La Description du Cap de Bonne-Espérance fait rapidement autorité sur la région du Cap et sur les Hottentots, séduisant par son exhaustivité et l’éloquence de son iconographie un assez vaste lectorat. Mais plus que les relations de voyage et autres descriptions, ce sont les sommes consacrées aux murs et pratiques de tous les peuples du monde qui ont les faveurs du public cultivé (1). Cependant, qu’ils se lancent dans la composition d’une histoire de l’homme, d’une histoire de ses pratiques reli-gieuses ou d’une histoire de ses murs, les auteurs de ces histoires et essais ont tous en commun de puiser leurs matériaux dans les récits, les recueils ou les collections de voyage afin de disposer pour chaque partie du monde et pour chaque population de l’information la plus récente et la plus exhaustive qui soit. C’est parce qu’ils composent leurs ouvrages dans les mêmes années que ces différents auteurs vont à quelques exceptions près se référer aux mêmes sources pour les mêmes contrées et les mêmes populations. La part dévolue aux nations sauvages est, dans ces ouvrages, assez considérable. Et si certaines ne font l’objet que de quelques lignes ou paragraphes dans un chapitre, d’autres se voient consacrer un développement conséquent voire une section au sein d’un volume. C’est notamment le cas de ces nations sur lesquelles on dispose d’informations contradictoires et qui représentent dans l’imaginaire collectif l’extrême altérité et parmi lesquelles figurent les Patagons, les Lapons, les Samoyèdes, les Tartares, les Cafres et les Hottentots. Bien que l’Afrique soit pour la doxa le réceptacle des superstitions et pratiques idolâtres, les abbés Banier et Le Mascrier, puisant leurs sources dans nombre de relations et recueils de voyages, entreprennent de porter sur les croyances des populations africaines un regard neuf et de montrer que loin d’être païennes, idolâtres et athées, certaines nations ont de véritables croyances religieuses, comme les Hottentots, auxquels ils consacrent un chapitre du septième et dernier volume de leur monumentale Histoire générale des cérémonies, murs et coutumes religieuses de tous les peuples du monde (2). Dans son Histoire naturelle, Buffon s’interroge sur la place qu’occupent le Cafre et le Hottentot par rapport à l’homme et par rapport au singe. Dans l’Essay sur l’histoire générale et sur les murs et l’esprit des nations qu’il fait paraître chez Cramer à Genève en 1756, Voltaire, désireux de conférer un sens à l’histoire universelle, brosse un vaste tableau des murs, gouvernements et usages de nombreuses nations. Parmi celles-ci, les nations sauvages lui offrent l’opportunité de s’interroger sur ce qu’est la pensée sauvage. La reconnaissance ou la condamnation du sauvage passe par une redéfinition de sa pensée et un réexamen de ses actes. C’est la raison pour laquelle dans son anthropologie, les Algonquins, les Illinois, les Hurons, les Cafres, les Hottentots, tout grossiers qu’ils sont, sont supérieurs aux habitants des montagnes du Tyrol, des Vosges, et aux charbonniers des forêts d’Allemagne. S’interrogeant enfin sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, c’est un célèbre épisode de l’histoire des Hottentots que rapportera Rousseau dans une longue note, lorsqu’il s’agira de donner « à examiner aux admirateurs de la police européenne » « un seul exemple bien attesté » du bonheur des sauvages. Via l’analyse de ces différentes contributions aux origines et à l’histoire de l’homme, c’est à la manière dont s’est constitué, durant le second tiers du dix-huitième siècle, un stock de savoirs sur les Cafres et les Hottentots que l’on va ici s’intéresser.
Fort des enseignements qu’il a tirés des conférences que ses augustes confrères Michel de Fourmont, Guillaume de Massieu et Claude-François Fraguier, membres tout comme lui de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, ont présentées en séance ainsi que des ouvrages qu’il a consacrés à l’étude historique des fables et autres fictions mythologiques, Antoine Banier s’attache à décrire méthodiquement les rites, murs, coutumes et cérémo-nies religieuses des différentes nations connues dans sa monumentale Histoire générale des cérémonies, murs, et coutumes religieuses de tous les peuples du monde. C’est dans la seconde partie du septième volume de cet ouvrage qu’il s’intéresse à l’Afrique. (3) Confiant l’embarras et la perplexité qui sont les siens face au matériau dont il dispose, il écrit : « Tout est incertain & plein de contradictions dans les Relations de ces Païs Africains. » Cependant il dispose pour les Cafres et les Hottentots de deux sources très détaillées : le Voyage de Siam du Père Tachard et le Caput Bonae Spei Hodiernum de Peter Kolb. La description circonstanciée que Kolb livre des Hottentots permet à Banier de rapprocher successivement ceux-ci des Juifs, des Troglodytes, puis des Lapons. Le rapprochement avec les Lapons qu’opère Banier ne saurait surprendre le lecteur dans le sens où avec les Cafres, les Hottentots, les Patagons et les Samoyèdes, les Lapons figurent parmi les nations sauvages les plus vilipendées. « Nous convenons avec cet Ecrivain, écrit-il, qu’il est possible que ces Cafres se soient formés d’un écoulement de Peuples descendus des parties septentrionales de l’Afrique, qui s’étant établis dans la Cafrerie, y ont conservé quelques rites des Juifs, ou plûtôt des Mahométans, & des coutumes de quelques autres Peuples d’Afrique. » (4) À la suite de sa lecture des observations consignées par Kolb, Banier ne peut s’empêcher de tenter d’établir une relation entre les croyances des Hottentots et des épisodes de la Bible. Ainsi les Hottentots auraient-ils « quelques idées de l’ancien Deluge » qu’ils se seraient transmis oralement « car ils conservent une tradition de pere en fils, laquelle porte que leurs ancêtres, sortis par une porte ou par une fenêtre, vinrent s’établir sur la terre qu’ils habitent aujourd’hui, & apprirent à leurs descendans l’agriculture, &c. » (5) Si le Caput Bonae Spei Hodiernum lui permet de décrire avec force détails le culte que les Hottentots rendent « à la Lune » et celui qu’ils rendent « à un Haneton », et s’il s’attarde tout particulièrement sur quelques-uns des lieux com-muns relatifs aux peuplades africaines en général, tel leur festivité, leur ludisme, leur goût pour les pratiques incantatoires, il est des plus confus lorsqu’il tente de faire la synthèse de ses sources. Afin de décider si oui ou non les Hottentots croient en Dieu, Banier commence par citer un passage issu du second livre du Voyage de Siam du Père Tachard :
