Secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie depuis 2002, Abdou Diouf défend une francophonie plurielle, respectueuse des identités culturelles.
Quel regard portez-vous sur l’évolution des champs culturel et artistique ces dix dernières années en Afrique francophone ?
Un regard réjoui d’abord, parce que l’on a vu se concrétiser les promesses surgies dans les années 1970 et 80, années de la pénétration du champ planétaire par la culture africaine, en commençant par le terrain des anciennes métropoles et de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, plus personne ne doute de la qualité des meilleurs » producteurs » africains de culture, qu’ils soient écrivains, musiciens, cinéastes, plasticiens, danseurs ou comédiens, et la culture africaine peut être portée avec fierté par tous les artistes qui la nourrissent, devant tous les publics du monde. De ce point de vue, permettez-moi de souligner le rôle joué par de nombreux promoteurs, mais principalement, alors que nous allons célébrer le centenaire de sa naissance l’année prochaine, celui du Président Senghor. Lui qui, après le grand retentissement qu’a connu le 1er Festival mondial des arts nègres, en 1966, a poursuivi son uvre de promotion de la création artistique africaine, avec l’exemple du Sénégal, en faisant organiser à travers le monde de grandes expositions d’art, des semaines culturelles, etc.
Mais aussi un regard attentif parce qu’il faut se méfier des effets de mode, dont peuvent être victimes les artistes africains, d’un engouement qui pourrait être passager, en tout cas dans sa dimension la plus populaire. Pour éviter un retour de manivelle, qui renverrait ces artistes dans l’arrière-boutique de la culture, pour les aider à se professionnaliser toujours davantage et à progresser encore, un gros effort doit être consenti en matière de structuration de leur milieu, d’amélioration de leur statut, de formation et plus largement, de politiques culturelles qui sécurisent le cadre dans lequel ils ont à faire leur métier, sans quoi la culture restera trop souvent du domaine de l’informel. J’ajouterai que le développement réjouissant de la culture en Afrique ne doit pas se faire au détriment de sa spécificité, de son identité propre. Il ne faut pas que cette création contemporaine africaine, inscrite dans la mondialisation des échanges, se coupe, par souci d’imitation ou pour plaire aux plus gros » acheteurs « , des racines qui la nourrissent. D’où l’attention qu’il ne faut cesser de porter aussi à la culture patrimoniale, traditionnelle des pays africains.
Et quand je vois le succès du FESPACO au Burkina Faso, de la Biennale africaine de la photographie au Mali, de la Biennale de l’art contemporain africain au Sénégal ou encore des Rencontres chorégraphiques africaines, dont la prochaine édition aura lieu l’année prochaine à Paris, je me dis que l’Afrique a réussi à trouver sa place sur la scène culturelle internationale.
Aujourd’hui, un large pan de la création contemporaine africaine subsiste grâce à son exportation sur le marché de l’art occidental. Qu’implique selon vous ce lien économique de subordination ?
Je ne pense pas qu’il faille s’étonner de ce phénomène. La culture, comme toute activité humaine, a besoin de moyens, et de moyens financiers notamment, pour vivre et se développer. Que la culture africaine trouve ces moyens là où les ressources sont les plus abondantes n’a rien de surprenant. Et il est bon que l’Afrique exporte sa culture, nourrissant le dialogue des cultures, cher à tous ceux qui veulent un avenir de paix pour l’humanité. Que dirait-on si notre continent était exclu de ces échanges ?
Cela étant, il faut, d’après moi, prendre garde à deux risques : d’abord au fait que, pour satisfaire un large public » étranger « , la création africaine contemporaine ne trahisse ses origines et ensuite que cette culture ne soit plus accessible à ceux à qui elle doit être destinée prioritairement, aux publics africains. Que penser d’une culture qui serait inaccessible à ceux dont elle doit nourrir l’identité et faciliter ainsi la réflexion et l’action sur son devenir ? La Francophonie est très consciente de ce risque. Elle uvre d’ailleurs pour que les expressions culturelles africaines soient d’abord appréciées par leurs destinataires premiers, en soutenant prioritairement des manifestations qui présentent ces expressions en Afrique aux Africains, et en aidant au développement de réseaux de distribution africains. Je pense, par exemple, à la diffusion sous forme numérique de films africains en zones rurales et, en matière de musique, à l’appui apporté aux producteurs africains à l’occasion des grands marchés de l’industrie musicale que sont le Midem et le Womex.
Peut-on construire un dialogue interculturel équitable au sein de la francophonie malgré le fossé économique qui sépare États du Nord et du Sud ? À quelles conditions ?
