La jeune fille au gousset

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Venir au festival de Limoges sans faire un tour au Gousset, c’est comme aller à la Mecque sans visiter la Kaaba.
La jeune fille avec des-lèvres-tu-as-envie-qu’elle-te-fasse-ça-avec, visiblement ravie de sa formule, frotta le bout de la queue dans la craie puis se pencha sur la table et visa la boule blanche ; sa jupe déjà très courte remonta. Pendant que le regard d’Opolo roulait le long de ses bas aux rayures noires et blanches il pensa elle n’a pas que son cul à la place de la bouche, elle a les jambes qui vont avec.
De l’autre côté du mur de poutres, Dany, la patronne du Gousset qui avait suivi de son comptoir le manège d’Opolo, sourit. Tout comme son époux, Edgar dit L’Enchanteur, dissimulé derrière la fumée de son cigare. Opolo tenta alors d’effacer les jambes de la jeune fille de sa tête et laissa vagabonder son esprit. A l’origine, lui revint la voix de l’Enchanteur, Le Gousset, si tu veux, bon ça a rapport avec la taille. Quand Dany a ouvert son bar, le bar se terminait ici, en gros à la hauteur des escaliers. Là où se trouve le billard n’existait pas, Dany n’avait que… la jeune fille voyant Opolo se déplacer et se mettre dans son angle de visée, se baissa un peu plus pour être sûre de ne pas rater la boule blanche. Opolo, parce que ses yeux s’étaient coincés entre les seins de la jeune fille avec des-lèvres-tu-as-envie-qu’elle-te-fasse-ça-avec, pensa elle le fait exprès. Sûr qu’elle me cherche si tu veux c’est un parallèle entre la taille et la petite poche dans laquelle on mettait la montre à gousset. C’est de là que vient le nom du bar. Le haut n’existait pas, avait enchaîné Dany. A part les vécés au niveau de la mezzanine, il n’y avait rien d’autre. Putain, qu’est-ce qu’elle attend pour jouer ? Jouez ! L’injonction avait giclé à son insu. Sans bouger d’un pouce, la jeune fille plongea son regard tendrement railleur dans la gêne d’Opolo.
…faire durer nos plaisirs que je tarde à jouer, répondit la jeune fille. Vous regardiez mes seins, non ? Si je joue je me redresse, et si je me redresse, plus de seins. Or mes seins aiment les caresses de vos yeux et je sais que vos yeux sont toqués de mes seins. Si je joue je gagne, et si je gagne je range mes seins, mes jambes, mes lèvres-tu-as-envie-qu’elle-te-fasse-ça-avec comment le sait-elle et je m’en vais. Vous n’aimeriez pas que je m’en aille si tôt, n’est-ce pas ? Non. Elle sourit, puis, à nouveau, ses paupières couvèrent la boule blanche.
Opolo se sentit un peu bête d’être pris en flagrant délit de. Il se retourna vers Dany et L’Enchanteur, histoire de se raccrocher à quelque chose ; entre les volutes de fumée, L’Enchanteur avait toujours son éternel sourire de Bouddha facétieux mais Dany avait le visage fermé. Soudain. Depuis des années qu’il venait au Gousset, Opolo ne l’avait jamais vue aussi fermée, aussi tendue.
Opolo prit peur. Mais pourquoi as-tu peur ? Plus qu’un café désormais indissociable de l’histoire du festival, plus qu’un café littéraire (n’est-ce pas du Gousset qu’a essaimé dans tout Limoges cette sympathique mode des lectures ?), plus qu’un lieu où l’on est sûr de croiser artistes et écrivains, Le Gousset est un antre de convivialité et d’authenticité. Le décor, il est vrai, avec ses poutres s’y prête mais la chaleur, ce sentiment de bien-être qui vous prend par la main dès que vous en franchissez le seuil, c’est Dany et L’Enchanteur qui le distillent. Alors d’où te vient cette peur soudaine ?
