Aux Comores, être artiste fait sourire. Il fut un temps où l’homme de musique répondait à des fonctions d’ordre plutôt social. Il avait sa place au sein de la communauté mais vivait d’un tout autre travail. La pêche, l’agriculture ou encore la rente pour certains… Parfois, il arrivait qu’un compositeur se mette au service du prince. Cela lui assurait la protection, le boire et le manger. Mais jamais la fortune tel qu’on l’imagine aujourd’hui. Nombre de jeunes comoriens tentent actuellement de rendre à la musique ses lettres de noblesse mais peu d’entre eux en vivent. Etat des lieux en compagnie de l’auteur-compositeur-interprète Souleymane Mzé Cheik. Considéré comme l’une des valeurs les plus sûres de sa génération, il aime à dire que personne au monde n’aime autant la musique que l’artiste comorien. Par entêtement, semble-t-il.
La formation se fait sur le tas…
On n’apprend pas la musique à l’école dans ce pays. Il n’y a pas de conservatoire, il n’existe pas de structures professionnelles dans le genre. Quand on veut devenir musicien, il n’existe pas trente-six solutions. Il y a trois étapes. La première se passe dans l’enfance, avec des boîtes de conserve et des bouts de bois en guise d’instruments. La seconde, dans l’orchestre du village. C’est plus social que musical. Enfin, il y a ceux qui tentent le coup de l’artiste professionnel. Mais en réalité, nous n’avons de professionnel que le nom, la plupart du temps.
Puis, il y a le manque de sérieux.
On dit que les artistes ne travaillent pas assez. C’est normal, on n’ose pas se donner à fond dans son art, à cause des réalités de la vie, à cause des conditions dans lesquelles on travaille. Quand on rentre à la maison, après une répétition, on se fait presque insulter. Tenez… moi, je suis marié et j’ai des enfants. Mais jusqu’alors, ma mère continue, comme quand j’étais môme, à me reprocher ma passion pour la musique. Pour elle, arrêter de travailler pour faire de la musique est impensable. Elle n’arrive pas à comprendre que ça puisse être un métier. Les gens ont du mal à considérer la musique comme un travail… et ce n’est pas très encourageant. Alors, on essaye de tenir bon. Certains n’y arrivent pas. Ils donnent l’impression alors d’être paresseux, de ne pas assez travailler leur musique. Alors que la vraie raison est ailleurs. La musique ne les fait pas vivre, ne leur fait pas espérer des lendemains meilleurs. Leur unique gain dans ce métier vient du plaisir de jouer et d’être… peut-être applaudi dans une soirée. Même ceux qui arrivent à se produire en k7 ont une vie difficile. Les k7 ne se vendent pas toujours, les gens préfèrent pirater. Comment veux-tu persévérer dans ces conditions ? Ici, on joue la majeure partie du temps dans les mariages. Après, on s’arrête. On range le matériel dans les cartons et on attend le prochain mariage. Dire que tu veux construire ta vie avec la musique paraît idiot. Les gens se moquent. Pour eux, la musique, à moins d’aller vivre dans un autre pays, est faite… juste pour marquer les occasions de fête. Et ce phénomène n’encourage pas les artistes à travailler, ni à progresser.
Le besoin d’un organisme des droits d’auteurs.
C’est notre rêve à tous. Dans certains groupes, quand tu joues, que tu viens, après un concert, voir les responsables pour leur demander… ne serait-ce que 100 fc* pour payer ton savon et laver ton linge, on te répond que tu as eu du succès auprès du public et que ça vaut bien un salaire. Le succès doit te suffire. Pire… vous avez ceux qui font des albums. Tu produis toi-même ton album, tu le donnes à vendre. Et puis, tu as les cousins, les amis, qui passent. Tiens, tu peux pas me le prêter ? Je vais copier. Et ça copie, ça copie… Quand tu fais la remarque, que tu leur dis que ce n’est pas normal, on te répond généralement » Et alors ? Tu vas nous l’interdire ? » Comme s’ils avaient un droit de piratage absolu. J’ai déjà essayé d’intéresser l’opinion au problème. J’avais même des amis députés à qui j’ai suggéré de proposer une loi nous concernant à ce sujet. Nous les artistes, on participe à leurs meetings politiques pour attirer du monde, on joue pour les oeuvres de bienfaisances. On aide les écoles, on soutient aussi la construction des routes, la lutte contre les épidémies… On passe des messages à travers nos chansons, on va jouer pour récolter des fonds pour telle ou telle autre association. On rend service à la société mais il ne faudrait pas que ça soit à sens unique. Donc je leur disais… qu’en tant que députés, ils pouvaient proposer une loi qui favorise cette notion des droits d’auteurs dans le pays. Pour nous, ce serait vraiment un encouragement. On ferait face à ceux qui traitent les musiciens de vauriens, qui ne nous prennent pas au sérieux. Mais non, rien ! Ce n’est pas une priorité pour les députés, ni pour personne d’autre. Un office défendant les droits d’auteurs aux Comores, c’est une utopie. Personne ne veut y croire, même parmi les musiciens. Alors que c’est à nous de changer ça…
Le manque de producteurs.
