La langue portugaise et la littérature angolaise

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C’est en portugais que s’est élaborée l’angolanité. La langue portugaise apparaît dès lors comme un butin de guerre que les écrivains se sont approprié.

L’Angola est indubitablement un espace plurilinguistique : 9 groupes ethnolinguistiques bantou se subdivisent en environ 125 sous-groupes dont les principaux sont les Fiotes, les Kikongo, les Kimbundu, les Lunda-Cokwe, les Ovimbundu, les Nganguela, les Nhaheka-Humbi, les Mucubais et les Kwanyama, ainsi que les groupes non-bantou Khoisan et Kuroca. On comprend l’importance de la langue portugaise dans le mode de production du discours littéraire angolais.
La situation de la langue portugaise en Angola n’est pas la même que celle de la langue anglaise au Nigeria ou de la langue française au Sénégal, par exemple. Comme l’écrit Manuel Rui Monteiro, « les écrivains africains qui emploient le français ou l’anglais utilisent une langue de loi, une langue prise en tant que code« , tandis que les Angolais se sont appropriés de langue portugais durant la longue durée du processus de socialisation des élites angolaises. Ces élites, au départ, font cohabiter le portugais avec plusieurs langues angolaises. D’ailleurs, les premiers livres apparus en Angola comme « DOVTRINA CHRISTÃA » (1624) ou « Le Gentium d’Angola Suffisamment instruit dans les Mystères de notre Sainte Foi » (1661) sont des catéchismes bilingue (portugais-kikongo) ou même trilingues (latin-portugais-kimbundu) utilisés soit pour catéchiser soit pour instruire.
Le bilinguisme est un vieux problème que les écrivains et nationalistes du XIXè siècle ont déjà dû poser au bénéfice de la langue portugaise. Cette intellectualité angolaise concevait encore l’angolanité comme juxtaposition de deux entités culturelles différentes et défendait le portugais comme langue de civilisation et le kimbundu comme langue de culture. Néanmoins, en prétendant construire la littérature de la patrie, ces intellectuels écrivirent tous en portugais et bien peu furent ceux qui ont essayé le bilinguisme. Cordeiro da Matta, un des écrivains angolais du siècle dernier ayant le plus travaillé la langue kimbundu en publiant dans les journaux de l’époque des papiers sur les questions linguistiques du Kimbundu, défendait le purisme et la parfaite maîtrise des deux langues ; portugais et kimbundu trouvaient ainsi la même importance. Et pourtant, presque tous les journaux de l’époque, y compris ceux qui appartenaient aux « fils du pays« , s’écrivaient en portugais et rares ont été les journaux ou les pamphlets en kimbundu.
Le mouvement de libération ne purent qu’adopter la langue portugaise comme moyen de lutte car c’était la seule langue qui dépassait les limites d’une revendication autonomiste de groupe ethnolinguistique et se plaçait sur un plan pan-angolais. Même les mouvements de libération qui au départ avaient une optique royaliste ou populiste étaient obligés d’utiliser le portugais, au moins pour le discours écrit.
D’ailleurs, avant même l’avènement du mouvement nationaliste moderne, le panafricanisme ou la négritude qui se présente comme un mouvement continental africain, dépassant le stade d’un mouvement culturel pour prétendre atteindre celui d’une émancipation globale (Tenreiro et Pinto de Andrade, 1982, 26) ne s’exprime qu’en portugais. Le portugais était la langue commune à ceux qui luttèrent pour l’émancipation des Noirs, comme langue maternelle ou même comme la seule langue qu’ils parlaient. C’est ainsi que « la réflexion sur le combat contre l’assimilation« , mené par le Centre d’Etudes Africaines, fondé à Lisbonne dans les années 50 par Agostinho Neto, Mário de Andrade (Angola) Francisco José Tenreiro, Espírito Santo (São Tomé) Eduardo Mondlane, Marcelino dos Santos (Mozambique) et Amilcar Cabral (Cap-Vert) se fait en portugais : ce discours qui était « un discours de rupture et une affirmation de l’identité nationale africaine » se fait dans la langue dite du colonisateur sans aucun état d’âme. On pourrait remonter on peut loin pour dire que déjà D. António Ier, un des rois catholiques du Kongo, dans son Manifeste de Guerre dans lequel il s’affirme le souverain de plusieurs peuples et les mobilise pour la guerre contre les Portugais, utilise précisément la langue portugaise.
