Dans la préface qu’il consacre à votre essai, J.M.G. Le Clezio écrit : « Issa Asgarally n’est pas le produit de la culture française. On peut même affirmer qu’il n’est pas le produit d’une culture purement occidentale. Il est avant tout mauricien ». Comment doit-on entendre cette phrase ?
I.A. Je pense que J.M.G. Le Clézio se réfère au fait que je suis originaire de l’Inde, que ma langue maternelle est le créole (langue créée par les esclaves emmenés d’Afrique), que j’ai étudié dans un système éducatif où le médium d’instruction est l’anglais, seule langue officielle, et que j’ai fait ensuite des études universitaires dans le système français ! Je ne suis donc pas le produit de ce qu’on appelle la culture française ou la culture occidentale. Ce que je suis identiquement c’est le point de rencontre, mouvant dans le temps, de mes diverses appartenances qui relèvent de l’Inde, de l’Afrique, de l’Europe, mais également de toutes les aires culturelles que je découvre.
L’interculturel est une notion assez méconnue en France. Pouvez- vous nous la définir, et surtout nous montrer son enjeu dans le monde contemporain. ?
I.A. Le XXe siècle aura été profondément marqué par la violence et la guerre. La technologie de la mort a « progressé », mais non l’art de vivre ensemble. Aux causes profondes de la guerre vient paradoxalement s’ajouter la culture. Dans les faits, la culture peut mener à la guerre ou à la paix. Souvenons-nous que la colonisation et l’esclavage avait un fondement culturel et reposait sur une hiérarchisation des races qui justifiait que les races dites supérieures « civilisent » les races dites inférieures. Ou la culture peut être associée à des actes inhumains : des survivants des camps de concentration nazis racontent qu’on y diffusait de la musique de Wagner. Il nous faut d’urgence une nouvelle manière de voir et d’agir. C’est tout l’enjeu de l’interculturel. Que la culture n’alimente plus la guerre et la violence mais qu’elle nous aide à vivre ensemble. Il s’agit de revisiter les causes de l’hostilité et de la guerre, de concevoir autrement les divisions et les conflits. L’interculturel c’est la représentation de « l’autre » de façon acceptable, l’étude d’autres cultures et d’autres populations dans une perspective qui soit libertaire, donc ni répressive ni manipulatrice. Que sont les cultures ? Elle ne sont pas des commodités que l’on peut posséder comme des voitures ou des chaussures. Elles sont dans un état de développement continu et de changement dynamique tout en maintenant entre elles des interactions constantes. Ce sont des configurations multipolaires aux frontières mouvantes. Qu’est-ce que l’histoire humaine ? Une sorte de course darwinienne, régie par la loi du plus fort, vers la domination et la suprématie ? Ou plutôt une vaste entreprise commune ? De ces deux visions, fondamentalement incompatibles, dépend la guerre ou la paix. L’interculturel, c’est la seconde vision. C’est l’autre nom de la paix.
Le multiculturalisme ne vous satisfait pas. Vous n’aimez pas non plus « le dialogue des cultures », notion promue par l’Unesco, vous préférerez de loin, le terme « échange interculturel ». Quelle différence existe-t-il entre ces trois notions ?
I.A. Le multiculturalisme compartimente les cultures et les individus, et peut devenir l’antichambre de l’ethnicisme. On réduit la personne à une catégorie et l’individu à un collectif. Et on assigne des « représentants » à ces collectifs, seuls habilités à parler de leurs « cultures » respectives. Le champ est alors libre pour que les fanatiques de tous poils imposent ce que Amin Maalouf appelle des « identités meurtrières ». Au fond, lorsque des gens vivent dans des compartiments mentaux – et parfois physiques, car les ghettos existent –, quand ils voient la société en termes de « tribus » ou de « communautés », avec des chefs dûment accrédités, les sentiments d’injustice et de frustration deviennent très vite les catalyseurs d’une explosion sociale. C’est ce qui s’est passé à Maurice en février 1999 lorsque, à la suite de la mort en prison d’un chanteur, le pays est parvenu au bord d’un affrontement interethnique. Quant au « dialogue des cultures » de l’Unesco, c’est un dialogue multiculturel. L’interculturel consiste à privilégier l’unité fondamentale des hommes et des femmes en tant qu’êtres humains avant d’explorer leur différence incontournable. Le multiculturalisme est la démarche inverse. On privilégie la différence pour ensuite appeler à l’unité – souvent introuvable !-, d’où le fameux slogan « Unité dans la diversité ». S’il fallait trouver un slogan pour l’interculturel, il faudrait retourner le premier comme un gant : « Diversité dans l’unité » ! Le point de départ c’est l’unité du genre humain. La différence, importante, vient après.
Les rapports entre l’interculturel et la Relation d’Edouard Glissant?
