Comment considérer l’esclavage aboli quand on subit quotidiennement la persistance de l’inégalité raciale dans les représentations ?
Faire en sorte que chacun se sente bien dans sa peau ; voilà un article qui manque à la Déclaration des droits de l’homme !
Philippe Dewitte
Dix ans avant la célébration des 500 ans de la « découverte « de l’Amérique par Christoph Colomb, Todorov publie aux Éditions du Seuil un livre intitulé : la Conquête de l’Amérique. A travers ce jeu de mots, Tzevtan Todorov opère un véritable travail de subversion de sens, substituant le mot découverte qui renvoie à la géographie à celui de conquête qui met l’accent sur les relations humaines. Sans prétendre à l’exhaustivité de Todorov ni à identifier la conquête de l’Amérique au nébuleux problème de l’esclavage, ces quelques mots s’inscrivent dans cette démarche Todorovienne. Il ne s’agit pas ici de célébrer l’abolition en tant que telle – même si on ne doit pas sous-estimer le travail titanesque réalisé par les abolitionnistes pour mettre fin à ce que Borgès a appelé une incomparable canaille -, mais d’essayer de montrer combien, après cent cinquante ans d’abolition, le rapport au Noir est encore dans (une certaine mesure) vécu à travers ce prisme de l’esclavage au point que certains continuent de s’interroger s’il faut ou non considérer le Nègre comme un membre à part entière de la race humaine.
En bon arrière fils d’esclave, Édouard Glissant semble avoir fait l’amère expérience de cette arrogance lors de son voyage au Sud des États unis. En témoigne ce passage de son avant-dernier essai consacré à Faulkner : » Comme il y a des gens pour nier la réalité de l’Holocauste juif, il en est ici pour affirmer que le long martyr des esclaves noirs aux Etats-Unis, dans la Caraïbe et en Amérique latine en vérité a été une période de bonheur et de plaisir partagés entre maîtres et esclaves. Et s’il vous arrive de rapprocher ces deux exterminations, ces deux horreurs nées de la bête humaine, il se trouve aussitôt des gens pour vous dire qu’attention, il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes. «
Si d’aucuns manquent encore du courage de dire les choses clairement comme le font ces interlocuteurs américains de Glissant, d’autres en revanche continuent insidieusement à présenter les Noirs dans la publicité à travers des clichés à la limite de l’humain. Qu’on en juge par l’actuelle publicité contre la lèpre dans le métro parisien sur laquelle est représentée une vieille Africaine à la lisière de la chauve souris et de l’être humain. Ce type d’affiche persistant à donner de l’Autre une image grotesque amène les Noirs à devoir affronter quotidiennement une image si dévalorisante d’eux même, qu’ils peuvent en perdre leur confiance en soi.
» (…) Ça n’a l’air de rien, dit Jules Amédée Laou (un Antillais), mais ça joue sur le moral d’être insulté, humilié, méprisé comme nous le sommes en France à longueur de spots publicitaires merdiques, à longueur de films putassiers, à longueur de feuilles de chou poisseuses, c’est vrai à force ça tape sur le moral d’être représenté en permanence en caricatures grotesques et viles. « . Plus loin l’auteur poursuit : » La télé allumée, la môme de 7 ans, petite Antillaise née ici, a les yeux rivés sur l’écran, immobile devant, elle vampirise toutes les images, tous les messages déversés. (…) Notre image est trop moche dans ce pays et nos enfants en souffrent ; à la fin du repas la petite fille a dit « les Noirs c’est pas beau », oui la petite fille noire aime les poupées blanches et blondes qui sont de beaux princes et des princesses, « les Noirs c’est pas beau », a dit la petite fille noire, « les Noirs c’est pas beau ».
On me rétorquera que tout cela n’a rien à avoir avec l’abolition de l’esclavage, mais justement cette représentation caricaturale du Noir dans la mémoire collective occidentale prend sa source dans une longue histoire dans laquelle le problème de l’esclavage occupe une place de choix. Et il n’est pas inintéressant de rappeler au moment où l’on célèbre l’abolition de l’esclavage qu’il y a peut-être un malentendu entre d’une part les discours officiels qui combattent le racisme, prônent la fraternité, et de l’autre, la représentation grotesque du Noir distillée goutte à goutte dans la mémoire collective. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de célébrer l’abolition de l’esclavage, mais aussi comme le dit Philippe Dewitte, faire en sorte que chacun se sente bien dans sa peau. Car même s’il ne l’exprime pas, l’homme noir est sans doute à cause de cette histoire de la traite négrière celui à qui on demande quotidiennement et insidieusement de fournir le brevet de son humanité. C’est-à-dire de démontrer qu’il est bel et bien passé du stade de l’animal supposé le définir à celui de la race humaine. Une tâche qui, avouons-le, n’a rien d’aisé.
James Baldwin en sait quelque chose lorsqu’il écrit : » La rage des mésestimés ne leur apporte personnellement aucun profit, mais elle n’en est pas moins inéluctable ; cette rage si généralement ignorée, si peu comprise de ceux-là même dont elle est le pain quotidien, est une des choses qui font l’histoire. (…) d’autant de façons qu’il y a de Noirs dans le monde, mais aucun d’eux ne peut espérer être jamais entièrement libéré de ce combat intérieur – fureur, dissimulation et mépris étant probablement nés le jour où il s’est rendu compte pour la première fois du pouvoir de l’homme blanc. C’est là un point crucial car les Blancs pèsent d’un tel poids sur le monde des Noirs qu’ils ont pour ceux-ci une réalité qui est loin d’être réciproque ; il en résulte que tous les Noirs ont envers les Blancs une attitude dont le but réel est de dérober au Blanc le joyau que représente sa naïveté, ou alors de la lui faire payer très cher. Le Noir s’efforce par tous les moyens dont il dispose d’obliger le Blanc à cesser de le considérer comme une rareté exotique et à le reconnaître comme un être humain. C’est là un effort intense, difficile, car la naïveté du Blanc est en grande partie voulue. «
1. Jorge Luis Borgès, Histoire universelle de l’infamie histoire de l’éternité, Paris, Christian Bourgois, 1985, p. 14.
2. Édouard Glissant, Faulkner Mississipi, Paris, Stock, 1996, p. 24.
3. Julius Amédée Laou, « La Chronique du fou« , cité par Philippe Dewitte dans Regards blancs et colères noires, in Hommes et Migrations n° 1132, Mai 1990.
4. Ibid : idem.
5. James Baldwin, Chronique d’un pays natal, Paris, Gallimard, 1985, p. 202. ///Article N° : 304