Ce qui advient dans l’écriture, au-delà de ce qui est dit, serait-ce un devenir femme, un devenir minoritaire ? Que l’on soit homme ou femme, écrire nous rend solidaires des minorités ; tout écrivain est déjà un Juif, une femme ou un Nègre.
Gaston-Paul Effa
Dans ma dernière chronique, je me désolais de la place qu’occupe l’Histoire dans la création littéraire africaine. Entre-temps, j’allais recevoir Le Juif et l’Africain (éditions du Rocher), bel essai que Gaston-Paul Effa et Gabriel Attias viennent de commettre sous leurs deux noms. Celui-ci est significativement sous-titré : Double offrande. La rencontre de deux traditions donne lieu à un dialogue des plus féconds. Sa lecture me mettra bientôt devant une surprise de taille. Rendant compte de son milieu camerounais, celui des Béti (le grand écrivain Mongo Beti avait illustré ce nom, mais nous ne soupçonnions pas ce que cela voulait dire !), Gaston-Paul Effa donne à lire le récit d’une métamorphose. L’objet de son exposé n’est pas tout à fait la tradition orale (on l’y attendait plus ou moins), mais la traduction qu’un écrivain peut en donner. Renversement radical (à mes yeux) que celui d’un homme issu de la tradition orale et qui revisite celle-ci par les outils d’une conscience lettrée. Telle est la grande révolution, et je suis heureux de me compter au nombre de ceux qui, parmi les tout premiers, en ont fait le constat. En tout cas, je ne pouvais rêver meilleure conclusion à ma » Servitude volontaire de l’écrivain africain « . Celle de G.-P. Effa est exemplaire à plus d’un titre.
Initié chez les Béti, il a aussi goûté au livre. Dès ses 5 ans, les soeurs religieuses lui lisaient les pages de Don Quichotte. À l’âge où il ne pouvait comprendre Cervantes, G.-P. Effa communiait déjà avec le livre. Il est le fils légitime de la tradition orale et des Écritures. Il ne pouvait en aller autrement. Puis, le futur théologien a embrassé la philosophie et s’est illustré comme professeur (côté cour), romancier et essayiste (côté jardin). Avec Le Juif et l’Africain, il s’illustre comme ethnographe de lui-même.
Ce qui me touche dans ce livre, c’est l’esprit, ou, pour le dire mieux, le mode d’opération intellectuelle qui est à l’oeuvre. Celle dont fait montre Gaston-Paul Effa est mutine, ample, sourcière. Elle commente moins les mythes fondateurs béti et fang qu’elle ne les analyse. Elle les célèbre. Et ce avec une saveur puisée chez Platon, Hölderlin ou Heidegger. La fibre sensible de la rationalité occidentale anime la plume du romancier. Il fait usage d’un génie rien moins que littéraire. Celui-ci place l’Afrique au coeur de grands enjeux. Le mythe béti qui féconde l’imagination de Gaston-Paul est toujours de portée générale. Comme Senghor, l’Africain dont il dessine le visage est un être universel. Peu lui importe de renvoyer le Béti à son monde, comme le fait pour sa part son collaborateur et ami Gabriel Attias. Ce dernier ne peut, par exemple, commenter le rôle de la femme ou celui de la parole sans se tourner vers la cohorte de rabbis qui ont planché sur le Pentateuque et les Prophètes. Il ne peut s’éloigner des exégètes du Talmud. Tout le contraire est l’approche de Gaston-Paul. Passant en revue l’univers béti, il en souligne la cohérence, et ce en son nom à lui seul. Les anciens ne sont pas oubliés, les dieux, les rites. Cependant, l’écrivain s’échappe dès qu’il les dévoile. Il a vécu dans ce monde, leur monde, mais c’est le Livre qui, par la suite, est devenu son maître. Gaston-Paul ne souligne pas expressément cet aspect de sa pensée ; son style le fait pour lui. Il assume sa servitude volontaire avec un bonheur sans mélange. Quand il écrit de Senghor qu’ » il est de ceux qui ont la voix assez claire pour chanter même la nuit ; (
) « Orphée noir » qui réaccorde la langue en la faisant danser, fêtant les noces fugaces et toujours renouvelées du noir et du blanc(1) « , il y a là, assurément, une manière d’autoportrait.
Écrire, c’est exhaler. C’est une affaire de souffle, d’haleine, d’humeur. Ses analyses, en la matière, sont incomparables. Citons : » Tout est porté par la voix. Aucune différence entre la kora, le murmure du vent, le glissement de l’eau ou la voix humaine. La vocalité du monde est menée par la logique secrète d’une musique au coeur même de l’être, dénouement toujours en suspens, qui relie le monde d’hier à celui d’aujourd’hui, rappelant les morts et veillant sur le sommeil des vivants » (p. 127). En identifiant l’Afrique au souffle (celui des ancêtres et celui de la brise, du vent, des tempêtes), il nous dédie à l’écriture, à l’intelligence qui s’écrit. Je commets là un pléonasme, fort sympathique au demeurant. Par nature, l’intelligence écrit. Ainsi, quand elle compose, peint ou sculpte. Un masque fang, une polyphonie pygmée, l’épopée de Soundjata sont des écritures. Une conscience s’y aiguise au contact du réel, déplie sa rationalité et la reconfigure à hauteur d’homme. L’esprit est en tout ; on doit le reconnaître et lui offrir l’occasion de nous révéler le monde, la vie. Dès lors, l’universalité qui traverse l’approche de Effa devient un modèle du genre. D’aucuns, je le sais, lui reprocheront une certaine occidentalisation de notre univers. Ce faisant, ce serait confondre actualisation et réappropriation.