Il est mal ressenti par tous les artistes. Ceux qui arrivent à produire des albums sont tous en autoproduction. Il n’existe pas dans le pays de gens capables de risquer leur argent pour soutenir de jeunes talents. Personne ne considère sérieusement la musique comme un créneau économique viable. Si tu va expliquer à un homme d’affaires comorien que la musique est un secteur d’investissement intéressant, il te rit au nez. Il ne te prends pas au sérieux. Alors, on se tait. On se débrouille. Quand on a les moyens, on se risque soi-même à le faire. Sinon, tant pis, on attendra…
Vivre de sa musique.
Cela viendra un jour. La musique pour l’instant ne nous rapporte rien financièrement. Il faut être populaire pour espérer gagner un peu d’argent. Par concert, je gagne… quoi ? 10 000 fc* ? Vous savez, il m’arrive de passer trois mois sans jouer. Et quand tu gagnes beaucoup, c’est quand tu touche 25 000 fc*. On ne vit pas grâce à la musique. On vit grâce à la famille, aux amis, à la communauté. Le peu qu’on gagne en concert sert souvent à racheter du matériel pour pouvoir continuer. Traditionnellement, le village cotisait pour payer le matériel à son orchestre. Notre génération, en voulant se déclarer semi-professionnel, se débrouille toute seule.
Artiste ou Superman ? L’artiste fait tout.
Pour un concert, on répète. On négocie les contrats, quand contrat il y a. On négocie la salle. On pose les affiches. On vient installer les sièges le jour j. On amène le matériel. On le monte. Pas d’ingénieur son, on fait nous-mêmes les balances et on ne se contente donc pas de jouer sur scène. Et quand tu demandes de l’aide, les gens se foutent de ta gueule. Ils se demandent ce qu’ils vont gagner à le faire. Le soir, à la fin du concert, à minuit par exemple, on démonte le tout et on ramène le matériel en camion. Il n’est pas rare que les musiciens s’engueulent à ces moments-là, parce que tout le monde est fatigué… d’avoir à tout faire. On ne le fait pas exprès. C’est la fatigue. Pour résumer, je dirais que dans ce pays, les artistes aiment trop la musique. Ils adorent trop leur travail, malgré tous les problèmes. Mais c’est la musique elle-même qui ne les aime pas…
Le public.
Tu joues un concert payant, tu as cinq personnes dans la salle, sauf quand tu es une star nationale. Et il n’y en a pas beaucoup. Les gens préfèrent la radio. C’est gratuit. Copier. Pirater. Mais ils ne viendront pas au concert. Les gens qui viennent au concert d’ailleurs se foutent de ton talent. Discourir sur la musique n’est pas dans leurs habitudes. Ils viennent à ton concert pour l’ambiance de la foule. Ils viennent voir les copains, reluquer les filles. Ils viennent parce qu’ils pensent y trouver du monde. Tu peux t’appeler Mohamed ou Saïd, beaucoup s’en foutent. Ils s’ennuient chez eux, c’est le seul événement du jour. Alors, on vient. C’est un prétexte pour se voir. Ils paient leurs billets, c’est vrai. Mais pas en tant que fan de tel ou tel artiste. Ils veulent juste être dans le coup. Voir du monde. Sortir là où les gens vont. Lorsque tu joues, que l’ambiance est ailleurs, dans une boîte de nuit par exemple, tu n’auras personne au concert. Donc, quand tu joues, tu choisis un jour où il n’y a rien de prévu, où il ne se passe rien. Pas de fête traditionnelle, pas de manifestation gratuite, pas de meeting politique, pas de mariage. Et là… les gens se disent » j’ai rien à faire, je vais aller voir le concert de tel « . Qu’est-ce que tu veux ? Il n’y a pas cette notion d’aller au concert. Les concerts traditionnels sont toujours gratuits et sont liés au social.
* 75 francs comoriens = 1 FF. ///Article N° : 622