« Ces Peuples ignorent la création du Monde, la redemption des hommes, et le Mystére de la Très-Sainte Trinité. Ils adorent pourtant un Dieu, mais la connoissance qu’ils en ont est fort confuse. Ils égorgent en son honneur des vaches & des brebis, dont ils lui offrent la chair & le lait en sacrifice, pour marquer leur reconnoissance envers cette Divinité, qui leur accorde, à ce qu’ils croient, tantôt la pluie, tantôt le beau tems selon leurs besoins. Ils n’attendent point d’autre vie après celle-ci. Avec tout cela ils ne laissent pas d’avoir quelques bonnes qualités qui doivent nous empêcher de les mépriser. Car ils ont plus de charité & de fidélité envers les autres, qu’il ne s’en trouve ordinairement parmi les Chrétiens. L’adultére & le larcin sont chez eux des crimes capitaux & qui se punissent toujours de mort. Quoique chaque homme ait la liberté de prendre autant de femmes qu’il en peut nourrir, il ne s’en trouve pas un, même parmi les plus riches, qui en ait plus de trois. »
« Voilà, écrit-il après l’avoir longuement cité, ce que rapporte le P. Tachart : mais un Auteur Allemand, poursuit-il aussitôt après, Pasteur & Missionnaire des Danois aux Indes (f: « Le Sieur Ziegenbalg, cité par Kolbens. »), fait raisonner très-distinctement un Hotantot sur l’existence de Dieu. Il en interrogea un sur la croiance de ses Compatriotes à cet égard ; & l’Hotentot lui répondit avec autant de finesse que le Ministre Danois en auroit pu mettre dans un Sermon : que celui qui ne sçauroit croire qu’il y a un Dieu, porte ses regards en-haut, qu’en suite il regarde en bas & autour de lui, & qu’après cela il s’en aille dire qu’il n’y a point de Dieu. Cet air de déclamation pastorale nous persuade, que le Danois s’est donné le loisir d’ajuster la réponse de son Hotantot dans le Cabinet. Il vaut donc mieux s’en tenir au récit du Jésuite, qui prend le milieu entre ceux qui traitent ces Peuples d’Athées, & de ceux qui leur accordent une idée claire de la Divinité. » Mais pour conférer plus de poids à sa justification, dont il sait pertinemment qu’elle ne saurait satisfaire son lectorat, il écrit, reconnaissant par la même occasion son incapacité à caractériser de manière précise les murs, croyances et pratiques religieuses des Hottentots : « Avouons sans détour, qu’on ne trouve que de la confusion dans les idées des Peuples barbares, lorsque de la connoissance de l’Etre qu’ils appellent Dieu, & qu’ils se représentent généralement avec le caractère & les facultés de l’humanité, on veut les amener à la connoissance d’un Etre infini, selon les idées que le Christianisme donne. Ajoutons aussi, que les récits des Voiageurs sont presque tou-jours aussi confus, que les idées des Peuples dont ils décrivent la Religion. » « Enfin, écrit-il, si on éloigne de tout cet attirail de culte religieux l’extérieur rude & grossier de ces Barba-res, qui nous fait trouver de la différence entre la conduite des Nations sauvages & la notre, on conviendra que c’est en quelque façon là tout comme ici, pourvû cependant que l’on admette la différence des objets auxquels s’adresse le culte. » (6)
C’est dans le Systema naturae de Carl Von Linné que Buffon puise une partie des matériaux qui alimentent la réflexion qu’il mène sur les êtres vivants dans sa monumentale Histoire naturelle (7). Lorsqu’il fait paraître pour la première fois son Systema naturae, Linné provoque une rupture en introduisant l’homme au sein d’une classification des espèces ani-males. L’homme appartient-il à un ordre à part entière ou doit-il rejoindre le règne animal parce qu’il accuse une certaine proximité avec le singe ? C’est la question qu’il pose. Linné a conscience de bouleverser l’ordre établi. Cependant, il estime qu’il est nécessaire que les naturalistes se posent de vraies questions s’ils souhaitent définir précisément en quoi l’hom-me diffère spécifiquement des autres animaux. C’est la raison pour laquelle il distingue deux espèces : Homo sapiens et Homo Troglodytus et six variétés : 1. hommes sauvages. 2. américaine. 3. européenne. 4. asiatique. 5. africaine. 6. monstrueuse. Afin de résoudre le dilemme que crée le rapprochement de l’homme et du singe, il crée deux nouvelles catégories supérieures à l’espèce, l’ordre et la classe, lesquelles lui permettent d’insérer l’homme dans le système des animaux, tout en lui ménageant, au sein même de cet ordre, une place à part. Comme l’a montré Jacqueline Duvernay-Bolens, la contribution majeure de Carl von Linné à l’histoire naturelle, est « d’avoir substitué à un mode de classement linéaire des es-pèces un système d’emboîtement entre des catégories de niveaux hiérarchiques différents. » (8) À la suite de Linné, Buffon s’intéresse à son tour à la nature de l’homme et aux relations que les différentes variétés qui composent l’espèce humaine entretiennent avec les ani-maux. Pour lui, « l’homme ressemble aux animaux dans ce qu’il a de matériel » mais « le plus stupide des hommes suffit pour conduire le plus superficiel des animaux. » Si l’homme sauvage a comme l’homme policé la faculté de parler, « aucun des animaux n’a ce signe de la pensée » ; ils « n’inventent et ne perfectionnent rien. » Enfin, c’est la faculté de produire un raisonnement qui distingue ceux qui sont des hommes à part entière, des hommes « plus ou moins stupides », lesquels « semblent ne différer des animaux que par ce petit nombre d’idées que leur âme a tant de peine à produire. » (9) En cela ce sont des dégénérés. « Comme la grâce pour les jansénistes, note Michèle Duchet, la qualité d’homme ne s’acquiert point, mais elle peut se perdre et l’espèce a ses damnés, promis à l’enfer de l’animalité. » (10) Examinant l’hypothèse selon laquelle « l’espèce du singe pourrait être prise pour une variété dans l’espèce humaine », Buffon écrit : « l’homme et l’orang-outang sont les seuls qui aient des fesses et des mollets, et qui par conséquent soient faits pour marcher debout, les seuls dont le cerveau, les poumons, le foie, la rate, le pancréas, l’estomac, les boyaux, soient absolument pareils ; les seuls qui aient l’appendice vermiculaire au coecum [