Comme Africain, Gaston-Paul Effa célèbre le monde. C’est un poète du récit, de la phrase. Sa singularité se mesure dans sa compétence à dompter la phrase en vue de la mener au chant. Il n’aime que l’ivresse. C’est ici que son approche (il ne cherche nullement à la théoriser) fait merveille. La tradition orale, lorsqu’elle est visitée par un écrivain, devient la tradition écrite. Il en témoigne : » l’espace d’une vie s’attarde en l’homme et titube « . Comment le dire mieux ? Un intervalle d’air, l’espace, épithète de la porosité ? Cette phrase donne le vertige !
Tel est tout ensemble notre monde et notre condition : danser, tituber. Léo Frobenius raillait la rationalité occidentale en la qualifiant de » conception du monde de caractère singulièrement semblable à celui d’un indicateur de chemin de fer (2) « . La formule trouve ici son illustration. La rationalité que Effa met au jour est » en crabe « – pour reprendre la belle expression de Günter Grass.
Rationalité qui n’est que parole – ou musique, son versant sublime. En Afrique, soulignait encore Frobenius, la » réalité est jouée (3) « . Il faut entendre la sentence au double sens de ce qui se met en branle et de ce qui est enjoué. Quand, à propos de la musique, Gaston-Paul écrit : » Quel est cet air plus mélodieux que l’air, sinon la déchirure même de la musique qui caresse la surface de la terre ? La légende veut que le mort danse sur les épaules du forgeron comme pour réjouir son esprit au moment de quitter le monde des vivants « , il rejoint Platon quand celui-ci affirmait : » philosopher, c’est apprendre à mourir « . Toute l’Afrique habite le souffle, n’est que souffle. Car il lui importe de vivre, et vivre consiste à se préparer pour l’échéance fatale. On comprend pourquoi elle s’est gardée, contrairement aux pharaons, aux arabes et aux occidentaux, de la rationalité mécanique et marchande. Nous n’avons inventé ni poudre, ni roue, c’est entendu. Notre philosophie (il n’y en a pas d’autre) est la célébration d’une bulle d’air qui, à l’image des syllabes, éclot, virevolte et meurt. Gaston-Paul ajoute quelques lignes plus loin : » La musique est paradoxale : il s’agit tout d’abord d’expulser la mort du groupe des vivants, puisque la mort appelle la mort, mais en même temps, d’accueillir la mort dans le monde. Chez les Fang, le rythme originel est donné par les femmes et chaque siècle est dominé par une figure féminine qui va exceller dans le jeu du mvet. Mais le don sublime exige le don de soi. Ainsi, on trouve des femmes stériles, aveugles ou unijambistes. Nkod Isila qui, chez les Fang, domina le XIXe siècle en jouant du mvet à dix doigts, ce qu’aucun homme n’avait jamais pu faire, était aveugle. Pour savoir jouer, il faut donner quelque chose, sacrifier une partie de soi « .
G.P. Effa met au jour notre anthropologie fondamentale. L’Africain, dit-on trivialement, a le rythme dans la peau. Raccourci malheureux, mais significatif. Cette formule ne rend pas seulement compte du génie musical africain, mais aussi du trait qui souligne son destin. Pour ma part, je la réfère à la littérature et aux arts, expressions féminines propres à ceux qui, ayant renoncé à dominer, veulent cependant conquérir les rives consolantes du paradis. La rationalité artistique est une conquête métaphysique. Elle ne se préoccupe pas – ou si peu – de l’espace voisin, cousin, de la mécanique. Car nous avons été conçus pour habiter le souffle et, par-dessus tout, la voix. Cette voix dont Gaston-Paul dit qu’elle doit » aller à la rencontre des êtres et des choses, pour espérer qu’un jour sa voix lui précède « . Peut-on mieux dépeindre la condition de l’écrivain ? Il est significatif de constater que G.-P. Effa écrit cela à propos du griot. Cette phrase résume la rationalité, nonobstant le paradoxe, qui est au c¦ur de l’écriture. Écrire, en effet, c’est espérer que notre voix nous précède.
À dessein, j’ai omis de rendre compte du débat promu par Gabriel Attias, l’autre auteur du Juif et l’Africain. Il m’a semblé plus impératif d’attirer l’attention des lecteurs d’Africultures sur un texte singulier et sans précédent dans la création africaine. J’ai lu leur partage comme étant la marque d’une révélation. Le texte de l’essayiste camerounais devrait, je le souhaite, faire l’objet d’une lecture méditative de nos écrivains. Très peu d’entre nous se sont frottés à l’essai littéraire. En outre, c’est en abordant une autre tradition qu’on élucide la sienne, et le salut vient quelquefois de notre aptitude à acquiescer à la perte. Signer de son nom, c’est – peu de gens le savent, au nombre desquels certains écrivains ! – courir le risque de perdre son identité. Ce faisant, nous apprenons à ne pas fétichiser notre appartenance sociale et géographique. Le nom nous précède, il se déploie sur les deux rives de la frontière : c’est un passeur, car il souligne » la part du sacré » en nous, sa » fresque dansante « . Ainsi, quand nous épelons le nom de notre ami, une philosophie est prononcée, celle du passage, du passant et du passeur. » EFFA, offrande du dernier quart de la lune «
1. Gaston-Paul Effa, » Senghor et le français. La francophonie en question « , in Agotem, n° 1, Sens, éd. Obsidiane, 2003, p. 12.
2. Léo Frobenius, La Civilisation africaine, trad. Dr H. Back et D. Ermont, Paris, Gallimard, 1934. Repris en 1987 par les éditions du Rocher, Monaco, p. 13.
3. Ibid., pp. 24 à 36.///Article N° : 3144