Bien évidemment ! C’est précisément le rôle et l’avantage de la culture : d’instaurer un dialogue passant au-delà du fossé économique. Et je dirais qu’il faut le faire au nom des identités à préserver et de la reconnaissance mutuelle, indispensables au progrès d’une humanité pacifiée. À cet égard, la Francophonie est un lieu d’échanges privilégié, non seulement en son sein mais aussi avec l’extérieur. Un monde unipolaire n’engendrerait que rejet et repli sur soi : c’est dans ce sens que le dialogue des cultures constitue un enjeu tout à la fois culturel, politique et social. Et c’est dans cette perspective que la Francophonie inscrit son nom, pour que les différentes cultures s’enrichissent et se renouvellent au contact les unes des autres, dans un dialogue permanent, à la fois gage de vitalité, de tolérance et de paix. Ce dialogue concerne toutes les grandes communautés linguistiques et c’est pour cette raison que notre organisation a établi, dès 2000, des liens forts avec les anglophones, les lusophones, les hispanophones ou les arabophones.
L’écrivain congolais Sony Labou Tansi préférait parler de francophonie au pluriel plutôt qu’au singulier. » La chance des francophonies, disait-il, c’est la possibilité pour les gens d’exprimer leurs différences dans une même langue. » Adhérez-vous à cette vision ?
Si on entend par là différences positives, j’y adhère bien entendu ! C’est tout le génie de la Francophonie : 53 pays et autant de différences qui s’expriment toutes dans une même et unique langue. Sur les cinq continents, depuis le Canada-Québec jusqu’en Asie, en passant par l’Afrique, le Moyen-Orient ou les Caraïbes, on parle le français. Une langue qui s’enrichit par tous ceux qui la parlent, l’écrivent et la vivent sur les cinq continents. L’Académie française a d’ailleurs accueilli plusieurs de ces mots venus d’ailleurs, comme le mot » essencerie » introduit par le Président Senghor pour désigner une station-service, ou plus récemment le terme » courriel « , utilisé par nos amis québécois. Car si le français, c’est aussi la diversité des français, l’important, à mes yeux, c’est que cette langue continue de nous rassembler, c’est qu’elle reste un bien commun.
Aujourd’hui encore, la majorité des États africains ne considèrent pas la culture comme vecteur de développement. Depuis 2003, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) soutient la mise en place de politiques culturelles durables au sein des États membres. Quels sont les résultats de ce programme d’appui en Afrique ? À quels obstacles est-il confronté ?
C’est un processus long, qui mobilise aussi bien les administrations publiques que les milieux professionnels et la société civile, dont les résultats commencent à être engrangés. Un certain nombre de pays africains se sont déjà dotés de politiques culturelles, d’autres sont en train de le faire. Un facteur majeur de ce développement aura été la préparation et la conduite du débat sur la protection de la diversité culturelle à l’UNESCO. Et les grands travaux de sensibilisation et de concertation, auxquels la Francophonie a largement contribué, auront conduit à une prise de conscience salutaire : d’abord, de l’importance identitaire de la culture comme un facteur indispensable au développement durable et, ensuite, du potentiel économique que représente le domaine culturel, celui des industries culturelles, qui constituent un gisement encore mal exploité.
L’obstacle majeur demeure celui des priorités auxquelles un pays à faibles ressources doit faire face. Quand se posent simultanément des problèmes de santé, d’infrastructures, d’alimentation et d’éducation de base, il est difficile de faire figurer la culture au premier rang des préoccupations d’un pays ! Mais encore une fois, grâce notamment aux négociations sur la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, la prise de conscience est en marche. Désormais, avec l’adoption de cette convention, comme la diversité biologique et le développement durable, la culture et sa diversité sont intégrés aux piliers du développement, général et économique en particulier. Et je tiens d’ailleurs à saluer le courage et la détermination des pays africains qui ont dû résister aux assauts répétés des opposants à cette convention. Et les tentations de céder auront été nombreuses ! Aujourd’hui, il faut poursuivre nos efforts pour que la ratification de la convention soit rapide et large.
Les industries culturelles se développent plus difficilement en Afrique francophone (secteur de l’édition sinistré, industries musicales défaillantes, salles de cinéma en voie de disparition
) qu’anglophone (explosion du marché nigérian de la vidéo, industrie musicale sud-africaine et nigériane dynamiques malgré la piraterie
). Comment expliquez-vous cet état de fait ? Les politiques de coopération culturelle en Afrique francophone ne se révèlent-elles pas contre-productives ?