]. » Cependant, ce n’est pas parce que l’orang-outang « peut faire ou contrefaire tous les mouvements, toutes les actions humaines » qu’il agit en « homme. » Inversement, ce n’est pas parce qu’un homme agit comme le plus humain des singes qu’il est un animal, d’où ce portrait du Hottentot qui, s’il a de nombreux points communs avec l’orang-outang, demeure malgré tout un homme. En dépit de toutes les ressemblances qu’ils accusent avec les orangs-outangs, « l’intervalle qui les sépare est immense, puisqu’à l’intérieur il est rempli par la pensée et au dehors par la parole. » Les Hottentots ne sont pas des animaux mais une variété de la race des Noirs. À l’intérieur de cette race, Buffon distingue les nègres des Cafres. Par les traits de leur visage, « leurs cheveux », « leur peau », « l’odeur de leur corps », « leurs murs » et « leur naturel », les Cafres diffèrent des nègres. Par leurs murs, ils en sont très proches, tandis que les Hottentots forment une espèce à part entière. Pour Buffon, les Hottentots sont des Cafres « qui ne seraient que basanés s’ils ne se noircissaient pas la peau avec des graisses et des couleurs. » En cela, les Hottentots ne sont pas de « vrais nègres, mais des hommes qui, dans la race des noirs, commencent à se rap-procher du blanc. » (11) Les relations qu’entretiennent dans l’anthropologie de Buffon le Cafre, le Hottentot et l’orang-outang sont des plus intéressantes. Si l’orang-outang est de tous les singes celui qui, par son comportement, peut le plus ressembler à un homme, il reste un singe parce qu’il n’est doué ni de la faculté de former des raisonnements, ni de la faculté de parler. Inversement, si le Hottentot est de tous les hommes celui qui peut le plus ressembler à un singe, il demeure un homme, même s’il incarne pour Buffon le degré le plus bas auquel l’humanité puisse dégénérer.
L’anthropologie voltairienne est une anthropologie systématique faite de certitudes. Pour Voltaire, c’est « l’éternel machiniste », « le maître de la nature », qui a « peuplé et varié tout le globe. » Et à défaut de pouvoir expliquer autrement que par la providence divine l’origine des races et leur distribution sur le globe, il s’applique à pointer ce qui les différencie (12). Mais il cherche aussi à mettre en évidence le principe unique d’organisation qui exciperait, par delà les différences patentes qui existent entre les races, de l’unité de l’uvre divine. Ce principe unificateur, il le trouve dans l’identité des besoins, des désirs, des pas-sions et des idées « venues par les mêmes sens à des hommes tous organisés de la même manière. » (13). Dès lors que tous les hommes naissent avec les mêmes besoins, désirs et passions, les différences existant entre les races proviennent de ce que certaines se sont ré-vélées incapables de dépasser le stade des besoins primaires. Cette incapacité est donc pour le philosophe moins caractéristique d’un type de société que d’une forme de pensée et c’est cette pensée que l’on nommera, à la suite de Claude Lévi-Strauss, la pensée sauvage.
La pensée sauvage est d’abord pour Voltaire une pensée instinctive, naturelle, primitive. L’homme sauvage s’accommode de l’environnement au sein duquel il évolue pour satisfaire ses besoins primaires : se nourrir, se vêtir, s’abriter. C’est la raison pour laquelle ces hommes se nourrissent de bêtes ou de racines, qu’ils se vêtissent de peaux ou vivent nus, qu’ils s’abritent sous une hutte de branchages ou se terrent dans une caverne, comme le font respectivement les Cafres, les Américains et les Troglodytes (14). C’est ensuite une pensée non-conceptuelle. L’absence de religions, de lois, de philosophie, de langage même parfois attestent du profond manque d’intelligence des sauvages : « Ils ne sont pas capables d’une grande attention, écrit Voltaire, ils combinent peu, et ne paraissent faits ni pour les avan-tages, ni pour les abus de notre philosophie. » Pensée non conceptuelle, la pensée sauvage est aussi une pensée concrète : les sauvages, note Voltaire, vivent « sans lois, sans aucune connaissance de la divinité » et sont « uniquement occupés des besoins du corps. » Il sont contraints d’adorer des idoles ou de perpétuer des cérémonies barbares pour conférer un sens à leurs croyances. Celles-ci attestent d’ailleurs de l’extrême indigence de leur pensée. Car la pensée sauvage est également une pensée indigente : pour lui, c’est à peine si les sauvages disposent de suffisamment de vocabulaire pour élaborer une fable cohérente. La pensée sauvage est enfin une pensée bornée, immédiate, dépourvue d’horizon. En effet, sociétés sans écriture les sociétés sauvages sont des sociétés sans histoire. Faire de l’histoire c’est insérer des événements dans un discours c’est-à-dire mettre sous une forme narrative une temporalité. Parce qu’ils n’ont aucune notion de ce qu’est un événement et parce qu’ils sont inaptes à s’inscrire dans une temporalité étendue, ils ne peuvent inventer que des fables insensées. La pensée sauvage telle que la conçoit Voltaire se fonde donc sur des préjugés anthropologiques. Mais pour réhabiliter le sauvage des confins africains et américains, et concilier cette réhabilitation avec son anthropologie, Voltaire va paradoxalement s’appli-quer à montrer que cette pensée n’est pas l’apanage des nations traditionnellement dites « sauvages ». Dans le septième chapitre de son Introduction à l’Essai, intitulé « Des Sauva-ges », Voltaire montre que les sauvages sont peut-être moins les Hurons, les Algonquins, les Cafres ou les Hottentots que les « rustres qui végètent dans nos villages » et les « sybarites qui s’énervent dans nos villes. » C’est sur une longue période oratoire que s’ouvre le chapitre :
« Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons ; ne connaissant que la terre qui les nourrit, et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques habillements grossiers ; parlant un jargon qu’on n’entend pas dans les villes ; ayant peu d’idées, et par conséquent peu d’expressions ; soumis, sans qu’ils sachent pourquoi, à un homme de plume, auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu’ils ont gagné à la sueur de leur front, se rassemblant, certains jours, dans une espèce de grange pour célébrer des cérémonies où ils ne comprennent rien, écoutant un homme vêtu autrement qu’eux et qu’ils n’entendent point ; quittant quelquefois leur chaumière lorsqu’on bat le tambour, et s’engageant à s’aller faire tuer dans une terre étrangère, et à tuer leurs semblables, pour le quart de ce qu’ils peuvent gagner chez eux en travaillant ? »
« Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe » lâche Voltaire qui établit aussitôt une com-paraison entre ceux « qu’il nous a plu d’appeler sauvages », « les peuples du Canada », « les Cafres », et ceux que l’on n’a pas jugé devoir appeler sauvages et qui sévissent en Europe, les premiers étant pour lui, « infiniment supérieurs aux nôtres. » Afin de mieux mettre en évidence la sauvagerie des sauvages européens, Voltaire oppose leurs pratiques et pensées à celles des sauvages américains et africains. Le chapitre abonde en exemples mais la logique qui les gouverne est implacable (15).
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, qui répond à la question mise au concours par l’Académie de Dijon Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle , Rousseau s’appli-que à retracer l’histoire du genre humain en écartant délibérément « les causes locales et particulières, qui ont pu en modifier le cours. » Il consacre la première partie à l’évocation de « l’état de pure nature » et la seconde à la description du cycle des « révolutions » qui ont présidé à l’apparition de la société et jalonné son évolution. Pour brosser le portrait physique et moral de l’homme « tel qu’il a dû sortir des mains de la nature », Rousseau s’inscrit dans une tradition qui puise ses sources dans la pensée aristotélicienne en livrant l’exemple de sauvages qui, « demeurés proches de cet état primitif, offrent encore quelque ressemblance avec l’homme naturel. » Parmi ces sauvages figurent notamment les Hottentots et les Caraïbes des Antilles. C’est dans la première partie de son discours qu’il célèbre le bon-heur de l’homme primitif. Être « sans histoire » selon le mot de Michèle Duchet, l’homme de Rousseau est littéralement un être « sans histoires » en ce sens qu’il ignore ce que sont les manques, les besoins, les nécessités. Dans la seconde partie de son discours, tandis qu’il décrit la « lente succession d’événements et de connaissances » à l’origine de la société civile, et qu’il s’ingénie à montrer que le temps qui a précédé l’apparition de la propriété a été « le moins sujet aux révolutions », « le meilleur à l’homme » et « qu’il n’en a dû sortir que par quelque funeste hasard qui pour l’utilité commune eût dû ne jamais arriver », Rousseau revient dans une longue note sur l’attachement des sauvages à leur manière de vivre et leur refus d’adopter celle des Européens (16). L’exemple qu’il choisit pour illustrer sa réflexion et sur lequel se clôt sa note, tiré de la monumentale Histoire générale des voyages de Prévost, rappelle l’histoire de ce Hottentot que le gouverneur du Cap Van der Stel envoya aux Indes, que les Hollandais vêtirent, convertirent, éduquèrent et qui, au terme d’une visite qu’il rendit à des Hottentots, décida de s’en retourner parmi les siens pour « vivre et mourir dans la religion, les manières et les usages de ses ancêtres. » Bien qu’inséré à la fin d’une note, cet exemple ne rend pas moins compte de la puissante fascination qu’a exercé cet épisode de l’histoire de la colonisation du Cap par les Hollandais sur l’imaginaire collectif européen. Le frontispice du Discours n’est pas étranger à cette fortune. Le Hottentot qu’il donne à voir n’a de Hottentot que la peau dont il est revêtu et « il retourne chez ses égaux. » (17)
Avec la publication des sept volumes de l’Histoire générale des cérémonies, murs, et coutumes religieuses de tous les peuples du monde de l’abbé Banier, des premiers volumes de l’Histoire naturelle de Buffon, de l’Essai sur les murs de Voltaire et du Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau se constitue sur l’autre et l’ailleurs un stock de savoirs nouveaux. L’abbé Banier s’applique à décrire les croyances religieuses des Hottentots, et s’il y parvient non sans peine, il réussit après Kolb à leur trouver des points communs avec les murs des Juifs, avec celles des Chrétiens et même avec les « idées » des Lapons. Comme le Hottentot a permis à Bayle de louer la vertu des peuples athées, il offre à Rousseau l’opportunité de célébrer le bonheur des peuples primitifs. Dans son Essai sur les murs enfin, Voltaire opère une réhabilitation de certains sauvages. Mais celle-ci est relative. Essai sur les pratiques, coutumes et modes de pensée des diverses nations qui évoluent sur le globe, cette uvre est aussi un essai sur les imagi-naires raciaux et sur leurs fondements, dans lequel le sauvage est un objet. Tranchées mais parfois contradictoires d’une uvre à l’autre les prises de position de Voltaire attestent indéniablement la quasi impossibilité de construire un discours qui ne soit pas d’une manière ou d’une autre porteur d’une visée raciale (18).
