C’est commettre une erreur grave de jugement de croire que dans les pays d’Afrique, le Cameroun et le Gabon en particulier, le problème politique véritable aujourd’hui, c’est comment chasser les dictateurs. La véritable catastrophe, et elle est palpable dans nombre d’autres pays aussi, c’est la débandade de l’opposition, qui elle, est assise sur la démission de ceux-là qui de part leur position, leur engagement, et leur force de pensée, sont sensés inventer une manière différente d’entendre, de définir et de pratiquer le politique, et témoigner de la respiration quotidienne des dignités communes : nos intellectuels. Si comme Eyadéma et autres, Bongo peut impunément rectifier la constitution de son pays, pour se réinstaller dans un fauteuil qui ne lui revient plus du tout ; si Eyadéma encore lui ! – peut acheter des pages publicitaires dans des journaux parisiens pour dire au monde que les ignares, c’est ceux-là qui condamnent son infamie qui fait curieusement école en Afrique centrale ; si en 2003 un être de raison dans un village ou dans une ville du Cameroun peut encore, sans honte vraiment, retrouver les phrases d’une motion de soutien ahidjoiste pour demander, non, pour exiger la candidature de Biya aux présidentielles que ce dernier est sûr de gagner après vingt années d’exercice du pouvoir, et, si une population bien-pensante s’accorde tacitement, ici et là, à plébisciter tous ces nosferatu de nos arènes publiques, cela nous montre s’il en est encore besoin, que l’heure est grave.
Quand aucune alternative véritable n’est présentée aux populations, elles penchent nécessairement pour le maintien du status-quo, pour la réélection du même, celui-ci devenant ainsi la seule réalité possible : imaginable. Cette leçon de réalisme est valable pour tous les pays : les dernières élections présidentielles françaises sont un modèle ici, car au fond elles nous ont montré que les mécanismes du maintien au pouvoir des potentats, de tout potentat, sont asticotés et huilés pendant les vacances de l’opposition ; elles nous ont montré que la majorité présidentielle, toujours un ramassis d’opportunismes, en France comme chez nous, se bâtit avant tout sur la déroute de ceux-là dont la fonction première est d’investir leur intelligence pour fabriquer la différence, et ainsi fonder le changement véritable. Le silence des démocrates devant la montée des pontifs à la piété violente et ultra-nationaliste aux Etats unis, est un autre modèle édifiant pour analyser et répondre à la question grave qui hante l’esprit quand on se promène à Yaoundé aujourd’hui, « comment des gens comme Biya font-ils pour se maintenir au pouvoir si longtemps dans un pays comme le Cameroun ».
A travers nos deux exemples, il est clair qu’une opposition, une intelligence critique porteuse de la volonté de changement, qui dans son comportement, dans sa pratique quotidienne, ne fait pas la différence, et ainsi sème le doute sur ses potentialités réelles de renversement de la balance, ne peut pas ne pas répondre elle aussi par après, de l’envahissement de la pègre à qui elle aura laissé volontairement le terrain libre.
Devant la restauration des dictatures chez nous, devant le retour des plébiscites, devant la montée de l’unanimisme, même le ponce-pilatisme est un soutien au même. On sourit quand un homme ayant orchestré une campagne ‘Bongo doit partir’, BDP, après une rencontre avec le président gabonais, déclare à la télévision avoir retrouvé le ‘bon chemin’ ; on sourit, mais c’est parce qu’on n’a jamais cru en cet homme, et surtout, c’est parce qu’on n’arrive pas à croire qu’il ait jamais été porteur d’alternative. On sourit, alors qu’on aurait dû pleurer, vraiment, car chez nous, la démission intellectuelle des forces du changement a lieu là où la nécessité de faire la différence est entre-temps devenue plus que cardinale : vitale. On aurait dû pleurer, car cette démission devient dangereuse même, elle qui en assoyant le potentat, abandonne son rôle de porteur de volonté de changement aux aventuriers de tous acabits, qui ici et là ne reculent même plus devant les génocides dans leurs macabres chevauchées, aux chefs de guerre les plus sanguinaires qui ne tremblent même plus devant l’innocence des enfants, et aux diamantaires les plus véreux pour qui même les mains des vieillards n’ont plus de valeur ; on aurait dû pleurer, tant il est vrai que la sclérose de la voix de l’opposition rend presque inévitable l’irruption de cette violence-là, et même ô ! – la couvre du masque de la différence.