I.A. J.M.G. Le Clézio cite Edouard Glissant dans la Préface à mon essai. C’est une référence qui m’honore, car j’ai l’impression que l’interculturel comme je l’entends et certaines idées de Glissant se rejoignent. A ceux qui se complaisent dans le culte des racines, je dis toujours de ne pas perdre de vue les branches ! Cette boutade rejoint la critique sérieuse que fait Glissant de la « racine, unique, une souche qui prend tout sur elle et tue alentour » et à laquelle il oppose le rhizome « racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air ». Et il ajoute : « La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre. » Dans « interculturel », il y a « inter-« , la relation, le rapport à l’autre. Et je vous rappelle cette phrase de mon essai : « La prise de conscience que l’étranger est un être humain comme nous, la reconnaissance de son importance – car c’est lui, son regard qui nous définit –, la nécessité de respecter chez lui des besoins identiques aux nôtres sont le fondement de l’interculturel. » Je suis donc d’accord avec la poétique de la relation de Glissant, car l’identité humaine n’étant ni naturelle ni stable, nous la construisons ensemble sans cesse, et nous le faisons tous ensemble, avec tous les conflits que cela implique. Je préfère de loin « l’identité-relation » à « l’identité-racine » !
Dans votre essai, vous évoquez la place de la littérature dans l’interculturel. Pouvez- vous nous en dire davantage. ?
I.A. Cette place est importante, car la littérature transcende les frontières de nationalité, de classe, de couleur, de sexe. Du côté de la création d’abord. Les exemples sont innombrables. Yann Martel, Québecois francophone, remporte en 2002 le Booker Prize pour son roman en anglais Life of Pi ! Samuel Beckett, irlandais de naissance, s’installe en France, où il construit une ouvre riche et complexe (En attendant Godot, Fin de partie, L’Innommable) qui lui vaut le Prix Nobel. Né à Calcutta, en Inde, le romancier et poète Vikram Seth, dont la langue maternelle est l’hindi, est reconnu sur le plan international pour ses roman en anglais (The Golden Gate, A Suitable Boy). Non seulement du côté de la création, mais à l’autre bout, du côté de la lecture, les frontières sont artificielles. Le lectorat d’un grand écrivain transcende toutes les frontières, de langue ou de nationalité. Je connais la plupart des textes, romans et essais, d’Umberto Eco. Et pourtant il écrit dans une langue, l’italien, que je ne comprends pas ! Je lis Eco dans des traductions en anglais et en français ! Puisqu’il est ici question de traduction, pourquoi ne pas insister sur son importance dans le domaine de l’interculturel ? Les traducteurs, lorsqu’ils ne trahissent pas l’ouvre, sont de véritables passeurs entre les cultures et les individus.
A propos de l’essai de Samuel Huntington, Le choc des civilisations vous dîtes que ce livre est aussi important et dangereux que Mein Kampf d’Adolf Hitler. Ne trouvez-vous pas cette comparaison excessive ?
I.A. Pas du tout ! Le choc des civilisations connaît un regain d’intérêt depuis le 11 septembre 2001. La vision qu’il propose est dangereuse, car elle repose sur une construction intellectuelle artificielle et a peu à voir avec la réalité humaine. On en revient aux vieux clivages Orient – Occident,, à l’Ancien et au Nouveau Monde, — et même pour certains à Jésus-Christ contre Muhammad ! -, en bref des oppositions totalement rétrogrades. Transposées à Maurice, ces idées se traduisent (en créole) par « noubann ek bannla » (« nous et eux »). Ce genre de raisonnement mène obligatoirement au conflit. Car ces divisions sont des idées générales dont la fonction, dans l’histoire et au présent, est d’insister sur l’importance de la distinction entre certains hommes et certains autres, dans une intention qui d’habitude n’est pas particulièrement louable. En outre, les distinctions ne restent pas longtemps les simples constats qu’elles se prétendent au départ. Très vite, elles se mordent la queue, comme le démontre magistralement Edward Saïd dans L’Orientalisme ! Par ailleurs, Huntington dit que c’est parce que les cultures et les civilisations sont si différentes aujourd’hui que nous devons accepter l’idée qu’elles vont se heurter, que leurs rapports ne peuvent qu’être conflictuels. Or l’histoire des cultures et des civilisations montre qu’elles ne sont nullement monolithiques et imperméables, que des rapports de partage peuvent s’instaurer entre elles. Le « choc des civilisations » est en fait un choc de définitions hâtives et superficielles, de généralisations abusives. Si, malgré tout, on provoquait le choc imaginé par Huntington, alors on aurait mis les cultures et les civilisations au service de la guerre pour ses propres intérêts. La thèse de Huntington ne serait plus qu’un subterfuge destiné à remplacer la guerre froide.
Vos prochains projets d’écriture ?
I.A. Je travaille sur un livre L’île Maurice des cultures . Il s’agit de présenter les différents courants culturels à Maurice, pas seulement les cultures dites ancestrales, dans la perspective d’un véritable échange interculturel. Ce livre, abondamment illustré, paraîtra cette année . Je prépare également le numéro 11 du magazine des livres Italiques que j’édite depuis 1991. Vous devinez le thème ? Lire, écrire, traverser les frontières. !
L’interculturel ou la guerre / Issa Asgarally ; préface de J.M.G. Le Clézio. – Port-Louis (Maurice) : Presses du M.S.M., 2005.///Article N° : 4270