1. Parmi ces ouvrages figurent des essais, des observations, des descriptions géographiques, des tableaux historiques, des histoires des découvertes, des histoires des voyages, des histoires natu-relles, des histoires des religions
Sur cette riche littérature : Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspéro, 1971. Rééd. : Paris, Albin Michel, 1995, « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », p.65-75 ; François Moureau, « La littérature des voyages maritimes, du Classicisme aux Lumières » [in]Revue d’Histoire Maritime. La Percée de l’Europe sur les océans, vers1690 – vers 1790, n(1, 1997, p.243-264. Voir notamment p.246-247 et Dominique Lanni, « The Savage Mind and the Crisis of European Consciousness : the Representation of African Superstitions in France (Seventeenth and Eighteenth Centuries) » com-munication présentée 21 février 2004 à l’Université de Miami, dans le cadre du colloque du Center of Medieval, Renaissance and Baroque Studies (MRBS) Superstition organisé par Michelle Warren (à paraître) et « Tristes Tropiques. Religion et sexualité chez les Cafres et les Hottentots dans les récits de voyage et les livres savants de la fin de l’âge classique (1676-1756) », conférence donnée le 2 mars 2004 à l’Université de Paris-Sorbonne, dans le cadre du séminaire Religion et sexualité dans la littérature des voyages (XVIe-XVIIIe siècles) organisé par François Moureau. En ligne sur l’Encyclopédie sonore du site du Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages (C.R.L.V.) : www.crlv.org.
2. Si l’on considère le continent africain dans sa totalité, celui-ci demeure méconnu en dépit des nombreuses relations de voyage qui ont été écrites, publiées et reprises dans les recueils et collections ; en effet, si les côtes et les nations qui les peuples ont fait l’objet de multiples descriptions circonstanciées, l’intérieur des terres n’a pas encore été exploré. Il le sera seulement à partir de la fin du second tiers du dix-huitième siècle lorsque les compagnies seront à la recherche de régions et de territoires inconnus à exploiter. Sur ce point : Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op.cit., p.47-48. Malgré les recommandations exprimées par Jean-Pierre Purry dans son Mémoire sur le pays des Cafres et la terre de Nuyts, publié dès 1718 à Amsterdam puis dans son Second Mémoire sur le pays des Cafres et la terre de Nuyts publié l’année suivante, toujours à Amsterdam, l’intérieur de l’Afrique australe ne sera quant à lui exploré que plus tardivement, dans les années 1780, notamment par Robert Gordon, Anders Sparrman, William Paterson, Carl Peter Thunberg et surtout par François Levaillant. Voir infra. Troisième partie. Chapitre second. 1. « Moi aussi je suis un Hottentot. » Les représentations des Cafres et des Hottentots dans les récits, les collections de voyages, les voyages autour du monde et leurs comptes rendus et Troisième partie. Chapitre troisième. 1. L’il expert : explorer, découvrir, rencontrer. Les descriptions des Cafres et des Hottentots dans les rapports des voyageurs explorateurs.
3. « Nous finissons cet ouvrage, écrit Antoine Banier, par les Cérémonies Religieuses des Peuples qui habitent l’Afrique, Peuples plus grossiers encore qu’aucun de ceux dont nous aions parlé jusqu’ici [
]. » » « On ne sçauroit dire d’où ces Idolâtres modernes ont pris leur Culte. On n’y voit presque aucun raport avec celui des Grecs & des Romains : aussi peu avec celui des Egyptiens. Il s’est conservé si peu de chose de l’ancienne Religion des Ethiopiens, des Nigritiens, &c. qu’il seroit difficile d’en rien reconnoître dans ce peu qui nous reste des traces de l’Idolâtrie de leurs descendans. » […] Voilà ce que Purchas rapporte ; & si cela est, il n’est pas surprenant qu’il se trouve des traces de Judaïsme, de Christianisme & de Mahométisme dans l’Idolâtrie de ces Peuples. Il se peut même que les Hottentots qui habitent vers les extrémités méridionales de l’Afrique, judaïsent encore aujourd’hui, ainsi que le prétend l’Auteur Allemand, qui nous a donné dans un grand infolio la Description du Cap de bonne Espérance & des Païs habités par les Hottentots. Peut-être qu’à la faveur d’une érudition empruntée des Auteurs Grecs & Romains nous pourrions raprocher les idées des Africains anciens & modernes : mais ces recherches nous paroissent d’autant plus inutiles, qu’il est impossible de déterminer sur cet Article quelque chose qui plaise à un Lecteur de gout. » Antoine Banier, « Religion des Peuples de la Nigritie ou Négrérie » [in]Histoire générale des cérémonies, murs, et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, op.cit., VII, p.208.
