Plusieurs commentaires ont mis l’accent sur l’arrogance et l’ignorance profonde de l’Afrique historique et actuelle qu’a montrées le discours prononcé par Nicolas Sarkozy à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar le 26 juillet 2007. Scandalisés et couverts de honte par les propos de celui qui devrait représenter par sa fonction l’ensemble de la société française et porter son histoire, nous pouvons aussi faire un autre constat. Le discours de Dakar n’est pas seulement contre l’Afrique, il est aussi contre les Africains de France, et même contre la France africaine, et ce qu’elle signifie de solidarité et diversité.
On connaît la manière Sarkozy : la main sur l’épaule, la caresse giflante et le tutoiement immédiat. Un style politique « vrai et direct », nous dit-on, l’attitude corporelle « familière » d’un homme politique « décomplexé » qui ose dire la vérité à des « amis » qu’il ne connaît pas. Pour qui connaît l’esclavage et les sociétés qui en sont issues, ces gestes relèvent d’une autre panoplie : l’arrogance paternaliste décrétant l’insouciance de l’esclave et le traitant comme un mineur familier, vérité simple d’un racisme archaïque dont les mots viennent du lexique racialiste et ethnique forgé au milieu du xixe siècle dans le ventre de l’Europe blanche colonisatrice, qui eut un besoin sauvage de racialiser le monde pour le conquérir et le dominer. On peut rapprocher l’intelligentsia française qui construit aujourd’hui la pensée de droite portée par Sarkozy et, par exemple, Arthur de Gobineau. Romancier sans succès, aristocrate haïssant la démocratie et diplomate voulant écrire la « science » des races, il fixa, avec son Essai sur l’inégalité des races humaines, une référence « universelle » du racialisme (le fait de penser la société en termes de races et de hiérarchies « naturelles » entre les humains), tout en épousant la pensée naturaliste qui prévalait à l’époque. Lors d’un séjour au Brésil il put ainsi s’émouvoir face aux splendeurs de la nature tropicale, admirer les arcs et pagaies des Indiens, tout comme Sarkozy est « sincèrement » ému face aux « mystères » de ce qu’il prend pour l’Afrique, ses rites et ses secrets, tout en les fixant dans son discours politique comme des antonymes de la modernité, du dynamisme européen et de l’Histoire elle-même.
« L’homme africain », certes, ferait bien partie de l’humanité, nous dit le discours de Dakar, mais de manière incomplète, comme un enfant, ou diminué, comme la victime souffrant de « son propre malheur », de ses propres « guerres sanglantes », de la « haine de soi ». Humanité à peine ébauchée, souffrante, incapable « d’entrer dans l’Histoire », l’Afrique serait ce « mystérieux » monde de la « nuit », du « fanatisme », du « sacré », des « morts » et des « ancêtres », qui relève d’une infra-humanité, prélogique, hors du temps. L’Afrique de Sarkozy serait scotchée à cette « mémoire ancestrale que chaque peuple garde au fond de sa conscience [
] comme l’adulte garde au fond de la sienne le souvenir du bonheur de l’enfance ». « L’homme africain » se différencie de « l’homme moderne » parce qu’il « reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance.
Jamais [il]ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. » Etc.
Ces mots, il nous faut bien leur faire face. Car ils ont été prononcés en Afrique devant un auditoire d’intellectuels, chercheurs, enseignants, étudiants, journalistes, par un citoyen français, en outre représentant officiel de la France.
