« La poésie n’est pas l’apanage des poètes »

Entretien d'Anne Bocandé avec James Noël

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Alors qu’il vient de terminer une année à la Villa Médicis et de publier en début d’année 2013 Le pyromane adolescent, l’écrivain et poète James Noël présente le deuxième opus de la revue IntranQu’îllités dont il est l’un des fondateurs. Rencontre.

La Havane, 11 janvier 1955
(…) Et surtout… n’oublie jamais qu’un être humain ce n’est pas seulement des bras, des jambes et des mains, c’est avant tout une intelligence. Je ne voudrais pas que tu laisses dormir ton intelligence. Quand on laisse dormir son intelligence elle se rouille, comme un clou, et puis on est méchant sans le savoir…
J. S. Alexis (1)

Votre revue, IntranQu’îllités, créée avec la peintre, votre compagne, Pascale Monnin, rassemble des écrivains du monde entier de Yahia Belaskri en passant par Jean-Marie Blas de Roblès ou encore Wilfried n’Sondé, mais elle est souvent décrite comme une revue haïtienne.
La revue n’est pas une revue haïtienne. Elle est haïtienne par ses fondateurs. Ce n’est pas une revendication, c’est un fait. Elle honore d’abord la beauté. Là est son instinct, son côté sauvage, avec à la fois des écrivains, des poètes, des musiciens, des photographes, des peintres. IntranQu’îllités, c’est un rêve déguisé en revue. Elle se veut comme une boîte noire qui capte les imaginaires de partout. C’est-à-dire que, plus tard, si on veut connaître quelque chose de l’homme aujourd’hui, on pourrait le trouver dans cette boîte noire venue d’Haïti.
Dans votre éditorial de la revue IntranQu’îllités, vous écrivez « C’est toujours la même transe, minces chaos du dedans, pour vastes échos dehors ». Comment est née cette revue ?
Nous avons commencé à partir d’un dossier consacré à Jacques-Stephen Alexis. J’avais demandé à des écrivains d’écrire une lettre à leurs enfants, réels ou imaginaires, en hommage à Jacques-Stephen Alexis, à partir de la lettre qu’il avait écrite à sa fille. Ils ont tous joué le jeu. Mais en fait ce n’est pas un jeu parce que tu te rends vite compte que cela à un côté testamentaire. J’ai reçu des lettres poignantes. Ça faisait un très beau dossier.
La Havane, 11 janvier 1955
(…) Et surtout… n’oublie jamais qu’un être humain ce n’est pas seulement des bras, des jambes et des mains, c’est avant tout une intelligence. Je ne voudrais pas que tu laisses dormir ton intelligence. Quand on laisse dormir son intelligence elle se rouille, comme un clou, et puis on est méchant sans le savoir…
J. S. Alexis
Médiapart a accepté d’héberger ce dossier puis finalement ce qui allait être la revue sur laquelle je travaillais. Elle était destinée à être gratuite sur Internet. Michel Le Bris, fondateur d’Étonnants voyageurs, nous a alors proposé de la lancer au festival Étonnants Voyageurs si on la faisait sur du papier. Je me suis beaucoup inspiré du festival. J’aime cette idée de littérature-monde. Personnellement aussi parce que je voyage tout le temps. Et cela ne peut que nous ouvrir davantage.
Venue d’Haïti, cette revue est aussi une émanation de Passagers du vent, l’association que vous avez créée, avec Pascale Monnin, et qui accueille des artistes en résidence à Port-salut.
La revue et Passagers des vents viennent d’une terre qui a tremblé. C’est l’explosion des murs. La fatalité, le drame mais aussi une secousse qui a fait sortir des énergies nouvelles. L’histoire de Passagers du vent est l’envie d’accueillir les imaginaires du monde entier en Haïti. On a fait une première résidence inaugurale avec [Yanick Lahens], Gary Victor, Mackenzy Orcel et le photographe italien Paolo Woods. C’est vraiment un rêve cette aventure. On voyait la beauté dans tout ça, on la touchait, la vivait. Port-salut est un village où il fait bon vivre, loin du bruit et de la fureur de cette ville tentaculaire que représente Port Au Prince. Port-salut c’est l’Haïti dont on ne parle pas. Cette initiative a été prise aussi pour contrarier tous ces clichés sur Haïti. Ce n’est pas Haïti qui tendait la main. En 2011, on est quand même dans le momentum fatal du tremblement de terre, de l’humanitaire etc. Ce geste unique qui consiste à tendre la main, ce n’est pas