4. « L’AUTEUR de la Description (c: « Ecrite en Alleman par le Sr. Kolbens, & impr. à Nuremberg en 1719 ») du Cap de Bonne Espérance observe, note l’abbé Banier, que les Cafres, du moins ceux qui habitent près du Cap, ont beaucoup de conformité avec les Juif ; & pour le justifier il rapporte quelques usages fort semblables, par exemple, ceux-ci. Ces Cafres font beaucoup d’offrandes ; ils régles le tems & les Fêtes par la pleine ou par la nouvelle Lune, n’ont point de commerce avec les femmes qui ont leurs régles ; & s’ils manquent à cette observance, ils sont obligés de se purifier par un sacrifice. Ils usent souvent de pain (d: « Le pain sans levain ne prouve rien, puisqu’ils n’ont l’usage du pain que depuis les établissemens des Européens chez eux. ») sans levain, & s’abstiennent de viandes salées. Ils pratiquent la Circoncision, ou quelque chose qui lui ressemble. Ils ne mangent rien d’étoufé ni d’aucun poisson sans écailles. Ils n’admettent point les femmes dans leurs Conseils : ils peuvent les répudier, & (a: « L’Auteur s’exprime ainsi : il faut croire que cette expression lui est échapée par inadvertance. On sçait que les Hotantots n’ont pas l’usage de l’écriture. S’ils l’ont, ce n’est que depuis fort peu de tems. ») leur donnent une lettre de divorce. » Antoine Banier, « Religion des Peuples de la Nigritie ou Négrérie » [in]Histoire générale des cérémonies [
], op.cit., VII, p.208-209. Sur la représen-tation des Lapons dans l’imaginaire collectif européen au dix-huitième siècle : Maryvonne Crenn, « Récits de voyages là où finit la terre
La culture des voyageurs en Laponie » [in]La Culture des voyageurs à l’âge classique : regards, savoirs & discours. 16e-18e siècles. La Revue Française, numéro spécial, numéro électronique, août 2003. Etudes réunies et présentées par Dominique Lanni. http://revuefrancaise.free.fr
5. « Ils ajoutent, précise Banier, que ces premiers parens s’appelloient (c: « Noh ressemble à Noë. Hingnou est le nom de la femme. ») Noh & Hingnou. Quelques Voiageurs ont assuré, qu’on ne voit absolument aucune trace de Religion chez ces Peuples ; & d’autres, sans approfondir cette matiére, ont dit simplement, que dès le matin (d: « Kolbens, ubi sup. ») on les voit former des assemblées générales, se prendre l’un l’autre par la main, pour danser à l’honneur du Ciel, ou, si l’on veut, de l’Etre suprême ; car ils regardent enhaut en jettant des cris. » Abbé Antoine Banier, « Religion des Peuples de la Cafrérie Méridionale » [in]Histoire générale des cérémonies, murs, et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, op.cit., VII, p.269. Jusqu’alors exclues du passé biblique, les nations cafres et hottentotes étaient de facto exclues de l’entendement divin et elles n’étaient pas concernées par la Providence. En avalisant cette parenté, l’abbé Banier inscrit à son tour, à la suite de Peter Kolb, les Cafres et les Hottentots « dans les cadres d’une vision préétablie du passé ; d’un passé connu, familier et apprivoisé, composé de motifs antiques et bibliques. » Viktor Stoczkowski, Anthropologie naïve. Anthropo-logie savante. De l’origine de l’Homme, de l’imagination et des idées reçues, Paris, Editions du C.N.R.S., 1994, « Empreintes de l’homme », p.14.
6. Abbé Antoine Banier, « Religion des Peuples de la Cafrérie Méridionale » [in]Histoire générale des cérémonie [
], op.cit., VII, p.269. Banier raisonne en mythologue. Or les sauvages ont leur vécu et la divinité dont on veut leur faire embrasser la religion leur est totalement étrangère. Par ailleurs, leur propre religion, très mal connue des savants européens, échappe aux cadres intellectuels qui sont les leurs ; aussi est-ce la raison pour laquelle « on ne trouve que de la confusion » dans leurs idées. L’abbé n’exclut pas que cette confusion soit le fait des voyageurs dont il juge les récits aussi confus que les idées des peuples dont ils décrivent les cultes. Lorsqu’il rédige son ouvrage, il fait partie de ces académiciens qui se préoccupent princi-palement de mythologie comparée. Comparant les murs et coutumes des Hottentots à celles des Sauvages Américains et se référant toujours à Kolb, Banier fait allusion à cette croix rouge que lors de ces festivités nocturnes les Hottentots se peignent sur le front avec de la terre rouge. Il ne manque pas d’évoquer le péché adamique et cette connaissance quasi intuitive que semblent en avoir les Hottentots : « Il semble aussi qu’ils admettent, écrit-il, comme les Nègres & plusieurs autres Peuples, un Etre tout bon qu’on ne doit pas craindre, puisqu’il est incapable de nuire, & un Etre mal faisant, qui est inférieur au premier, mais qu’il est pourtant nécessaire de prier & de servir à cause du mal qu’il fait. Ils disent que cet Etre leur apparoit quelquefois sous une forme hideuse, & qui a beaucoup de conformité avec celle des anciens Satyres. Après cela, qu’on leur demande raison d’une distinction si injurieuse à l’Etre bien faisant, ce qu’ils répondent de plus raisonnable est, « qu’ils suivent la tradition de leurs Ancêtres, & que leurs premiers parens aiant péché contre le grand Capitaine, ils étoient tombés insensiblement dans l’oubli de son culte, de sorte que ne le connoissant plus, ils ne pouvoient plus le servir. » On entrevoit là quelque connois-sance de la chute du premier homme. » Ibid., p.270.
7. Caroli Linnaei, Systema naturae per regna tria naturae : secundum classes, ordines, genera, species cum characteribus, differentiis, sinonimis, locis, Lugduni Batavorum, Theodorum Haak, 1735. Tomus I, Regnum animale ; Tomus II, Regnum vegetabile, Tomus III, Regnum lapi-deum. Rééd. : Systema naturae [
], Holmiae, Laurentii Salvii, 1758. Si en l’espace de vingt ans, cet ouvrage va faire l’objet de plus de dix éditions, être lu et abondamment commenté dans les grandes académies de l’Europe du Nord et de l’Europe septentrionale, son influence sur les savants français va être, si l’on excepte le cas de Buffon, assez tardive. Il faut en effet attendre les années 1780 pour voir les travaux de Linné faire l’objet d’un véritable engouement en France. Sur ce point : James Larson, Reason and Experience. The Representation of Natural Order in the Work of Carl von Linné, Berkeley, University of California Press, 1971 et surtout Pascal Duris, Linné et la France : 1780-1850, Genève, Droz, 1993, « Histoire des idées et critique littéraire. »
8. Jacqueline Duvernay-Bolens, « L’Homme zoologique. Races et racisme chez les naturalistes de la première moitié du XIXe siècle » [in]L’Homme, n°133, janvier-mars 1995, p.9-32. Cit. p.12. Voir aussi : Dominique Lanni, « L’Extrême étrangeté en procès : le Hottentot dans le discours des voyageurs, philosophes et naturalistes au XVIIIe siècle » [in]Marie-Odile Bernez, dir., Visions de l’Etranger au siècle des Lumières, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2002, « Kaléidoscopes », p.11-25. Voir notamment p.19-20.