Il est vrai, comme l’a déclaré l’historien sénégalais Mamadou Diouf, nouveau directeur de l’Institut d’études africaines de l’université Columbia à New York, qu’ils ne méritent pas qu’on s’y attarde ou qu’on y réponde, mais seulement qu’on se demande comment il est aujourd’hui possible de les tenir publiquement en Afrique. Et si Achille Mbembe, historien et politiste camerounais, enseignant-chercheur dans la très illustre université du Witwatersrand de Johannesburg, renvoie Sarkozy et la nouvelle élite intellectuelle de la droite française à leur profonde ignorance des études africaines, s’il montre comment cet obscurantisme puise aux premiers temps d’une ethnologie coloniale raciste, s’il mentionne les avancées de la recherche en sciences sociales africaine et française sur l’Afrique depuis plus de cinquante ans, il nous dit aussi que cette France qui par la voix de son président actuel maintient intacts les préjugés raciaux construits mot pour mot avant même le xxe siècle, « personne, ici [en Afrique], ne la prendra vraiment au sérieux et, encore moins, l’écoutera ». Ibrahima Thioub, professeur d’histoire à l’université Cheikh Anta Diop, fait en revanche le lien entre cette sombre Afrique imaginée par Sarkozy et la situation de la France elle-même, la manière dont elle traite ses migrants africains d’aujourd’hui autant que son passé colonial, et cite Senghor : « Est-ce donc que la France n’est plus la France (1) ? » C’est cette piste qu’il nous faut creuser.
Le discours de Sarkozy s’adresse aux Africains francophones en général, c’est-à-dire à ceux qui vivent dans le périmètre culturel et politique laissé par l’Empire français et dont les parents et grands-parents ont été les sujets. Aux Africains vivant en France, qui ne trouvent de place ni en tant qu’Africains ni en tant que Noirs dans une République injuste. C’est de la France que parle le discours de Dakar, et c’est la France qu’il ampute de la part africaine de son identité – part mémorielle, en effaçant ce que les « sujets » de l’Empire français ont vécu, part contemporaine, en officialisant des propos racistes, en voulant avoir les mains libres pour trier et expulser de France les migrants et enfants de migrants d’Afrique.
Les caricatures raciales que Sarkozy a exposées à Dakar, au-delà de la pure fabulation et de l’ignorance qu’elles révèlent, s’inscrivent dans un dispositif intellectuel et politique bien circonscrit, un dispositif identitaire qui inclut des mesures et discours institutionnels à caractère raciste, xénophobe, ségrégationniste (2), qui provoque des divisions internes à la nation et des exclusions au-delà de ses frontières. Antérieure à l’élection présidentielle de mai 2007, sa mise en place remonte à l’année 2002, avec en France la fermeture du camp de Sangatte par Sarkozy ministre de l’Intérieur, et en Europe l’accélération de la collaboration intergouvernementale pour rendre les frontières plus étanches et externaliser les procédures de l’asile aux marges de l’Europe.
En France, le pivot symbolique en est aujourd’hui le ministère de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement, créé en mai 2007. Dans le dispositif entrent aussi la mise en place (par Sarkozy ministre de l’Intérieur) de quotas annuels de 25 000 expulsions, et l’adoption d’une nouvelle loi sur l’immigration permettant d’appliquer des tests ADN aux migrants candidats au regroupement familial. Du point de vue argumentatif, le discours de Dakar a été annoncé par l’article (ultérieurement retiré) de la loi de février 2005 sur le « rôle positif » de la colonisation. Plus récemment la création d’un Institut d’études sur l’immigration et l’intégration présidé par Hélène Carrère d’Encausse (qui tint en novembre 2005 des propos racistes contre les Africains des banlieues françaises) a été suspendue en octobre 2007 face à l’émoi suscité parmi les chercheurs, tandis que la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (projet lancé sous Jospin et Chirac, relayant l’initiative d’associations d’historiens) était mise entre parenthèses. En novembre 2007, l’affaire de l’Arche de Zoé a révélé l’existence, dans la société comme au plus haut niveau de l’État, d’une conception exceptionnaliste de l’action envers une Afrique mineure dont on peut mépriser les institutions politiques et juridiques, mépriser les personnes elles-mêmes, en toute impunité, au nom d’une représentation humanitaire. Le dernier épisode en date est, en décembre 2007, la réhabilitation de Kadhafi en échange du rôle de « cordon sanitaire contre les migrants » que joue la Libye, avec ses camps pour les clandestins africains cherchant à atteindre l’Europe (3). Un bref retour en arrière est nécessaire pour comprendre ce qui permet aujourd’hui à l’élite intellectuelle de la droite française de mettre en place ce nouveau cadre identitaire français.
