En dix ans, le théâtre francophone africain s’est constitué un véritable répertoire qui conquiert des scènes occidentales de Bruxelles à Prague, de Paris à New York. L’Afrique des auteurs contemporains est multiple et sans frontières.
À Annick Lansman,
in memoriam.
» Je pars à la recherche non point du temps perdu, mais de la plus poétique cruauté humaine : la noce du verbe. Ici commence ici, parce qu’aucun être humain n’est assez petit pour vivoter d’enfermement. «
Sony Labou Tansi, Monologue d’or et noces d’argent.
Juillet 1995. Sony Labou Tansi venait de mourir et Afrique en créations organisait au Théâtre des Halles, dans le cadre du Festival d’Avignon une manifestation africaine accompagnée d’une série de lectures en hommage au dramaturge disparu. Ubu toujours mis en scène par Richard Demarcy et Vincent Mambachaka et En attendant Godot d’après Beckett monté par Alain Timar avec des comédiens africains constituaient les spectacles du programme, tandis que Caya Makhélé et François Campana cosignaient la coordination d’un numéro spécial d’Alternatives théâtrales consacré aux » Théâtres d’Afrique noire « . Un numéro historique qui avait valeur de manifeste réunissant les voix de Werewere Liking, Koulsy Lamko, Michèle Rakotoson, Kossi Efoui, Koffi Kwahulé
Tous ces dramaturges qui alors ne se connaissaient pas affirmaient, chacun, la nécessité d’un théâtre esthétiquement indépendant et revendiquaient un héritage culturel mondial pour un théâtre ayant surtout des visées universelles, un théâtre destiné à sortir des frontières du continent pour s’adresser au monde. Dans un article qui fera date, » Les voies du théâtre contemporain en Afrique « , Caya Makhélé constate déjà combien les dramaturgies qui naissent au début des années 1990 mettent en scène » des peintures d’hommes confrontés à des situations aujourd’hui universelles « . Dans les dramaturgies qui éclosent alors, et il cite son propre théâtre, mais aussi celui de Koffi Kwahulé et de Kossi Efoui, s’opère une mutation que Caya Makhélé analyse avec précision : » Les personnages sont avant tout des êtres humains face à des destins individuels hors de toute contrainte sociale immédiate ou de résonance de contestation. Ces personnages avancent seuls, cherchant des solutions à leurs problèmes, perdus dans leur quotidien et sachant que la solution ne viendra pas d’ailleurs. Ce sont des personnages qui ont ingéré les maux de la ville, les éclats du choc des cultures. » (1)
Koulsy Lamko de son côté confiait : » Je me sens appartenir au monde entier, non plus seulement à ma tribu, mon pays. Et mon art, je le veux universel, dialogue des antagonismes pour une fraternité nouvelle, regard sur un univers peau de chagrin vaincu par le temps et la vitesse « . Il disait aussi rêver avec Peter Brook » la palpitante aventure où Noirs, Jaunes et Blancs jouent dans un langage puisant à toutes les sources de l’humanité » (2) Koffi Kwahulé, à son tour, défendait une attitude hérétique afin de donner naissance à un théâtre qui cherche à rencontrer l’Autre et les risques qu’implique son altérité, un théâtre qui permette d’élargir le champ de sa propre authenticité. Il appelait alors à » envisager le théâtre non pas dans ce qu’il ‘est’ou ‘aurait été’mais ce qu’il doit être pour une humanité ‘chargée’des images de DALLAS, de RAMBO, de Maradona, de Michael Jackson, du chômage, des missiles, de la conquête spatiale, de l’écroulement du Mur, de Mandela libre
» (3) Quant à Werewere Liking, elle déclarait : » Nous voulons pouvoir nous inspirer librement d’un nô japonais ou d’un western spaghetti, les digérer et en nourrir notre créativité sans pour autant cesser d’être africains ! De même, nous refusons de nous priver de l’inspiration de nos propres cultures tout simplement parce que Picasso s’en est déjà inspiré ! Nous essayons de profiter de tout le patrimoine humain spirituel comme technologique pour atteindre la compétitivité internationale comme tous les autres créateurs artistiques ou scientifiques du monde entier, sans que l’on nous demande de réinventer ‘une machine à vapeur typiquement africaine’ ! » (4)
Juillet 2005. L’AFAA organise avec la Comédie-Française, au Théâtre du Vieux-Colombier, une semaine africaine : » Écritures d’Afrique « . Dix ans ont passé et les dramaturgies d’Afrique ont profondément changé tant du point de vue de la réception que de la création.