9. Buffon, uvres complètes, Paris, Pourrat Frères, 1833-1834, vol.VIII, p.355, 356, 357 et 114.
10. Michèle Duchet, « L’Anthropologie de Buffon » [in]Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op.cit., p.237. « [
] il faut éloigner les suppositions, écrit encore Buffon, et se faire une loi de n’y remonter qu’après avoir épuisé tout ce que la nature nous offre. Or nous voyons qu’on descend par degrés assez insensibles des nations les plus éclairées, les plus polies, à des peuples moins industrieux ; de ceux-ci à d’autres plus grossiers, mais encore soumis à des rois, à des lois ; de ces hommes grossiers aux sauvages, qui ne se ressemblent pas tous, mais chez lesquels on trouve autant de nuances différentes que parmi les peuples policés ; que les uns forment des nations assez nombreuses, soumises à des chefs ; que d’autres, en plus petites sociétés, ne sont soumis qu’à des usages ; qu’enfin les plus solitaires, les plus indépendants, ne laissent pas de former des familles et d’être soumis à leurs pères. Un empire, un monarque, une famille, un père, voilà les deux extrêmes de la société : ces extrêmes sont aussi les limites de la nature [
]. » Buffon, uvres complètes, op.cit., vol.XI, p.91. Dans son De la nature de l’hom-me, dans ses Variétés dans l’espèce humaine, dans sa Nomenclature des Singes, mais aussi dans ses Animaux carnassiers et Buffon reprend l’idée selon laquelle il existe une distance infinie entre les animaux qui s’apparentent le plus à l’homme, comme les orangs-outangs, et les hommes qui par leur mode de vie ressemblent le plus aux animaux, comme les Hottentots. Aussi est-ce la raison pour laquelle il refuse de faire figurer parmi les hommes des singes comme les orangs-outangs qui sont proches de l’homme par leur « conformation extérieure » et par leur « organisation intérieure. » Ibid., p.91-92.
11. Buffon, uvres complètes, op.cit., vol.IX, p.236. Pour Buffon, les « vrais nègres » c’est-à-dire « les plus noirs de tous les noirs » n’évoluent que là où la chaleur est « excessive. » En revanche, là où la chaleur n’est que « très grande », comme c’est le cas le long des côtes orientales africaines, évoluent « des Noirs moins noirs », comme « les Cafres », tandis qu’à la pointe du continent où le climat est plus doux sont les Hottentots, lesquels sont « naturellement plus blancs que noirs » et dont il livre l’éloquent portrait suivant : « La tête couverte de cheveux hérissés ou d’une laine crépue ; la face voilée par une longue barbe, surmontée de deux croissants de poils encore plus grossiers, qui, par leur largeur et leur saillie, raccourcissent le front et lui font perdre son caractère auguste, et non seulement mettent les yeux dans l’ombre, mais les enfoncent et les arrondissent comme ceux des animaux ; les lèvres épaisses et avancées ; le nez aplati ; le regard stupide et farouche ; les oreilles, le corps et les membres velus ; la peau dure comme un cuir noir ou tanné ; les ongles longs, épais et crochus ; une semelle calleuse, en forme de corne, sous la plante des pieds ; et pour attributs du sexe, des mamelles longues et molles, la peau du ventre pendant jusque sur les genoux ; les enfants se vautrant dans l’ordure et se traînant à quatre pattes, le père et la mère assis sur leurs talons, tous hideux, tous couverts d’une crasse empestée. Et cette esquisse, tirée d’après le sauvage Hottentot, est encore un portrait flatté ; car il y a plus loin de l’homme dans l’état de pure nature à l’Hottentot que de l’Hottentot à nous [
]. » Buffon, uvres complètes, op.cit., vol. XIV, p.22-23.
12. Voltaire, Essai sur les murs, op.cit., II, p.341. Le discours anthropologique et le discours théologique sont intimement liés chez Voltaire et lorsqu’il traite de l’homme le philosophe manque rarement de convoquer Dieu. Si les théologiens s’évertuent à rechercher dans les textes bibliques les voies empruntées par les descendants du couple adamique pour peupler le globe, Voltaire soutient pour sa part que, si les peuples sont ce qu’ils ont toujours été -faisant écho à l’idée de la fixité des espèces- ils sont si différents qu’on ne peut raisonnablement leur attribuer la même ascendance et qu’ils ne peuvent par conséquent descendre d’Adam et d’Ève. Dieu seul étant pour lui à l’origine de la répartition des populations sur le globe, Voltaire exècre les théologiens et les historiens qui s’efforcent de conformer les murs des sauvages qui leur sont contemporaines à celles des premiers peuples afin d’en inférer leur commune origine. Distinguant les races des espèces, les espèces des variétés, les variétés des races, Voltaire montre combien il y a loin d’un homme à un autre et d’une race à une autre : « Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains soient des races entièrement différentes » écrit-il dans le second chapitre de l’introduction à l’Essai sur les murs intitulé « Des différences races d’hommes ». Le tablier « que la nature a donné aux Cafres, et dont la peau lâche et molle tombe du nombril sur les cuisses », « le mamelon noir des femmes samoyèdes », « la barbe des hommes de notre continent », « le menton toujours imberbe des Américains » sont autant de singularités que Voltaire se plaît à évoquer pour rendre compte de l’extrême diversité de la création. Voltaire, Essai sur les murs, op.cit., I, p.7.
13. Voltaire, Eléments de philosophie, op.cit, I, ch. VI, XXIV, p.43.
14. Ses instincts dominent à ce point sa raison que l’homme sauvage est incapable de ne pas céder à la violence : « Les Lapons, les Samoyèdes, les habitants du Kamtschatka, les Cafres, les Hot-tentots [sont]des animaux qui vivent six mois de l’année dans des cavernes, où ils mangent à pleines mains la vermine dont ils sont mangés » ; incapable de travailler s’il n’y est pas contraint, incapable de se mouvoir s’il n’y est pas poussé, incapable de résister à ses pulsions lorsqu’elles le poussent à s’accoupler avec des hommes ou des bêtes desquelles ils sont parfois morphologi-quement proches . Aussi Voltaire fustige-t-il ces êtres « dont la physionomie est aussi sauvage que les murs », ces Tartares « grossiers, stupides et brutaux », ces nègres « presque aussi sauva-ges, aussi laids que les singes. » Voltaire, « Homme », Questions sur l’Encyclopédie [in]Collec-tion complète [
], op.cit., tome XXIII, p.383-384.
