Depuis 1996, le groupe La Rumeur propose sur la scène hip hop française un « rap de fils d’immigrés ». Les trois membres du groupe – Hamé, Ekoué et Le Bavar- entendent ainsi mettre en question et en cause une double domination, socio-économique et postcoloniale. Plongée au cur de leurs textes.
« Notre époque, encore, est celle des arbres morts / À quelques pas à peine des plus belles fontaines/ Et si tu n’es pas né où il fallait, il va falloir/ Comme dirait le vieillard, apprendre à voir clair dans le noir »(2). Telle semble être la dimension programmatique des productions du groupe de rap La Rumeur au fil des albums L’Ombre sur la mesure (2002), Regain de tension (2004), Du cur à l’outrage (2007) et Tout brûle déjà (2012). « Apprendre à voir clair dans le noir » va ainsi passer par une mise en lumière des liens entre oppressions présentes et passées, liens occultés ou prétendument révolus. Percevoir ces liens, c’est peut-être se donner une chance de penser un autre futur, c’est en tout cas reconnaître que la parole poétique peut se faire action et, en ce sens, appeler une réaction, un sursaut salutaire.
Une écriture de la filiation
Comme Taïeb Berrida a déjà pu l’écrire, Le groupe La Rumeur – le nom du groupe étant à entendre comme « discours intrus » – vise, à « remettre en cause la violence d’un discours politique dominant qui ne peut se défaire d’un atavisme colonialiste où l’indigène, l’immigré et le Français fils d’immigrés d’origine africaine ne font qu’un et représentent toujours, comme au passé, un groupe social considéré comme illégitime (3) ». « Bronzés, lésés, blasés, visés / Abusés, rusés, qui donnent la chiasse, la nausée / Rap de fils d’immigrés, tu connais l’pedigree(4) » . L’appellation « rap de fils d’immigrés » dont se revendiquent les membres du groupe La Rumeur, tous originaires d’anciennes colonies françaises, le Togo (Ekoué), l’Algérie (Hamé), la Guadeloupe (Le Bavar) est à entendre, comme le dit Hamé, sous l’angle d’une double domination, c’est un « rap de fils de travailleur [domination socio-économique]immigré [domination postcolonialiste](5) « .
Mais il nous semble important de mettre également l’accent sur la filiation, au sens propre, comme au sens quasi-métaphorique. Le discours des « fils », des descendants, est avant tout un tissage, à maille serrée, qui parvient à prendre entre ses filets les éventuels détracteurs. « Les frères ne rêvent que de rester entiers / N’allez pas vous imaginer autre chose / Connaissent la misère du travail au chantier / Pendant huit heures de suite avec une heure de pause / Alors écoute quand je te cause à l’instinct du quotidien / Même si ces mots qui me viennent n’ébranleront jamais la volonté des anciens / Qui pour manger et boire ont connu les cours du soir / Risqué le purgatoire de la clandestinité, de ce côté de la Méditerranée / Ma musique porte cette empreinte, qu’on le veuille ou non / Quand toute ma génération s’esquinte sur le béton / C’est toute la différence – elle est belle la France / Et qui me parle de ceux qui n’ont pas eu cette chance / Entre les mains sales suffisamment tôt et déjà des rides sur la peau/ Ou alors les poches vides mais les reins solides pour tous les sales boulots(6) » . Le texte tisse ici en effet des fils multiples en passant de l’oppression sociale et économique présente (« la misère du travail en chantier »), à la « volonté des anciens », celle d’émigrer, témoins d’une oppression passée, qui rejaillit à nouveau sur le contemporain : « ma génération s’esquinte sur le béton ». L’appellation « rap de fils de travailleurs immigrés » témoigne ainsi tout autant de l’oppression sociale, économique, politique, qui s’est abattue sur les pères et se perpétue sur les fils, que d’une manière de dire le réel par le poème, en tissant, en reliant entre elles des réalités, apparemment temporellement distinctes, pour mieux mettre en lumière le fonctionnement de l’oppression dans le monde contemporain. Nous sommes tous les fils, les héritiers de ce passé qui ne passe pas et le propos du « rap de fils d’immigrés » dépasse largement le cadre communautaire dans lequel on voudrait parfois l’enfermer pour réduire son écho. « Ce n’est pas communautaire pour autant, c’est un terme qui renvoie à la volonté de mettre en avant toute la complexité d’une identité. Même chez le plus gaulois, il y a des origines, un mélange de cultures, des questions (7) » . L’empreinte, la cicatrice, la trace sont dès lors des motifs privilégiés de cette poétique pour dire la filiation et les blessures d’une histoire qui se conjugue toujours au présent.
