La parole des poètes en chansons

Entretien de Tanella Boni avec Bernard Ascal

Paris, le 15 septembre 2005
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Bernard Ascal, pouvez-vous nous parler de votre itinéraire d’artiste, puis-je utiliser cette expression ?
Itinéraire d’artiste, je revendique totalement cette expression puisque depuis l’origine de mes activités, il y a toujours eu en parallèle trois moyens d’expression : la peinture, l’écriture et la musique. Chacune de ces parties n’a pas toujours été en devant de scène. Pendant très longtemps, c’est la peinture qui a été prédominante socialement avant de céder la place à la musique. Côté écriture je ne me suis pas beaucoup soucié de publier mais ma pratique est régulière.
La poésie occupe-t-elle une place importante dans ce parcours ?
La poésie occupe une place essentielle depuis l’origine. En revendiquant le statut d’artiste, pour moi cela signifie non pas me mettre en marge socialement mais au contraire être en prise directe avec tout ce qui se passe autour de moi. Je ressens l’activité artistique et donc la poésie comme une manière de prendre à bras-le-corps l’ensemble des problèmes individuels et collectifs, en échappant aux rapports de force et de pouvoir. Dans le meilleur des cas l’artiste suscite des solutions nouvelles.
Des solutions nouvelles, qu’est-ce que cela veut dire ?
Il peut se permettre de proposer des solutions qui passent, le cas échéant, pour être utopiques mais qui sont de nature à faire avancer les choses, qui participent de la réflexion générale. Je n’ai jamais envisagé l’artiste comme une personne retranchée du monde. De mon point de vue, l’artiste est au cœur de la cité.
Parlons maintenant de vos projets actuels et d’avenir. Il y en a au moins un qui concerne la francophonie. Un projet autour de la musique et de la poésie. Comment en êtes-vous arrivé à ce type de préoccupation ?
Je suis un lecteur de poésie depuis l’enfance. Dans les œuvres qui ont été pour moi déterminantes et ont élargi mon horizon, il y a celle d’Aimé Césaire, une des plus éminentes de la littérature du XXème siècle. Césaire est Martiniquais, il est Français mais sa parole est tellement ample qu’elle nous emmène bien au-delà. Dans les quarante dernières années, si je prends en compte ce qui s’est fait en poésie, en ne considérant que l’Hexagone, je reste trop souvent sur ma faim. Lorsque je déborde de nos frontières, je rencontre des auteurs qui ne redoutent pas d’être lyriques, qui ne considèrent pas qu’user du sens des mots est une tare, qui associent l’intime au collectif, qui réussissent à s’adresser à toutes les couches de la population, du plus jeune au plus âgé, du moins au plus cultivé, peu importe. Une communication analogue à celle qu’établissent les totems indiens et les masques africains. On approche là le cœur de ce qui me touche le plus : des œuvres qui sont tout autant des expressions artistiques que des creusets symboliques.
Il faudra nous donner quelques précisions concernant le travail fait depuis quelques années. Je pense à un CD sur Abdellâtif Laâbi, je pense à Fleuve Atlantique et aussi au projet Douze poètes francophones. Expliquez-nous en quoi consiste chacun de ces projets.
Souvent le poète ne rencontre ses lecteurs que par l’imprimé. Comment aller au-delà, entrer en contact avec ceux qui ne lisent pas, et ils sont nombreux ? Comment élargir la relation avec une œuvre telle celle de Laâbi ? Sa quête inlassable de l’humain, du meilleur de ce que l’humain porte, son engagement envers la démocratie par l’action et par la réflexion, concernent chacun de nous, lecteur ou non, et je souhaitais réaliser quelque chose avec lui. La proximité géographique nous a aidés. Je l’ai convié à l’un de mes spectacles et très vite nous nous sommes embarqués ensemble pour un récital en 1999 afin de marquer une claire différence avec les festivités de l’année du Maroc. Le disque réalisé avec la bouillonnante association Khamsa et la scène nationale André Malraux de Vandoeuvre-lès-Nancy a pérennisé cette aventure.
Concernant Fleuve Atlantique, il y a quelques années, Erwann Rougé s’occupait du festival  » Les Tombées de la nuit  » à Rennes. Il connaissait ma forte implication dans la poésie d’Afrique. Il m’a proposé de créer, pour cet événement, un récital consacré au triangle Afrique-Europe-Antilles. C’est de là qu’est né le spectacle puis le disque. J’ai choisi exclusivement des auteurs de la côte atlantique.  » Fleuve  » en raison des voies suivies par les bateaux des négriers… Cela me permettait d’aborder des auteurs que j’affectionne et dont on parle trop peu comme Léon Gontran Damas. Je suis consterné de mesurer la place ridicule accordée aux auteurs africains en France, à la poésie africaine en particulier, place qui est bien loin de refléter la profusion et la qualité des écrits.