Haïti. Avec Passagers des vents, on voulait offrir l’hospitalité aux imaginaires du monde entier. Ce n’est pas par prétention : Haïti a une grande histoire d’hospitalité. Tu deviens très vite haïtien. Peu importe ta couleur de peau et d’où tu viens. Aux Passagers du vent nous plaçons l’humain au cœur. C’est vraiment un échange. Ce n’est pas Haïti qui tend la main, c’est Haïti qui ouvre les bras. C’est Haïti la grande, la riche, la puissante. C’est-à-dire que là où d’autres font l’éloge d’avoir, Haïti c’est un pays qui est. L’être haïtien est éclatant. Éclatant par ses artistes, ses imaginaires. C’est le pays de Jacques Stephen Alexis, Jacques Romain, Frankétienne, Dany Laferriere, Préfète Duffaut, etc.
À quelle aune peut-on mesurer pour moi la richesse d’un peuple ? Justement à l’aune de ses grands orfèvres de songes. Haïti brille par sa force de rêver et de concrétiser par des livres par des couleurs par des tableaux, par le son etc. IntranQu’îllités est né aussi de ces résidences. En cela je pense que nous avons réussi à cristalliser ce que Glissant appelle « la poétique de la relation ». Ce n’est pas l’espace qui importe. Dès qu’un réseau d’émotions se met en branle, les mêmes envies, les mêmes désirs peuvent être assouvis partout à Tombouctou, à Zurich, à Nouméa…
Vous situez-vous alors, avec la revue, dans le « courant » de la littérature-monde dont parle Édouard Glissant, mais aussi Michel Le Bris par exemple ?
J’aime bien vibrer par le courant mais il ne faut pas que ça nous électrocute. C’est bien d’être au parfum de ce qui se passe, de prendre le meilleur de tout ça. Maintes fois on m’a dit qu’IntranQu’îllités c’est Pessoa, Glissant, Étonnants Voyageurs… On n’en finit pas. On fait simplement des choses à notre image. Dans cette aventure d’IntranQu’îllités ça ne servirait à rien de se regarder dans un miroir et de faire les choses seulement à partir de ce qu’on voit.
Si on comprend Haïti, par son histoire, on comprend aussi la revue. Par exemple je suis admiratif de la créolité, de ce mouvement mais c’est quelque chose qui, en Haïti, n’atterrit pas. Par contre tous les jalons de cette créolité prônée par des personnes comme Chamoiseau, ont été posés, proposé d’abord en Haïti. Jacques Romain, par exemple, est vraiment l’écrivain des langues, du français et du créole. Mais en même temps la créolité n’est pas un mouvement dont les Haïtiens parlent. Ça se vit sur place. ça n’existe pas en termes de mouvement. Autre exemple, le mot nègre n’est pas un mot qui a une couleur en Haïti. Tout peut changer. Tout glisse. La revue vient de là. De la terre de l’ouverture. De Toussaint Louverture. La révolution haïtienne ce n’est la libération d’un homme, c’est tous les hommes sont libres.
Vous revenez d’une résidence d’un an à la Villa Médicis à Rome. Pourquoi avoir créé votre propre structure ?
J’ai créé cette résidence pour contrarier les clichés sur Haïti. Mais je l’ai faite aussi parce que j’ai fait beaucoup de résidences. J’avais fait de très bonnes résidences mais je voyais aussi ce qui ne marchait pas. Tu n’avais pas toujours quelqu’un en face de toi pour échanger. Encore une fois on revient à la relation, à des choses humaines. Tu peux avoir une très bonne résidence avec beaucoup d’argent, on te demande de pomper des mots, des tableaux ou autre et tu n’y arrives pas. À Port-salut, je me disais qu’on pouvait faire une résidence où les auteurs n’auraient aucune contrainte. Ils sont là pour être heureux. Face à la mer, ils sont nourris, ils sont payés, et puis ils sont à l’écoute avec eux-mêmes. Ils ont même le droit de dormir. Et puis on leur propose aussi des choses avec Médiapart par exemple, pour promouvoir réellement leur travail. Lors de l’édition Étonnants Voyageurs en Haïti, nos résidents étaient invités au festival et ensuite ils ont été réinvités à Saint-Malo.
On est là pour eux, à leur écoute, à plein-temps. Et ils produisent énormément dans ce contexte. Ils en parlent ensuite beaucoup, partout. Par exemple Yahia Belaskri est en train de faire un livre aujourd’hui sur Haïti, il n’est jamais parti vraiment.
Un jour la poésie sortira du marché de la poésie
la poésie sortira de sa tanière
et prendra la route toute seule
comme une grande