L’Histoire au présent
L’esclavage, tout comme la colonisation, sont ainsi vécus comme un héritage, une cicatrice indélébile : « J’ai 365 cicatrices, et sur ma peau, ma couleur a connu tous les hommes / Qui lui ont dit qu’elle était dévastatrice et qu’elle reste l’opposé du beau (8) » . Le passage de l’imparfait (« était » dévastatrice) au présent (« elle reste ») est ici symptomatique. Rien d’étonnant dès lors à ce que certaines métonymies, telle le champ de canne à sucre », ou métaphores, comme le « zoo humain », s’appliquent à des réalités présentes. On pense notamment au titre « Champ de canne à Paname », dans l’album Le Bavar et le Paria en 1999, ou aux morceaux « Soldat Lambda » et « Quand le diable est au piano » qui semblent se répondre dans Regain de tension. En effet, entre « Demande à tes vieux, les zoos de Paris, fin du XIXe / Ces cages où ils exposent animaux et familles africaines / Et leur gâteau s’appelle tête de nègre / Et j’en dégueule encore et garde un putain de goût aigre(9) » et la métaphore « filée », là encore, qui désigne la cité « Et les sales races entassées dans les préfabriqués / Quand vient la chasse, allumeront les briquets / Traqués dans ce putain de zoo, avec des chiens autour des os » , un parallèle est clairement établi.
Parmi les six figures identifiées par Clément Pierre-Alain, qui représentent les dominants postcolonialistes, à savoir, la France, la Françafrique, la police, les médias, la justice et l’école(10), arrêtons-nous sur ceux qui font habituellement figure de discours d’autorité quant à la transmission de l’Histoire, les médias et l’école. « Le poison de la désinformation a eu raison des vérités de l’histoire /Qui t’accompagneront, au grand péril de ton exil, paraît-il / Vers une France si généreuse et porteuse de progrès / Où s’enracine le mépris dans chaque pas que tu fais (11) » . La « désinformation » qui les caractérise est mensonge mais aussi source d’illusion mortifère, la première étant celle de la passéité du passé. « Leurs histoires de gaulois polluent mon enfance / Je suis comme cet éléphant que la contrebande blanche prive de ses défenses / À nous le marché noir, ils peuvent broyer du noir/ Je suis ce putain de mouton noir qui franchit la ligne blanche / Blanche lumière, blanche innocence ou comme la pureté de leur came / Et pourtant qui les Français accablent ? (
) Pour eux « noir » égale « crime », « drogue » et « femme qui se prostitue » / Certains « boys » crient « y a bon banania » et en bon piranha / Lâcheront pas le pétrole, le sucre et les minerais/ Bref, ces enculés prendront tout ce qui y a / Est-ce que les plus grands voleurs ont connu le commissariat ?(12) » . On le voit ici, si perpétuation de l’idéologie coloniale il y a dans le monde contemporain, c’est parce que les représentations du monde sont les mêmes, essentiellement fondées sur la prédation et la racialisation, et ce en toute impunité. Dès lors, comment ne pas chercher à « Foutre la merde dans un monde où les rapaces portent des costards (13) » ?
[D]es rimes belles comme des scènes de pillage (14) »
Le titre « On frappera » sur l’album L’Ombre sur la mesure est une véritable déclaration de guerre, écrite sur un mode épique, « avec un goût prononcé pour la poésie du fond des mines », dit le texte. On mesure ainsi combien la parole se veut performative, se veut geste et acte militants.
La fusion de l’acte poétique et de l’acte militant – « Extrêmement dur dans mes textes comme sur le pavé (15) » – font de la parole une contestation. Or, « contester », étymologiquement, signifie « prendre à témoin ». Si, comme l’a déjà montré Anthony Pecqueux, le rap est un genre dialogique, éminemment adressé (« le rappeur est constamment « en situation explicite de dialogue avec le monde, avec son monde et ses auditeurs(16) « ), cette adresse va cependant plus loin dans les textes. Il s’agit, par la contestation, d’invoquer le témoignage. L’auditeur est ainsi sommé de témoigner à son tour de ce qu’il vit, de ce qu’il perçoit. La parole appelle donc tout à la fois réponse et prolongement.