A l’indépendance, la tentation de création d’une nouvelle langue nationale ayant pour base les principales langues africaines à partir de l’expérience du serbo-croate en Yougoslavie n’a pas eu un grand nombre de partisans et n’a pas débouché. Le portugais serait ainsi la langue nationale, dite officielle par euphémisme de base idéologique, et les langues africaines serait au niveau des intentions revalorisées. En réalité, le rôle de la langue portugaise s’est de plus en plus renforcé car l’alphabétisation se déroule en portugais, conséquence de la politique centralisatrice de la puissance coloniale et de l’Etat post-colonial. L’enseignement des principes marxistes est comme le catéchisme en portugais qui est ainsi la langue du discours politique par excellence, la langue de promotion sociale, et un moyen de légitimation car sa maîtrise est un sérieux indice de compétence technologique et de bonne gouvernance, la langue de l’Etat étant le portugais.
Dans un pays en guerre, l’armée est une institution primordiale ; en Angola, elle joue un rôle central dans la socialisation des jeunes gens, précisément en portugais. D’ailleurs, la guerre a provoqué déjà plus d’un million de déplacés et réfugiés de la campagne fortement atteinte par les confrontations militaires vers les villes : ces gens sont obligés de parler le portugais car c’est la langue urbaine par excellence. Le recensement de la population de 1985 a montré que 80% de la population de Luanda qui, à l’époque, dépassait déjà le million d’habitant, ne parlait que le portugais, les autres 20% parlant le portugais plus une autre langue angolaise. Par contre, ce chiffre n’était que de 40 % dans les villes de province. Le phénomène s’est bien sûr accentué avec l’aggravation de la guerre.
En résumant, la langue portugaise s’est ainsi constituée tôt comme la langue de production du discours de l’angolanité de telle façon que depuis la prise de conscience métaphysique de l’Angola, du combat des nationalistes du XIXè siècle à lutte armée de libération nationale, elle n’a jamais constitué un enjeu pour le nationalisme angolais. En fait, il est juste de dire que contrairement à ce qu’écrivait Manfred F. Prinz, (1) « le problème de la langue » ne fut jamais « une préoccupation majeure pour les poètes africains lusophones« , au moins pour les Angolais. En utilisant le portugais, il n’y a de la part des intellectuels angolais ni « trahison » à leur « identité culturelle« , ni éloignement du peuple, de leur public, car ils ne pouvaient faire autrement. Le portugais est leur langue nationale.
C’est pourquoi le problème de la langue portugaise en Angola est un faux problème, une fausse préoccupation de perte d’identité et d’éloignement tant du peuple que du public pour les écrivains ou les politiques. La langue du colonisateur ne joue pas seulement le rôle de dénominateur commun : elle sert aussi d’instrument pour un discours nationaliste et émancipateur. Plus que l’utilisation d’un outil de l’oppresseur, le discours anticolonialiste s’approprie la langue portugaise sans aucun effort de légitimation. D’ailleurs, avec le début du processus d’occidentalisation du Kongo et d’autres royaumes angolais, la langue portugaise devient la langue officielle avant même que la colonisation ait démarré. L’acte d’appropriation de la langue, qu’on doit entendre comme un processus, se fait d’abord dans un ambiance de « coopération » puis dans la « confrontation » venant d’une politique d’assimilation. La langue apparaît alors comme un butin de guerre dont nous parlent les écrivain angolais contemporains comme Pepetela ou Boaventura Cardoso.
Ainsi, la langue portugaise, moins qu’un simple instrument de combat contre le colonialisme, est-elle un élément constituant de l’être collectif angolais : c’est l’outil commun aux diverses voies de la formation de l’angolanité. D’ailleurs, le processus d’appropriation de la langue est aussi un moment d’enrichissement, même de réformation du portugais car le contact quotidien du portugais avec les langues africaines lui impose un autre rythme, une construction syntaxique différente, un lexique inédit et une graphie nouvelle qui va influencer profondément la langue parlée dans la métropole. C’est de ce changement que nous parlait l’écrivain portugais Vieira de Castro, qui a été déporté en Angola pour le meurtre de sa femme vers le milieu du XIXè. De Luanda, il écrivait à son ami Camilo Castelo Branco, un grand nom du romantisme portugais avoir peur de commencer à la suite de son séjour forcé en Afrique à écrire « une langue de cafre« . En réalité, il serait à l’origine d’un changement orthographique de la langue portugaise, ayant marqué agua (l’eau) comme cela s’écrit aujourd’hui et non agoa comme précédemment. Dès lors, Camilo a fait tout changer en écrivant dans un de ses roman le son [u]avec un u.

1. PRINZ, Manfred F. ; « Francophonie et littérature africaines en langue portugaise« , Notre Librairie, dossier sur l’Angola, Paris, p. 112.///Article N° : 1259

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