C’est en parcourant la toute jeune revue Rukh (1), que j’ai découvert le travail d’Abdo Shanan – Abdelhafid Chenane de son vrai nom. Né à Oran en 1982, ce photographe, à la fois discret et fin observateur, connaît sa ville natale dans ses moindres replis secrets : Oran, ville nostalgique où il n’a pas grandi, mais qu’il a appris à rêver en noir et blanc. Rencontre avec un regard singulier, à la fois hors du temps et bien de son temps.
Comment êtes-vous arrivé à la photographie ? Quel est votre parcours ?
C’est une longue histoire, mais je vais essayer de faire bref. Je suis soudano-algérien, né à Oran. Tout jeune, j’ai déménagé en Libye, où j’ai vécu avec ma famille pendant dix-huit ans. En 2006, j’ai obtenu un diplôme d’ingénieur en télécommunications. Après l’université, j’avais beaucoup de temps libre et c’est à ce moment-là que j’ai commencé la photographie, tout simplement en prenant des images avec mon téléphone portable. Enfant déjà, je jouais avec l’appareil photo de mon père, un appareil argentique de marque Zenit. Je prenais des images, mais je n’étais pas intéressé par le résultat. Lorsque j’ai commencé à prendre des photos avec mon cellulaire et à les mettre en ligne sur ma page [de réseau social], les gens ont réagi positivement, ce qui m’a poussé à m’investir davantage, à me former et à m’équiper pour la prise de vue. J’ai étudié la technique photographique par moi-même à travers des forums, des sites web, Youtube
Donc vous êtes un autodidacte
Oui. Chaque fois que j’avais un problème, j’écrivais aux photographes de mon réseau qui me répondaient. En 2008, j’ai décidé que j’avais assez étudié et qu’il me fallait maintenant passer à des choses plus sérieuses. J’ai demandé à mon père s’il pouvait m’épauler financièrement pour acquérir mon premier reflex numérique. C’était la même année où je suis revenu à Oran. Au début, je photographiais un peu de tout : des gens dans la rue, des fleurs, etc. Étrangement, c’est la découverte de l’uvre de Rachmaninov, un compositeur russe, son style unique et son intégrité musicale, qui m’ont permis de savoir ce que je voulais faire en photographie, quelque chose d’unique, basé sur les émotions. La musique de Rachmaninov m’a tout simplement révélé la magie du noir et blanc.
Qu’est-ce qui a lancé votre toute jeune carrière ?
En 2011, j’ai participé à un concours photo organisé par l’Institut français d’Oran et remporté le premier prix qui était un séjour à l’agence parisienne de Magnum. J’y ai passé dix jours cette année, qui ont véritablement changé ma vie. Pour la première fois, je devais me frotter au vrai milieu de la photographie de reportage. Soixante-cinq années d’histoire étaient à ma portée : les archives, les planches contact, les photographes eux-mêmes. Depuis cette expérience chez Magnum, j’ai totalement changé et j’essaie de faire autre chose.
Vous avez grandi avec le numérique, mais avez opté pour une esthétique noir et blanc qui privilégie le grain et les lumières contrastées
Comment se sont opérés ces choix radicaux ?
Ce qui m’a plu d’emblée dans le noir et blanc, c’est cette possibilité de jouer avec la tonalité, le contraste et la lumière qui sont essentiels dans les émotions que je veux faire passer. Par exemple, je suis plus inspiré quand la lumière est dramatique, quand il y a des ombres
Il y a six mois, j’ai photographié un ami qui traversait une période difficile. Au départ, je ne savais pas comment m’y prendre. Puis il y a eu cet événement à l’Institut français où nous étions tous les deux. Dans leurs toilettes se trouve un grand miroir éclairé de manière assez spéciale. Dès que je l’ai aperçu, j’ai pensé à cet ami et une mise en scène m’est venue à l’esprit. J’ai photographié mon ami en train de se regarder dans le miroir, alors qu’alentour tout était plongé dans la pénombre. Puis je lui ai dit : c’est comme ça que je te vois en ce moment. Et il m’a répondu : eh bien, c’est exactement comment je me sens ! J’avais trouvé la lumière parfaite, la position idéale et j’ai donc pris la photo.
Vos images sont donc le plus souvent « préméditées ». Faites-vous parfois confiance au hasard ?