Fière de son modèle supposé « a-racial » (que des mouvements comme l’ANC de Mandela, dans les années 1980, défendaient également), la France – dans ses dimensions sociale, intellectuelle ou politique – n’a pas réellement fait l’inventaire d’une action et d’une pensée raciale marquées par une colonisation à la fois répressive et « civilisatrice », soit une double violence, physique et symbolique, sociopolitique et culturelle, visant à intégrer à la France impériale les peuples d’Afrique de l’Ouest et du Nord saisis et figés dans les catégories de la situation coloniale. Cette double violence est toujours la référence de la manière française de penser les autres auxquels elle a eu à faire dans son histoire, ces autres « proches » étant ceux-là mêmes qui ont migré vers la « métropole » dans les années 1960, ou leurs descendants d’aujourd’hui qui se trouvent français et africains ou « africains de France » (expression pas aussi scandaleuse que le supposent les tenants de l’identité africaine comme réalité fixe immuable et localisée).
Il faut tenir compte, dans l’inventaire nécessaire de la situation post-coloniale, de la portée intégrative de l’idée égalitaire française, qui a eu des effets, du point de vue de la culture politique africaine, dans la période allant de la Seconde Guerre mondiale aux indépendances, dans le monde intellectuel dit « africaniste » comme parmi les élites politiques africaines de France. Des solidarités se sont formées, des liens personnels parfois forts même s’ils étaient marqués par des différences hiérarchiques, ainsi que des solidarités sociales, des réseaux politiques (4). Une gauche française militante et proche du « terrain », celle du PC, de la SFIO, de la CGT, a tissé des liens, a fait émerger, a soutenu ou a influencé des leaders politiques africains (Senghor, Houphouët- Boigny, etc.) devenus députés ou ministres du parlement ou du gouvernement de la France dans les années 1940 et 1950. Dans le même temps, des chercheurs en sciences sociales se sont engagés dans des descriptions et des analyses des réalités coloniales africaines et de leurs dynamismes, et ont traduit leur engagement dans des interventions pour la décolonisation et le développement, ainsi que dans la formation d’intellectuels critiques et politisés. Relation ambiguë certes, complexe mais aussi souvent solidaire, qui a disparu dans la transformation récente des liens entre l’Afrique et la France. Un certain malaise postcolonial, présent dans la crise des relations franco-africaines et maintenant dans la représentation des Africains en/de France, désigne un angle mort de l’histoire de la France et de ses prolongements post-coloniaux, et permet les discours brutaux de la politique identitaire de Sarkozy qui ne visent pas seulement l’Afrique sur son continent mais aussi la part africaine de la France.
Celui-qui-a-réponse-à-tout se prend les pieds dans un hyperautoritarisme identitaire forcené – ceci est français, cela ne l’est pas ; voici un produit propre et utile, voilà son déchet jetable ; montrer l’alien et nommer l’endogène. Il nous faut donc aussi parler d’identité. Tous les peuples, les écrivains, les penseurs n’ont cessé de dire que si les quêtes identitaires sont toujours là, c’est parce qu’elles ne trouvent jamais de réponse. Tout montre d’ailleurs qu’elles ne supposent pas même l’existence d’une réponse. Elles sont le moteur, virtuel mais puissant, des essais de dépassement de soi au miroir des autres.