Pendant que la jeune fille faisait glisser et glisser la queue entre l’index et le majeur pour mieux ajuster la boule blanche mais pourquoi as-tu peur ? De son comptoir, Dany se montrait de plus en plus fébrile et jetait des coups d’oeil plaintifs à L’Enchanteur qui arborait toujours son sourire de Bouddha planté d’un cigare.
Bon reprenons tout à zéro. Tu es là au Gousset, donc tu es bien… Si, si tu es bien. Tu joues au billard et tu aimes ça. En face, une jeune fille dont la beauté nargue même l’imagination la plus débridée n’arrête pas de te faire de l’oeil… Parfaitement qu’elle te fait de l’oeil ! Oui c’est clair, elle me veut. Alors cool Opolo, cool. Tu laisses la jeune fille gagner la partie, ensuite tu lui proposes de venir prendre un dernier verre chez toi, et là tu rafles la mise. Tu la rafles, tu la rafles et tu la rafles. Recto-verso, tu la rafles. Dans des postures impossibles, tu la rafles. Jusqu’au lendemain midi tapant, tu la rafles. C’est pas un beau plan ça, mon Opolo ? Y’a pas plus beau plan que ça. Arrête donc de paniquer. Je ne panique plus mais Dany a peur, et je n’aime pas la voir comme ça. Toujours souriante, toujours prête à rendre service. Ne l’a-t-on pas surnommée L’Assistante sociale ? Le bruit de la queue percutant la boule… la boule blanche tournait sur elle-même, au milieu de la table à présent vide.
La jeune fille : Voilà, c’est fait. Elle se dirige vers le comptoir. Elle sort un billet de banque d’un gousset qui lui sert de porte-monnaie et le tend à Dany. Je prends également l’addition de mon charmant vaincu sur mon compte. Dany lui rend la monnaie qu’elle glisse dans le gousset. La jeune fille se tourne vers Opolo encore estomaqué au bord du billard. Viens prendre un dernier verre chez moi.
Opolo bafouille : Qui ? Moi ?
La jeune fille avec un sourire maternel : Et qui d’autre ? A cette heure de la nuit où l’invisible bourgeonne aux cimes de la vie, il n’y a que toi et moi à jouer au billard au Gousset. Alors dépêche-toi, je t’attends.
La jeune fille enfile son blouson noir et blanc puis sort du Gousset. Opolo enfile sa veste et lui emboîte le pas.
Dany à l’Enchanteur : Edgar, dis-le lui !
L’Enchanteur retenant Opolo : Elle n’est pas ce que tu crois.
La jeune fille réapparaît : Alors Opolo ?
Dany à la jeune fille : Celui-là, laissez-le tranquille ! Allez-vous en !
La jeune fille faussement suppliante : Juste un dernier verre chez moi, Opolo.
L’Enchanteur : Ne crois pas ce que tu vois.
La jeune fille : Eh bien tant pis ! Tu ne sauras donc jamais rien de tout ce que tu t’imagines que je pourrais te faire avec ces-lèvres-tu-as-envie-qu’elle-te-fasse-ça-avec. Sans compter les mille et une choses que je pourrais te faire avec ma langue. Parce que je sais en faire des choses de ma langue.
Elle ressort. Ses talons aiguilles résonnent sur l’asphalte. Elle s’en va. Le bruit de ses pas se transforment peu à peu en celui d’un cheval au galop. Opolo bouscule L’Enchanteur et se jette vers la sortie.
Opolo soudain figé sur le seuil du Gousset : Oh mon dieu !
Dany et L’Enchanteur le rejoignent. Un zèbre à quatre têtes dévale la rue des Combes.
Dany : Tu vois, c’est elle.
Opolo : La jeune fille ?
L’Enchanteur : Jamais personne n’a revu aucun de ses amants d’une nuit. C’est la première fois qu’elle rentre bredouille.
Opolo : Mais qui est-elle ?
L’Enchanteur : Trop long à expliquer. Trop compliqué. C’est aussi cela Le Gousset.
Le zèbre à quatre têtes avait disparu ; seule leur parvenait encore la musique de ses sabots qui s’éloignait pendant que de son sourire de celui qui en sait plus qu’il n’en dit, L’enchanteur illuminait la rue des Combes comme pour souligner l’absence de la jeune fille au gousset.

///Article N° : 437

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