Agualusa, Barroco tropical, Paris, Éditions Métailié, août 2011.
Mia Couto, L’Accordeur de silences, Paris, Éditions Métailié, août 2011.///Article N° : 10439

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