15. « Le Huron, l’Algonquin, l’Illinois, le Cafre, le Hottentot, écrit Voltaire, ont l’art de fabriquer eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin, et cet art manque à nos rustres. Les peuplades d’Amérique et d’Afrique sont libres, et nos sauvages n’ont pas même d’idée de la liberté. Les prétendus sauvages d’Amérique sont des souverains qui reçoivent des ambassadeurs de nos colonies transplantées auprès de leur territoire par l’avarice et par la légèreté. Ils connaissent l’honneur, dont jamais nos sauvages d’Europe n’ont entendu parler. » Voltaire poursuit ses comparaisons, opposant aux fiers Canadiens les « rustres qui végètent dans nos villages » et les « sybarites qui s’énervent dans nos villes. » Via ces comparaisons, le philosophe ne vise pas à livrer une carte de la répartition des nations sauvages sur le globe mais à redéfinir ce que l’on entend par le terme « sauvages » : « Toutes les nations ont été ainsi des sauvages, écrit-il, à prendre ce mot dans ce sens ; c’est-à-dire qu’il y aura eu longtemps des familles errantes dans les forêts, disputant leur nourriture aux autres animaux, s’armant contre eux de pierres et de grosses branches d’arbres, se nourrissant de légumes sauvages, de fruits de toute espèce, et enfin d’animaux même. » Voltaire, Essai sur les murs, op.cit., I, p.23 et 26. Si Voltaire montre de manière convaincante que les habitants du Nord, les charbonniers d’Allemagne et les habitants des montagnes du Tyrol et des Vosges sont plus sauvages que les sauvages hurons, algonquins, cafres ou hottentots, son discours a donc moins pour finalité de réhabiliter les sauvages américains et africains, que de s’interroger sur ce que recouvre le mot « sauvages ». Voltaire, Essai sur les murs, op.cit., I, p.22-23.
16. « J’ai ajoûté quelques notes à cet ouvrage selon ma coutume paresseuse de travailler à bâton rompu, indique Rousseau. Ces notes s’écartent quelquefois assés du sujet pour n’être pas bonnes à lire avec le texte. Je les ai donc rejettées à la fin du Discours, dans lequel j’ai tâché de suivre de mon mieux le plus droit chemin. Ceux qui auront le courage de recommencer, pourront s’amuser la seconde fois à battre les buissons, et tenter de parcourir les notes ; il y aura peu de mal que les autres ne les lisent point du tout. » Jean-Jacques Rousseau, « Avertissement sur les notes » [in]Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1755. Rééd. : uvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1964, « Bibliothèque de la Pléiade ». Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Édition établie par Jean Starobinski, p.109-237. Cit. p.128.
17. S’il célèbre le bonheur du primitif, Rousseau ne préconise pas le retour à l’état de nature et en cela, il n’est pas un primitiviste. « L’état de nature, nous dit Rousseau, n’a peut-être jamais existé, écrit Jean Starobinski. Soit. Il faut néanmoins le poser par hypothèse, continue-t-il, car on ne peut mesurer les distances en histoire qu’à la condition d’avoir préalablement déterminé un « degré zéro » [
] Il faut bien remarquer que l’état de nature n’est pas un impératif moral ; il n’est pas une norme pratique, à laquelle nous serions invités à nous conformer : c’est un postulat théorique, mais qui reçoit une évidence presque concrète, par la vertu d’un langage qui sait donner à l’imaginaire tous les caractères de la présence. La description passionnée de l’état de nature a pu faire croire que Rousseau optait résolument pour l’existence sauvage [
]. Mais l’option est impossible, et Rousseau le sait fort bien. Il ne donne tant d’attraits à l’image des premiers temps que pour aviver notre regret d’en être désormais éloignés sans retour. Rousseau, malgré sa nostalgie, n’est pas un primitiviste, poursuit Starobinski. S’il eût été préférable, pour l’homme, de ne jamais quitter sa condition primitive, nous n’avons désormais plus le choix [
]. » Jean Starobinski, « Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité » [in]La Transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, « Bibliothèque des Idées », p.344-345.
18. « Le thème majeur de la barbarie des civilisés, note Michèle Duchet, qui semble surgir d’une méditation sur l’histoire et ses périls, sur l’essence du mal et la corruption de la nature humaine, donne aussi la mesure du préjugé anthropologique, qui fonde la plupart des jugements portés par Voltaire sur les peuples de l’An-cien et du Nouveau Monde [
]. Loin d’être en avance sur son siècle, écrit-elle plus loin, son humanitarisme n’est qu’un reflet de la mauvaise conscience des philosophes, impuissante à poser le problème dans ses véritables termes. » Michèle Duchet, « L’anthropologie de Voltaire » [in]Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op.cit., p.281-321. Cit. p.317 et 320. Voir aussi sur ce point : Jean-Claude Halpern, « Les Africains de Voltaire ou les paradoxes de l’universalisme » [in]Les Lumières et la solidarité internationale. Actes du Séminaire Nord-Sud Condorcet, Université de Bourgogne, 15 juin-15 juillet 1995, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 1997, p.57-67 ; Dominique Lanni, « L’extrême étrangeté en procès : le Hottentot dans le discours des voyageurs, philosophes et naturalistes au XVIIIe siècle » [in]Marie-Odile Bernez, dir., Visions de l’Etranger. Actes du colloque organisé le 18 mai 2001 par le Centre Image / Texte / Langage de l’Université de Bourgogne, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2002, « Kaléidoscopes », p.11-25 et « Voltaire et la pensée sauvage. Le primitivisme, la question adamique et le débat sur les origines dans l’Essai sur les Murs », communication présentée le 15 novembre 2002 à l’Archivio di Stato de Turin, lors du IX Colloquio italo-francese de la Società Italiana di Studi Sul Secolo XVIII. Il primitivismo e il dibattito sulle origini organisé par Lionello Sozzi.///Article N° : 4032