» Afriques « , en 1995, réunissait des comédiens africains et une voix d’outre-tombe, une voix à entendre, celle disparue de Sony Labou Tansi, dramaturge congolais d’exception, mais les spectacles présentés étaient avant tout des adaptations du répertoire théâtral d’expression française. Dix ans plus tard des » écritures » se sont invitées à la manifestation : » Afriques » est devenu » Écritures d’Afrique « , tandis que quatre auteurs ont été mis en lumière par des lectures scéniques et une exposition photographique. L’Afrique n’est plus une simple voix qui s’élève, fût-elle celle de Sony Labou Tansi, voix plurielle s’il en est qui justifiait pleinement le » s « , mais voix solitaire tout de même. Le Vieux-Colombier a ouvert ses portes à la diversité des univers poétiques qu’engendre l’Afrique contemporaine.
Il faut dire qu’en dix ans de nombreux textes ont été publiés par les maisons d’édition. On doit d’abord beaucoup au travail exceptionnel des éditions Lansman qui, dès la première heure, ont publié les textes de Koffi Kwahulé (Côte d’Ivoire), Kossi Efoui (Togo), Koulsy Lamko (Tchad) et qui soutiennent encore aujourd’hui le travail de Monique Blin avec » Écritures vagabondes » en donnant leur chance à de jeunes auteurs comme les Togolais Rodrigue Norman ou Gustave Akakpo
D’autres maisons d’édition ont emboîté le pas de Lansman, comme Actes Sud-Papiers qui publie le théâtre de Marcel Zang (Cameroun) ou L’Avant-scène qui édite le théâtre de José Pliya (Bénin). Théâtrales publie celui de Koffi Kwahulé, sans oublier de petits éditeurs comme Ndzé ou Acoria qui ont donné une visibilité à des textes dramatiques aujourd’hui largement reconnus comme Atterrissage de Kangni Alem ou L’entre-deux rêve de Pitagaba de Kossi Efoui, La Danse aux amulettes de Caya Makhélé ou encore Village-Fou et Il nous faut l’Amérique de Koffi Kwahulé. En dix ans, un véritable répertoire de jeunes écritures africaines s’est constitué et il n’est plus possible de compter sans ces auteurs.
Si la manifestation » Afriques » du Théâtre des Halles en 1995 tentait de dire l’Afrique en passant par Ionesco ou Jarry, les choses se sont radicalement déplacées en 2005. L’Afrique ne se laisse plus dire par procuration, les auteurs d’Afrique se sont réapproprié leurs imaginaires et surtout c’est au-delà de l’Afrique qu’ils s’expriment. Le projet de l’AFAA de faire resplendir les couleurs d’Afrique à la Comédie-Française a largement dépassé les attentes de ses organisateurs en offrant au public du Vieux-Colombier une palette aux tonalités des plus éclatées. D’abord les auteurs retenus au final par le comité de lecture incarnent tous l’ouverture d’une Afrique qui aujourd’hui fait voler en éclats ses frontières et se pense au monde : le Tchadien Koulsy Lamko vit au Mexique, Marcel Zang a émigré en France depuis l’âge de neuf ans et est installé à Nantes, Koffi Kwahulé représente ces auteurs d’Afrique sur Seine, tandis que Dieudonné Niangouna est entré dans cette existence pendulaire des allers et retours entre la France et le Congo que vivent aussi beaucoup d’artistes africains. Mais surtout le choix du Libanais Nabil Boutros pour accompagner en photos ces auteurs était aussi une reconnaissance de cette ouverture et a laissé sa trace avec fantaisie et humour. Car ces » portraits latents » des auteurs et la poésie qui s’en dégageait disaient avec force leurs inclinations, leurs mouvances, leurs rythmiques
la petite musique intérieure qui chante l’Afrique qu’ils portent en eux bien au-delà des signes extérieurs d’africanité traditionnellement reconnus. Des lettres qui s’envolent et disparaissent comme une poussière d’or dans la main de prestidigitateur de Marcel Zang, un parchemin de plastique que déroule Koffi Kwahulé, un crâne peint sous le bras protecteur de Koulsy Lamko et les volutes d’une encre lumineuse sur la transparence d’une vitre que trace Dieudonné Niangouna
autant d’images où les auteurs livrent une part de leur mystère, tout en gardant secrète l’Afrique qui est la leur, car elle reste dans l’énigme de l’écriture, l’énigme des signes de la page et du jeu.