Faire la différence ? Il est clair qu’il n’y a rien de plus difficile dans nos pays en lesquels chaque habitant est d’une manière ou d’une autre un clone du président ; en lesquels dans leurs gestes quotidiens, les gens singent le pouvoir au point de ne même plus s’en rendre compte (demandez donc aux jeunes Camerounais pourquoi ils aiment tant les vestes, et surtout les bleu marine !) ; en lesquels les rêves intellectuels de ceux qui du creux de leurs bibliothèques, du vocal de leurs amphithéâtres, ou même des productions artistiques qu’ils ont réalisées, ont fait miroiter un instant l’illusion de la différence, très vite se laissent coaguler dans la confortable climatisation des bureaux ministériels du dictateur !
Faire la différence ? Quand donc y penser, quand il est évident que le chemin de Damas laissé à l’intelligence critique est la cooptation par les structures du diktat et non la reconnaissance de son invention têtue, dans le quotidien, d’une autre forme d’être et de vie. Et à quel prix faire donc cette différence, quand la francophonie africaine, par exemple, ne manque pas de cas édifiants, elle qui a toujours encensé les poètes-présidents, écrivains-ministres, cinéastes-ministres, poètes-pétroliers de toutes nos dictatures, et en ne donnant en quarante ans aucun prix littéraire à un Mongo Beti, a montré ce qu’elle réserve en reste à ceux-là qui chaque jour, chez nous, osent vivre différemment et ainsi, fonder une alternative à cela qui est encore notre réalité : le status quo. Et puis d’ailleurs, comment vraiment faire la différence quand on profite soi-même déjà, tout jeune qu’on est, de l’indifférence du potentat qui laisse tout le pays s’installer dans le faux ?
La démission de l’intelligence, visible chez les jeunes comme chez les politiciens de l’opposition n’est que l’épitomé du désastre beaucoup plus grand qui rend la énième réélection du potentat au Cameroun et au Gabon quasiment inévitable, sauf en cas de mort naturelle. Or les énergies porteuses de volonté de changement sont encore là, persistantes, cuisantes et nombreuses, répondantes et prêtes à agir : les associations pour le bien commun, les personnes engagées, les dignités têtues, les êtres de bon sens, les courages quotidiens, les consciences blessées, les illuminés et rêveurs, les fous que tout le monde écoute et même les rages soudaines des bonnes volontés, comme ces ben-skins, ces conducteurs de moto-taxis de Douala qui, le 9 juillet, se sont retrouvés en une solidarité soudaine, embrasés par le corps d’un des leurs supplicié par la police. Le terrain de leur action, sporadique ici, certes, mais nécessairement plus structuré pour avoir une portée beaucoup plus profonde, n’impose sa fertilité qu’au bout d’une vigilance permanente. Car seuls les yeux toujours éveillés de ces sentinelles de toute démocratie moderne sont le garant d’un changement véritable. Le singulier des écrivains et des artistes dans ce conglomérat pulsif de notre commune humanité est certainement que, dans leurs uvres, ils peuvent rendre vocales les paroles de ces intelligences du quotidien : de ces dignités fermes ; ils peuvent aussi marcher avec elles. Leur démission, elle, ne peut qu’être trahison ; trahison comme celle de l’opposition camerounaise qui, après le 9 juillet, ne trouva presque aucun mot pour se mettre aux côtés des ben-skineurs et qui à la veille de l’élection présidentielle, ose se présenter à eux, sans honte, vraiment, comme porteuse de leur volonté de changement !
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