Les solidarités, les rassemblements et les rencontres existent bien, mais l’identité, elle, se dérobe alors même qu’on fonde très souvent l’action commune dans sa référence. Il y a plus de trente ans, Claude Lévi-Strauss organisa un séminaire dont le thème était tout simplement « L’identité », notion qu’il désigna lui-même comme une « sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il ait jamais d’existence réelle (5) ». Depuis plusieurs décennies, à l’instar des anthropologues situationnels des années 1950, on cherche l’explication des quêtes collectives d’identité, ou l’explication de ce qui fait que nous parlons si souvent d’identité, dans les limites, les frontières, les contacts, bien loin de la croyance en une identité « vraie », essentielle ou originelle.
L’ouverture fait de la grandeur du nous et permet, littéralement, l’augmentation de la surface de vie. La fermeture rapetisse le nous qui est déjà là et, de pression en pression, prépare l’implosion. Il y a une géophysique de l’identité comme il y a une mécanique des fluides. Chaque moi et son alter ego, chaque biographie et le collectif qu’elle rencontre (dans un rite, une fête, la rue), forment un nous pour un court instant d’unité, de fusion ou de communauté, puis chacun repart chez soi aussi libre que perdu dans l’espace de son seul je. Pourtant ce je s’est transformé, il se réinvente sans arrêt selon les modalités multiples de la rencontre avec d’autres je : observation, apprentissage, mimétisme, dispute, dérision, compétition. Alors non seulement je est l’autre des autres, mais lui-même devient petit à petit autre, tout autre.
Cette transformation permanente est irrépressible, seule une formule poétique peut nous en donner un instantané : « Je est un autre « , écrit Rimbaud, encore faut-il rappeler que la formule est inventée par un poète voyageur, sans frontières en quelque sorte. Quelle arrogance, quel pathos, conduisent un personnage politique à croire que ce mouvement permanent de la vie puisse s’arrêter, ou pire, s’arrêtera selon ses voeux ? Comment un gouvernement va-t-il « gérer » ce domaine aussi étrange que profond de l’identité ? Gouverner l’Identité ? Celui qui prétend décrire la matière d’une identité sans réalité risque un violent retour de flamme, parce qu’il produit des normes identitaires qui, comme toutes les normes, ont pour seule fonction de produire des a-normaux et de les exclure – ce qui a pour effet de faire exister tout un monde de parias contemporains et mondialisés, produisant leurs propres reconnaissances et solidarités à partir du refus de cette fiction d’identité qui les aura rejetés après contrôle génétique ou après vérification d’un défaut d' »intégration » nationale. L’Afrique de l’université de Dakar, celle des camps libyens, des enfants du Tchad, de la zone d’attente de Roissy, et l’Afrique des banlieues françaises se reconnaîtront.
Négation de la négation de soi, le mot d’ordre rimbaldien permet à l’exclu de l’intégration identitaire de prendre parole : je ne suis pas celui que vous croyez, je change sans cesse au long de ma biographie, Je est un autre ! Une prise de parole dans laquelle, heureuse coïncidence, les nationaux français peuvent eux aussi se reconnaître.
1. Voir articles et réactions sur le site de la LDH Toulon www.ldh-toulon.net/
spip.php?rubrique131
2. On ne peut que constater l’existence d’une ségrégation raciale urbaine, par exemple, dans la stigmatisation et le traitement policier des banlieues les plus pauvres et majoritairement peuplées de migrants et descendants de migrants, banlieues dont en novembre 2005, le Président français alors ministre de l’Intérieur avait donné une lecture raciale.
3. Voir Claire Rodier, « Un arrière-goût bulgare », Vacarme, automne 2007, n°41.
4. Voir par exemple le récit romancé de la grève des cheminots du Dakar-Niger dans les années 1950 par Sembene Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu, Pocket, 2002 (1e édition 1960).
5. Claude Lévi-Strauss (éd.), L’Identité, Paris, PUF, 1977, p. 332.cet article a également été publié par la revue Vacarme, n°42, hiver 2008 et sur http://www.vacarme.org/article1493.html///Article N° : 7278