Chacune des pièces exprimait, à son tour, l’identité insaisissable de l’Afrique. La danse du pharaon de Marcel Zang dit la nécessité du voyage vers l’inconnu et de la rencontre avec l’Autre. C’est aussi le thème de Blue-S-cat de Koffi Kwahulé. Quant à La mort vient chercher chaussures de Dieudonné Niangouna, c’est également une variation sur le thème du périple, de la descente aux enfers, celle d’une Afrique figée par la guerre, et d’une mort nécessaire pour renaître. Même dimension initiatique chez Koulsy Lamko qui, dans Ndo Kela ou l’initiation avortée traite de l’assassinat de Sankara comme d’un conte qui narre l’utopie, le rêve nécessaire du héros pour permettre le rebond de l’Afrique, ce coup de talon de l’imaginaire au fond de l’abyme pour remonter du désespoir.
Autant les pièces de la manifestation avignonnaise, il y a dix ans, peignaient avec désenchantement l’avenir noir d’une Afrique enkystée dans ses paradoxes et ses contradictions, une Afrique attentiste comme Estragon et Vladimir ou décervelée comme Ubu, mais sans projet, autant les dramaturgies des » Écritures d’Afrique » aujourd’hui ont affirmé avant tout la diversité des univers que l’Afrique peut convoquer et le bouillonnement inventif dont elle est le chaudron. La pluralité des voix a rencontré la singularité des écritures. La manifestation a en effet offert un superbe panel : d’une part l’écriture classique et très raisonnée, voire philosophique, de Marcel Zang, de l’autre la déconstruction lexicale et syntaxique de Dieudonné Niangouna et la langue de la rue qu’il convoque au détour des situations les plus poignantes, ou encore l’univers onirique du conte avec Koulsy Lamko, et enfin la contemporanéité et la quête musicale de l’écriture jazzistique de Koffi Kwahulé. Tous ces textes avaient à voir avec la mort et la métaphysique, tous traitaient d’une aspiration mystique reconquise, d’une » réinvention » possible de soi.
Un tant soit peu surprenant donc, ou peut-être simplement provocateur, le thème du colloque en ouverture de la manifestation du Vieux Colombier, le 4 juillet 2005, qui se posait la question de savoir s’il y a un avenir au théâtre africain : » Le théâtre d’Afrique, création marginale ou émergente ? » Si en 1995, l’Afrique était absente à elle-même dans des représentations où les couleurs d’Afrique ne suffisaient pas à convoquer son imaginaire, en 2005, elle a manifestement reconquis le terrain. C’est que le théâtre d’Afrique ne se pense plus comme une construction identitaire, comme une image communautaire à tendre aux autres. Les expressions scéniques africaines disent la responsabilité commune face aux atrocités du monde. Elles disent la diversité et la ressemblance. Elles mettent en scène l’humanité et ses paradoxes. Et chacune des pièces de la manifestation disait justement les dangers de la fusion, l’irréductibilité de l’autre et sa richesse en même temps, comment se laisser traverser par l’Autre, adopter sa langue, partager sa culture sans se perdre. L’africanité s’affirme où on ne l’attend pas, elle se joue au-delà de la couleur et des frontières de l’Afrique, pour affirmer une identité africaine contemporaine hybride et irisée.