C’est que le champ de bataille est avant tout celui des mots. « Dans le Paris des muselières, je marche l’arme légère / Un pied de biche en bandoulière / Une effraction intime, un keffieh noué à chaque rime / Je trinque sec à la santé d’une émeute légitime (17) » . Un titre comme « Nature morte », qui s’ouvre sur une question rhétorique « Qu’as-tu à m’dire d’positif sur la France et son passé d’colon ? » est une manière de reprendre une parole jusque-là confisquée : « J’ai dû laisser mon histoire dans le noir », « peux-tu entendre la douleur murmurer », « emmurée dans l’oubli », l’écho phonique « murmurer/emmurer » anéantissant la possibilité de parler. La reconquête de la parole est donc un combat. Contre les « Maîtres mots et mots de maître, maîtres mots à suivre à la lettre, ordre des mots et mots de l’ordre, ordre des mots dressés pour mordre » (18) qui reflètent tous (y compris littéralement ici, puisqu’on a l’impression qu’ils se mirent les uns dans les autres) une même domination, « Poète vandale, ok, Ekoué ne se travestit pas (19) » . Qu’on ne s’y trompe pas, le parler dur et cru revendiqué, « que l’on accuse à tort d’inciter à la haine (20) » , apparait comme le seul à même de dénoncer les oppressions et de porter la lutte, comme le titre « Les Mots qui me viennent » le martèle. Une lutte urgente.
La poétique-action prônée par le groupe ne peut ainsi se départir d’une foi en un art capable d’offrir une autre vision du monde, capable d’initier une autre et nécessaire façon d’être au monde. L’éditorial en ligne du 10 novembre 2013 de La Rumeur Mag, s’en fait l’écho : « Ce webzine ( ) se veut aussi la somme de tout ce qui, de près ou de loin, nourrit l’univers de La Rumeur. Musique, politique, société, cinéma, histoire, sports, abordés d’un point de vue hip hop : celui de l’art du pauvre qui détourne et retourne les codes dominants pour inventer un nouveau langage. Tout ce qui fait naître une petite lumière dans un trou d’ombre. (21) »
(1) La Rumeur, « En vente libre », Du cur à l’outrage, 2007.
(2) La Rumeur, « Les coulisses de l’angoisse », L’Ombre sur la mesure, 2002.
(3) Taïeb Berrada, « La Rumeur et son rap : emploi de la rumeur comme fonction discursive contestataire », Contemporary French Civilization, 37/1, 2012, p. 63.
(4) La Rumeur, « Les Bronzés font du rap », Du cur à l’outrage, 2007.
(5) Clément Pierre-Alain, « La signification du politique dans le rap. L’exemple du « rap de fils d’immigrés » (1997-2012) », Cultures & Conflits 1/2015 (n° 97), p. 123-141.
(6) La Rumeur, « Ils nous aiment comme le feu », Regain de tension, 2004.
(7) Propos d’Ekoué cité p. 238 de la thèse de sociologie de Marie Sonnette, Des manières critiques de faire du rap : pratiques artistiques, pratiques politiques. Contribution à une sociologie de l’engagement des artistes, Brunot Péquignot (paris III) et Laurent Fleury (Paris VII dir).
(8)La Rumeur, « 365 cicatrices », L’Ombre sur la mesure, 2002.
(9)La Rumeur, « Soldat Lambda », Regain de tension, 2004.
(10) Clément Pierre-Alain, « La signification du politique dans le rap. L’exemple du « rap de fils d’immigrés » (1997-2012) », op. cit.
(11) La Rumeur, « Écoute le sang parler », L’Ombre sur la mesure, 2002.
(12) La Rumeur, « Soldat Lambda », Regain de tension, 2004.
(13) La Rumeur, « À les écouter tous », L’Ombre sur la mesure, 2002.
(14) La Rumeur, « Les mots qui me viennent », Regain de tension, 2004.
(15) La Rumeur, « Le silence de ma rue », L’Ombre sur la mesure, 2002.
(16) Anthony Pecqueux, Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale, L’Harmattan, coll. « Anthropologie du monde occidental », 2007, p. 76.
(17) « Inscrivez greffier », Regain de tension, 2004.
(18) La Rumeur, « Maître mot, mots de maîtres », Regain de tension, 2004.
(19) La Rumeur, « Nous sommes les premiers sur
, Regain de tension, 2004.
(20) La Rumeur, « Les mots qui me viennent », Regain de tension, 2004.
(21) http://larumeurmag.com/blog/2013/11/10/edito-premier-webzine-d-information-hip-hop/#.Vm66FkrhCM8.///Article N° : 13403