Je pense que mes photos sont la combinaison de ces deux éléments. Pour reprendre l’exemple précédent, si c’est le hasard qui m’a conduit vers cette lumière intéressante, la photographie que j’ai prise résulte aussi de mes choix. Nous les « humains » avons cette capacité d’agir selon notre propre volonté. Quoi qu’il en soit, la foi en ce que je fais est toujours essentielle.
Vous avez dit que la musique était importante dans votre création. Pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?
Pour prendre de bonnes photos, j’ai besoin de me retrouver dans une disposition d’esprit particulière et la musique peut m’aider à trouver cet état d’esprit. Dans un projet que j’ai intitulé A Soul in Motion, je travaille sur le langage du corps, en prenant des photos lors de concerts, où ressort l’apaisement de mes sentiments, tout bouge lentement
Je photographie toujours en noir et blanc et j’ajoute par la suite deux couleurs qui traduisent ce que j’ai ressenti en écoutant la musique. Je ne sais jamais d’avance ce que ça va donner, car ce n’est pas ce que je vois, mais ce que je ressens qui est retranscrit dans mes photographies. La musique, plus spécialement celle des compositeurs russes de l’ère romantique, nourrit mon imaginaire. Chaque fois que je veux faire quelque chose, j’écoute de la musique, et chaque fois que j’écoute de la musique, je fais de meilleures images que si je n’en écoutais pas. C’est la même chose avec le cinéma, quand je vois un film dont l’histoire me bouleverse, je vais m’en inspirer pour mettre en scène mes photos.
Quels genres de films nourrissent justement votre imaginaire de photographe ?
Par exemple La Liste de Schindler de Steven Spielberg, The Reader de Stephen Daldry ou encore The Tree of Life de Terrence Malick
Puisez-vous votre inspiration dans des références culturelles autres qu’occidentales ?
Ce sont les références avec lesquelles je me suis construit. J’ai grandi dans un milieu où se côtoyaient différentes nationalités, différentes cultures, différentes religions. Donc, je n’éprouve pas le besoin particulier de me tourner vers d’autres cultures, car ça fait déjà partie de mon éducation. Mon inspiration est une combinaison de cette éducation internationale et de ce qui m’inspire aujourd’hui.
De quels photographes reconnus vous sentez-vous le plus proche actuellement ?
Par exemple, j’aime bien ce que fait Martin Parr, même s’il travaille en couleur et dans une autre direction que la mienne. Je l’ai découvert lors de mon séjour chez Magnum. Il est vraiment étonnant. Il donne l’impression que ses photos sont faciles à prendre, or il n’en est rien. J’aime d’ailleurs pratiquement tous les photographes de Magnum, même s’il n’y a pas un nom qui me vient à l’esprit maintenant.
Et du côté des photographes algériens ?
Il y a des choses que j’aime bien chez certains de mes collègues. Et je respecte ce qu’ils font. Mais j’ai une conception bien particulière de l’art photographique et mes idées sont précises sur ce que je veux et ce que j’aime.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les différentes séries que vous avez réalisées depuis vos débuts ?
Toutes les séries sur lesquelles je travaille actuellement ont été débutées suite à mon séjour chez Magnum. J’ai réalisé qu’une série ne se décidait pas forcément dès le départ, que cela pouvait ne venir qu’après plusieurs prises de vues, en trouvant une relation entre les images. Comme je vous l’ai déjà dit, mes séries explorent le langage du corps, par exemple Plastique et A Soul in Motion dont j’ai parlé précédemment. J’ai aussi initié une série sur les ombres, Shadows, et la dernière, visible sur ma page, s’intitule Through the Glass. Je dois cependant m’organiser, car je n’ai pas encore de studio et cette dernière série réclame une installation particulière pour l’éclairage. J’ai aussi en tête un projet sur l’identité algérienne. Je suis encore en train de réfléchir à la manière de réaliser cette série.
Pour finir, comment voyez-vous votre futur ?
Même si je ne vois pas mon avenir d’une manière précise, j’ai des plans, des objectifs. Et j’ai besoin de « travailler » sur mes photographies qui révèlent avant tout des histoires oubliées. La photographie n’est pas une fin en soi, c’est plutôt un outil puissant pour exprimer ce que je ressens, ce que je pense. La photographie m’a donné une voix.
Liens utiles
[www.abdoshanan.com]
[www.facebook.com/A.Shanan.Photography]
1. Sonia Terrab, « Oran blessée », Rukh, n° 1, Paris, juin 2012, p. 129-142.Oran, le 17 octobre 2012///Article N° : 11229