N’est-ce pas ce qui intéresse de plus en plus les créateurs d’Europe et d’ailleurs ? Rien que cette année 2005, Denis Marleau a monté à Montréal un texte de José Pliya : Nous étions assis sur le rivage du monde, et en septembre dernier, Christian Frédrik y a créé Big Shoot de Koffi Kwahulé. À Bréda aux Pays-Bas, Merel Van Nes a également fait traduire et jouer Big Shoot en 2005, tandis qu’à Prague La Fable du cloître des cimetières de Caya Makhélé a été mise en scène dans une traduction tchèque par Petr Hruska au théâtre Divadlo Na Pradle. Kossi Efoui, dont un texte a été monté par les Acteurs de bonne foi au Festival d’Avignon Off cet été (L’Entre-deux rêves de Pitagaba), a été mis à l’honneur dans le cadre du Festival de Prague : plusieurs de ses pièces ont été traduites et Le petit frère du rameur a été mis en voix au Théâtre Viola sous la direction de Lida Engelova. À la Festad’Africa de Rome, Dieudonné Niangouna, dont Eva Doumbia a mis en scène Attitude Clando pour » Brûlots d’Afrique » à Ivry et Jean-Paul Delore Un grand silence prochain pour L’Hippodrome de Douai en mai dernier, a présenté plusieurs de ses textes traduits en italien. À New York, après avoir traduit et monté Jaz et Big Shoot dans une mise en scène de Michael Johnson-Chase, le Lark Theater Company prépare Misterioso-119 de Koffi Kwahulé pour la manifestation » Act French « , durant laquelle on pourra également entendre en lecture plusieurs textes de José Pliya traduits en anglais et assister à la mise en scène du Complexe de Thénardier par Vincent Colin. À Bruxelles, après le succès en 2004 de Bintou de Koffi Kwahulé dans la mise en scène de Rosa Gasquet, Denis Mpunga monte Atterrissage de Kangni Alem présenté au Festival des Francophonies en Limousin à l’automne. Il présente également, avec le soutien du Groupov, une nouvelle mise en scène de Jaz en décembre, au XIVe Festival Francophonie métissée du Centre Wallonie-Bruxelles. Les scènes de province ne sont pas en reste avec José Pliya à Caen où Annie Pican vient de mettre en scène Une Famille ordinaire, Gustave Akakpo à la Comédie de Saint-Étienne, Florent Couao-Zotti à Reims ou Kangni Alem à Bordeaux.
Alors comment expliquer le constat pessimiste que l’on pouvait lire dans l’argumentaire de la rencontre organisée à l’AFAA en ouverture de la manifestation du Vieux-Colombier : » Le théâtre d’Afrique reste aujourd’hui méconnu, peu diffusé à l’international et ne semble pas pouvoir franchir les frontières » ? C’est précisément que les théâtres d’Afrique n’ont pas de frontières, aussi ont-ils toutes les difficultés du monde à franchir celles qu’on leur fabrique. Laissons d’abord exister les écritures d’Afrique dans une circulation artistique où les auteurs sont des auteurs avant d’être enfermés dans la frontière de leurs origines. Laissons ces écritures d’Afrique libres de tous les détours pour mieux les retrouver aux carrefours de nos désirs.
Notes
1. Caya Makhélé, » Les voies du théâtre contemporain en Afrique « , in Théâtres d’Afrique noire, Alternatives théâtrales, n° 48, juin 1995, p. 7.
2. Koulsy Lamko, » Rêveries d’un homme de théâtre africain « , ibid., p. 29.
3. Koffi Kwahulé, » Quand l’africanisme dérive vers l’intégrisme culturel « , ibid., p.31.
4. Werewere Liking, » Théâtre moderne d’Afrique noire : crever aujourd’hui ou réinventer une renaissance
« , ibid., p. 26.Au comité de rédaction depuis 1997, Sylvie Chalaye est un des piliers de la revue Africultures. Elle partage son temps entre l’écriture, la recherche et la critique dramatique. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux écritures africaines francophones, dont notamment Dramaturgies africaines en dix parcours, Lansman 2000, L’Afrique noire et son théâtre au tournant du 20ème siècle, PUR 2001 et plus récemment Le syndrome Frankestein, Théâtrales 2004. Elle est professeur à l’université Rennes 2 où elle est responsable des études théâtrales et où elle dirige un groupe de recherche sur les mutations de la scène contemporaine. Membre du laboratoire de recherches du CNRS sur les arts du spectacle, elle a également publié plusieurs ouvrages historiques sur l’image du Noir (Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), L’Harmattan, 1998 ; Le Chevalier de Saint Georges de Mélesville et Beauvoir, L’Harmattan, 2001 ; Nègres en images, L’Harmattan, 2002 ; Les Ourika du boulevard, L’Harmattan 2004.) Elle est responsable éditorial de la rubrique théâtre dans Africultures et collabore régulièrement à la revue Théâtre/Public. ///Article N° : 4128