James Noël (2)
À qui s’adresse cette revue IntranQu’îllités ?
Aux intellos, aux artistes mais pas seulement. On parle beaucoup au rebelle qui est en chacun de nous. Elle s’adresse aussi aux analphabètes. Il y a plusieurs mondes dans la revue. L’image est très importante avec des photographes, des peintres mais aussi des partitions de musique. Cette revue est une poétique. La poésie n’est pas seulement l’apanage des poètes. La poésie est pour moi une paire de lunettes pour regarder le monde. Les poètes qui me fascinent n’écrivent pas forcément de la poésie. On peut trouver de la poésie chez un muet. Un poète peut ne pas savoir lire ni écrire. Être poète c’est aussi une façon d’être au monde, de vivre. Et puis c’est une sorte de regard. On est beaucoup plus poète par le regard que par l’écrit. IL faut que les gens élargissent leur imaginaire de la poésie.
N’est ce pas quand même un pari fou que de lancer une revue à l’heure des débats sur l’avenir du livre imprimé ?
Justement un des meilleurs compliments que j’ai reçu récemment sur la revue, vient d’un monsieur travaillant dans une médiathèque qui m’a dit ; « quand je vois la revue, je sais que le livre numérique n’est pas un danger pour l’imprimé parce que ça pousse à une meilleure qualité de l’imprimé. Jamais le livre numérique ne saurait rivaliser avec un objet comme ça. Les éditeurs qui n’ont rien à proposer n’ont qu’à s’en aller. Mais ceux qui veulent proposer des défis originaux, il y a un vrai boulevard devant eux. »
Nous, ce qui nous motive c’est la passion et les vibrations en partage. Est ce trop élitiste ? Je ne crois pas. Quand on a sorti le premier numéro on m’a demandé si ce n’était pas trop luxueux pour Haïti. C’est mal connaître Haïti que de dire ça.
Comment êtes-vous diffusé en Haïti ?
C’est nous-mêmes qui assurons la diffusion. Et puis les structures existent ; les librairies, les bibliothèques, les événements. Le livre n’est pas une entité marginalisée. Il fait partie de la famille. Tu peux ne pas avoir de bibliothèques dans chaque maison mais il y a toujours un livre qui traîne, au moins la Bible. Il y a une fête du livre qui existe depuis plus de quinze ans : Livres en folie. Et c’est vraiment la folie délirante autour du livre. En Haïti tu peux voir tes lecteurs. Les gens achètent beaucoup. Il y a vraiment un appétit du livre. Et la poésie est le genre majeur. Quand on me dit que la poésie se porte mal, je ne connais pas ça. Je le comprends parce que je vois les réalités ici en France. Mais ce drame du poète solitaire, qui doit être mort pour vivre aux yeux du public, cela n’existe pas en Haïti. C’est mieux d’être perçu comme un poète en Haïti, que comme romancier. En France, les médias font la promotion des romans. Et dès l’école, la poésie est complètement cassée. On ne parle pas de transmission de la beauté. On commence directement par une dissection des phrases. Et puis pour les jeunes, un poète doit être mort. Ils ont l’image de la barbe blanche de Victor Hugo. C’est toujours très drôle quand je passe dans les classes et qu’ils voient un poète jeune, noir et… vivant ! Avant des poètes comme Aragon participaient à la vie des médias, faisaient des émissions, intervenaient dans les journaux. Aujourd’hui il n’y a plus ça en France. En Haïti, si. Il faudrait aujourd’hui en France une réforme sur l’enseignement de la poésie. Parler de la poésie comme une façon de vivre, une façon d’être en vibration avec le cosmos, avec soi-même. Que la poésie n’est pas l’apanage des poètes.
« J’écris pour avoir de mes nouvelles », écrivez-vous…
J’ai écrit ça parce qu’en fait la poésie ne m’intéresse pas au départ. Ce qui décide pour moi, de ma quête d’homme et de poète c’est qu’au fur et à mesure que j’écris, je me rends compte que je suis heureux. C’est malvenu de dire ça dans le jargon des poètes. Mais moi je veux être bien avec moi-même, et quand j’écris je détecte des choses et en ce sens, à force de ratures, à force d’écrire des choses qui m’échappent, je me rends compte que la poésie n’est pas une question de « savoir écrire ». J’arrive mieux à discerner des chaos en moi, à force d’en faire écho dehors. Et c’est aussi en discernant ce qu’il y a sous ces mots, que je reçois beaucoup d’informations sur l’autre. C’est par la poésie que ce miracle devient possible et je suis Césaire qui disait que c’est de la magie.

1. [blogs.mediapart.fr/blog/james-noel]
2. Extrait de « Un jour les muses poseront nues pour les poètes », in Le pyromane adolescent. James Noël. Éditions Mémoire d’encrier. Janvier 2013.
///Article N° : 11625

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Les images de l'article
James Noël © Thierry Hengsen





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