Lorsque la danse paraît le masque tombe, dit un proverbe africain. Les fondements de toute cette comédie humaine on tété sapés par un seul pas de danse africaine exécuté un bon matin, dans un village africain, ensemble, par des Africains et des non-Africains. Ce pas de danse a créé, à lui seul, sans cris, sans larmes, sans pleurs, sans effusion de sang, sans coups de poings, sans couteaux, sans machettes, sans sagaies, sans flèches, sans fusils, sans canons et sans bombes, une vraie révolution des murs, des mentalités et des pratiques dans la logique des relations bilatérales culturelles Nord-Sud. Ce pas de danse a déraciné définitivement chez l’Africain la peur de l’Autre qui lui tenaillait le ventre depuis le milieu du XVème siècle. Il a amorcé la cicatrisation de la blessure douloureuse et profonde laissée dans sa structure psychologique, depuis le temps des travaux forcés. Ce pas de danse africaine, qui exige d’être soi-même à chaque instant, a déculpabilisé et libéré totalement la jeunesse occidentale, qui dans les faits n’est en aucun cas responsable et coupable des actes de ses aïeux vis-à-vis des Africains (rappelons au passage que c’est autour de ce partage et de ce bon sens nourris de hauteur de vues que se construit la jeunesse européenne). Ce pas de danse, enfin, qui est prière pour les uns, passion et séduction pour les autres ou bien encore le plus court chemin d’un homme à un autre, a arraché les vieilles souches, détruit les causes du mal profondément implanté dans le subconscient humain, et donné à la jeunesse du Nord et du Sud la possibilité de s’appartenir, de se retrouver et de s’épanouir dans un climat de paix et de confiance réciproque.
La liberté est l’âme de la chorégraphie. Tout ce qui tend à restreindre cette liberté est néfaste pour la création. Au nom de cette liberté, des stages de danse africaine sont régulièrement organisés en Afrique par des professionnels de la danse africaine. L’ambiance créée par ces manifestations dans les villages, les relations qui s’y tissent, les échanges vrais qui s’y instaurent par la vie quotidienne dans la simplicité, la confiance réciproque, le respect et la dignité de tous, l’absence totale de mépris ou de suffisance dans l’attitude des stagiaires de toute origine et milieu social, la sincérité dans les partages, le nouveau regard que porte l’Africain sur ce nouvel occidental « sans galons, sans soutane, sans masque », tout cela constitue une thérapie efficace pour celui qui, durant plus de 400 ans de blessure morale et physique, n’a jamais bénéficié d’un seul soutien psychologique.
Le fait de danser ensemble sur une même piste, d’y transpirer de concert, de s’encourager mutuellement devant la difficulté d’un même pas de danse africaine, le fait de se toucher, de s’estimer mutuellement, de s’oublier soi-même, de partager les mêmes peines, de connaître les mêmes joies simples, les mêmes plaisirs, crée un état psychologique particulier qui provoque à jamais la disparition de préjugés et de complexes de tous genres.
Les pouvoirs publics en Afrique devraient davantage tenir compte de l’aspect émancipateur et fédérateur de la danse et donner aussi bien aux créateurs qu’aux chercheurs les moyens de poursuivre leur mission avec plus d’efficacité. Ils ne doivent pas oublier que le fait même de nous interroger sur nos danses, qui conditionnent toute notre existence, c’est consentir enfin à nous accepter nous-mêmes, à sortir de la servitude sur le plan mental et culturel, à nous libérer de nos complexes, à être bien dans notre peau et notre tête, à faire preuve de confiance en nous-mêmes, en tous les Africains et au reste du monde.
Le pouvoir d’une idée quelconque ne réside pas toujours dans sa certitude ou sa vérité, mais plutôt dans sa force de séduction sur les hommes. Les idées toutes faites sur la culture et la danse africaines relèvent de cette logique : elles plaisent beaucoup. Les hypothèses ingénieuses et fantastiques qui les entretiennent, mais qu’aucun texte tambouriné ou écrit ne vient cautionner, confortent leur pouvoir de séduction. Contrairement à ces préjugés, qui ne s’appuient ni sur des faits ni sur la raison, la danse africaine est porteuse à la fois d’un savoir essentiel et d’un fort pouvoir émancipateur, dont la plupart des Africains n’ont pas conscience en raison de l’absence de réflexion approfondie dans ce domaine. Il n’existe presque aucun texte sur la danse africaine écrit par des Africains. La mise en place d’un grand projet de recherche sur la danse africaine devient une nécessité pour effectuer un retour vers ses éléments essentiels, la débarrasser de son caractère documentaire, anecdotique et en faire, par la voie de la création, un reflet des vérités fondamentales du Cosmos. Cette initiative mettrait fin à toutes les incompréhensions qui alimentent le marché des préjugés et des passions, nourrissent la pensée unique, étouffent la culture de responsabilité, dénaturent les faits, engourdissent l’imagination des créateurs et faussent profondément la lecture de la culture africaine. Devant l’ampleur des réticences et des idées reçues, il faudra des chercheurs capables de volontés patientes et d’audaces réfléchies pour restituer à la danse africaine ses lettres de noblesse et la place qui lui revient de droit, dans les sociétés africaines et dans la culture mondiale. Si sa danse bouge, l’Afrique bougera.
Extrait de » Si sa danse bouge, l’Afrique bougera », © Editions Maisonneuve et Larose, 2001. Alphonse Tierou anime à Paris le Centre Dooplé de Ressources, de Pédagogie et de Recherches pour la création africaine (www.tierou-doople.com).///Article N° : 15