Le disque sur les Francophones est la suite logique de Fleuve Atlantique et plusieurs des auteurs de ce disque sont à nouveau présents sur les Douze Francophones. Cela me permet d’approfondir les liens entre des communautés qui pratiquent la langue française mais ont peu de contacts entre elles. Ainsi les auteurs québécois ne sont pas connus en Côte d’Ivoire et inversement ; les belges ne sont pas connus au Sénégal et inversement… Dès qu’on quitte l’Hexagone, les choses ne sont pas évidentes. Par exemple Georges Haldas, relativement à son œuvre, est très peu connu en France. Suisse, il est déjà trop loin. Je voudrais au moins essayer de réduire la distance. Le travail s’est fait en trois temps. D’abord le livre paru aux éditions Le Temps des cerises (Paris), intitulé Tout l’espoir n’est pas de trop, dans lequel chacun des auteurs m’a confié entre dix et douze textes dont de nombreux inédits. Le deuxième temps fut la mise en musique d’au moins deux des textes de chaque poète pour l’enregistrement et le troisième temps le spectacle.
Comment s’est fait le choix des textes ?
Je ne suis pas un comédien, je ne suis pas un homme de théâtre. Je ne veux prendre que des paroles qui peuvent devenir miennes. C’est cela le critère du choix des textes. Je veux aussi ressentir qu’avec chacun des auteurs, puisque nombre d’entre eux sont bien vivants, la rencontre va être possible, va pouvoir s’inscrire dans la durée. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, je ne fais pas aboutir.
Y a-t-il une suite prévue concernant ces différents projets ?
Des suites, il y en a en permanence. Par exemple concernant les Douze Francophones, au moment où j’ai commencé ce travail, il n’était pas question d’une année de la Francophonie. Il se trouve que 2006 est annoncée  » année de la Francophonie « . La Délégation à la langue française qui a soutenu ce disque souhaite que nous prolongions cette réalisation. Ce nouveau projet va tourner autour de Senghor (dont le centenaire de la naissance est aussi 2006) et je vais lui associer Césaire et Damas qui furent deux compagnons privilégiés des années d’avant-guerre. Ce travail sur Senghor, Césaire, Damas, va mettre l’accent sur les liens entre le mouvement de la négritude et la notion de francophonie. Senghor a été un moteur et un véritable déclencheur de la prise de conscience de la francophonie en France. Avant lui les élites françaises (et aussi le monde politique), très nombrilistes, tenaient peu compte de ce qui se passait ailleurs, se cantonnant dans une attitude post-colonialiste… Au moment de sa disparition, l’Etat français ne lui a pas rendu l’hommage qui lui était dû par rapport à ses fonctions d’ancien chef d’état, à son action pour le dialogue des cultures, par rapport aussi à son statut de combattant puis de prisonnier pendant la seconde guerre mondiale sur le sol français.
Parmi les diverses composantes de son œuvre, je vais tenter de mettre en avant et d’éclairer la part pleine de ses racines africaines, la part très sensuelle qui imprègne ses poèmes, sa tendresse et sa confiance envers la femme. Bien entendu j’aborderai les poignants poèmes de pardon, ces poèmes qui traitent des sacrifices des soldats africains sur les terres d’Europe et du peu de reconnaissance qu’ils ont reçue lors du retour de la paix. Il y a là des paroles d’une très grande élévation. Il est important de ne jamais oublier combien la terre d’Afrique, par ses habitants, a soutenu la lutte contre le nazisme et ses alliés. C’est un scandale de voir tout ce qui se passe aujourd’hui en France. Ce sont les pères et grands-pères de ceux qu’on fait déguerpir des squats qui ont donné leur sang pour que nous puissions vivre libres et prospères. Ce sont les droits fondamentaux qui sont bafoués, replongeant ainsi notre pays dans une position de négriers. Ce que je réprouve totalement.
Quelle conception avez-vous de la Francophonie ?
La francophonie ne me passionne que dans la mesure où elle représente l’aventure d’une langue vivifiée, ensemencée devrai-je dire, par des populations dont les histoires, les cultures sont tellement différentes de la nôtre. La France n’est à mes yeux que l’un des pratiquants de cette langue, avec cependant un privilège inestimable : elle ne nous a pas été imposée. Je ne suis en aucun cas le héraut d’une forme détournée d’assujettissement. Cependant, en dépassant les clivages nationaux, il me paraît vital que plusieurs langues fassent contrepoids à l’écrasante mainmise de l’anglo-américain sur le monde. Que le français soit l’une des langues de résistance à cet étau ne peut être que salutaire. Affirmant cela, je ne perds pas de vue que si ma langue natale était autre, je serais en relation avec d’autres poètes et ce sont leurs textes que je colporterais.
Un dernier mot ?
Je reviens à la notion de mise en musique. La forme directe de la chanson permet d’établir des passerelles avec des écritures qui peuvent être parfois difficiles à pénétrer. Elle propose des accès simples, sans aucunement amoindrir le contenu du poème. Il va de soi que dans ce dialogue entre le poème et la musique je ne me soucie pas d’utiliser des instruments qui rattachent le texte au pays d’origine de l’auteur. Un tel choix présenterait le double inconvénient de recréer une forme de frontière et de me mettre dans le faux-semblant par l’usage abusif d’instruments traditionnels ou de modes musicaux dont je n’ai pas, en tant qu’occidental, une véritable connaissance. Cela serait contraire à mon propos. La parole de chacun des poètes m’apparaît non d’une terre mais de la Terre et la chanson un espace modeste où l’échange, l’égalité ont libre cours.

///Article N° : 4085

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