Permettez-moi de vous dire que je trouve cette vision très réductrice. On ne peut pas, d’après moi, tirer des seuls cas nigérian et sud-africain des conclusions générales sur les coopérations francophones et anglophones en Afrique. Comment expliquer, alors, que les grandes manifestations culturelles panafricaines, que j’ai nommées tout à l’heure, se tiennent en Afrique francophone ? Événements qui d’ailleurs profitent à l’ensemble de l’Afrique et de ses créateurs
Je pense qu’on ne peut pas généraliser aussi facilement, chaque situation mérite un examen spécifique.
Depuis quelques années, l’OIF, aux côtés de l’Unesco, fait de la protection de la diversité culturelle son cheval de bataille. Ces deux organismes uvrent pour l’adoption d’une » Convention internationale sur les expressions culturelles « . Quels sont les enjeux politiques économiques, culturels et linguistiques de cette convention pour les pays et les acteurs culturels africains ?
Avec l’adoption récente par l’Unesco de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, la spécificité des activités, biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens est presque unanimement reconnue et acceptée aujourd’hui. Par ce texte, qui a été qualifié de » bouclier contre le rouleau compresseur de l’uniformisation culturelle « , on réaffirme le droit souverain des États de conserver, d’adopter et de mettre en uvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées en vue de la protection et de la promotion de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire.
Au Sud, les enjeux sont, à bien des égards, encore plus considérables que dans le Nord. Les créateurs y sont nombreux, dans tous les domaines de l’activité culturelle. Mais les industries culturelles, elles, en sont encore au stade artisanal, dans la plupart des cas. Plus que dans le Nord, une libéralisation débridée du secteur culturel aurait des conséquences dramatiques non seulement pour les diffuseurs mais aussi pour les créateurs qui ne trouveront plus de débouchés pour leurs uvres. Ceux-ci ont besoin d’un appui constant des intervenants publics, y compris des bailleurs de fonds des pays développés, au stade actuel de leur développement. La Francophonie est active en la matière, avec des initiatives novatrices visant à assurer l’accès au financement de leur production des créateurs francophones du Sud. À cet égard, il faut citer le Fonds de garantie des industries culturelles (musique, image et livre), forme de réassurance des prêts obtenus par les producteurs du Sud auprès des banques de leur pays. Réunissant États du Nord et du Sud au sein de son espace, notre organisation n’a pu entreprendre sa démarche en faveur de la diversité culturelle qu’à cause de la large convergence de vues dégagées entre membres du Nord et du Sud quant aux enjeux du débat actuel.
Je me réjouis de l’avancée historique que constitue l’adoption de cette Convention, pour laquelle la Francophonie, ce » laboratoire de la diversité culturelle « , s’est fortement mobilisée en raison justement des enjeux politiques, culturels et linguistiques évidents de la mondialisation, notamment pour les pays africains face aux nations plus nanties. La réticence de certains États illustre bien la conscience de ces enjeux. Par ailleurs, ce texte consacre, il ne faut pas l’oublier, la nécessité du renforcement de la coopération internationale en la matière, reconnaissant à travers tout cela la justesse des missions essentielles de la Francophonie.
La France s’apprête à célébrer en 2006 Léopold Sédar Senghor et les cultures francophones. Qu’attendez-vous de ces manifestations ? La Francophonie est-elle aujourd’hui débarrassée du poids de l’histoire coloniale ?
Ce n’est pas seulement la France mais la communauté francophone tout entière qui célébrera, en 2006, le centenaire de la naissance du Président Léopold Sédar Senghor, qui fut un de ses Pères fondateurs. La France lui rendra aussi hommage, ainsi qu’à la richesse et à la vitalité des cultures francophones, dans le cadre du Festival » Francofffonies « , le festival francophone en France.Ces deux événements constitueront une occasion de célébration de cette idée chère au Poète-Président : le dialogue des cultures. En organisant ce grand festival dédié à la francophonie, la France illustre une fois encore son attachement et réaffirme son appartenance à cette communauté vivante. J’attends de ces manifestations qu’elles soient simplement des moments d’intense communion et d’expression d’une amitié profonde au sein de notre communauté. Et pour répondre à votre dernière question, je vais vous raconter une anecdote. Quand j’ai rencontré Aimé Césaire, à Fort-de-France au mois de mars 2005, il m’a fait cette confidence : » Avant, j’étais contre la Francophonie parce que cela me paraissait être l’arme du colonialisme. Aujourd’hui, il y a tellement de diversité culturelle que l’hégémonisme est impossible. La Francophonie permet d’assurer une liaison entre les peuples et les cultures. «
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