Ce matin, pas loin des quatorze marches que gravirent jadis les engagés en provenance des Indes, mais aussi d’autres terres, pour rejoindre leurs champs de cannes, l’état mauricien a choisi de célébrer avec faste et solennité le 177e anniversaire de l’arrivée des engagés au pays mauricien.
Si depuis 5 ans, les célébrations présentent danses, chants, tableaux théâtraux ponctués des discours des officiels, cette année semble souligner un fait : Maurice affiche sa volonté, en sus de son devoir de mémoire, de faire un travail de mémoire, apte à dépasser certains écueils qui fragmentent son identité, en mettant en exergue la nécessité de la diversité de la nation mauricienne, dont la crête affirmée au plus haut niveau de l’état est le dialogue nécessaire entre les mémoires de l’esclavage et de l’engagisme.
Les étapes menant à l’engagisme et Maurice ont été rappelées tour à tour par l’ambassadeur de l’Inde à Maurice, le Président de la République et le PM mauricien, depuis les régions de Calcutta, les fausses promesses, notamment, quand les recruteurs véreux promettaient au candidat et à la candidate au voyage, que dans ces terres lointaines, « qui soulève des pierres trouve de l’or ». Puis, la peur du kala pani ou des eaux noires, l’embarquement sur des bateaux, les maladies et conditions de voyages souvent tragiques, la désillusion une fois débarqués, la résilience, le sacrifice pour faire de Maurice ce petit pays où il fait bon vivre, en dépit de ses faiblesses
L’ambassadeur de l’Inde a rappelé le concept de’jahaji bhai’ (frères de bateaux), cette fraternité née en face des duretés de la traversée océanique, ces liens tenus qui résistaient jusqu’au pays promis, au-delà des castes et des religions, unissant tamouls, hindous, musulmans, marathis
Et brahmanes comme harijans, car la mer et le système d’exploitation effacent les clivages traditionnels et fait prendre conscience aux engagés qu’ils sont bien sur le même bateau, au sens propre comme au sens figuré. Concept aujourd’hui perdu dans la culture divisive
Et il est bon que l’on cherche à réactiver cet esprit d’unité dans la diversité face à l’adversité
Cela m’a rassuré de constater que cette notion de solidarité née de l’adversité a rassemblé les victimes au-delà des clivages de religion, de caste ou d’ethnie. Maurice, trop tôt plongée dans la globalisation a besoin d’arpenter à nouveau ce beau pan de sa mémoire historique.
Celles et ceux qui connaissent la coolitude savent que j’ai développé ce concept en le reliant à la notion de l’ahimsa, du pardon, que Gandhi avait prôné dans sa philosophie de la non-violence. Je l’avais adapté aux victimes de l’engagisme, puis l’avais étendu aussi aux descendants de l’esclavage, eux aussi frères du même bateau charpenté par un système inhumain qui réduisait hommes, femmes et enfants à des objets que l’on exploitait dans ce monde du XVIIIe siècle caractérisé par la spécialisation des productions sur une échelle internationale et nécessitant, après la main-d’uvre servile, celle des coolies.
Avant le classement du Morne, j’écrivais dans ce sens, afin d’éviter au pays une concurrence victimaire entre descendants d’esclaves et de coolies (1).
C’est aussi la recommandation que j’ai faite aux travaux préliminaires de la Commission Justice et Vérité, qui rendra ses conclusions publiques dans peu de temps, de même qu’à l’Aapravasi Ghat, où j’ai mis en garde de ne pas enfermer l’engagisme dans un ressenti strictement hindou, même si les engagés de foi hindoue étaient majoritaires dans la Grande Expérience de l’engagisme.
L’Unesco avait trouvé la coolitude apte à éviter cette concurrence victimaire en terre mauricienne, et cette réflexion dialogique, plurielle, ouverte fonde ses espoirs d’un humanisme du Divers à Maurice, prélude à l’élaboration d’une identité mauricienne et d’une réconciliation plus large entre esclavage et engagisme dans d’autres pays.
Je peux dire aujourd’hui que cela a été bien entendu au sommet de l’état mauricien, comme le témoigne le discours visionnaire du PM mauricien.
Le PM a en effet renchéri dans ce sens, dans un discours en créole, tranchant avec les autres interventions en anglais, souvent ponctuées de hindi et de bhojpuri. J’ai trouvé ce choix de langue hautement symbolique et judicieux.
Tout en soulignant, que le Ghat est l’emblème de l’engagisme, Ramgoolam a rappelé le message gandhien aux descendants des engagés à Maurice, leur encourageant à s’émanciper par l’éducation et le combat politique. Chose faite, quand on sait que c’est le descendant du coolie Mohit Ramgoolam qui mena le pays à l’indépendance en 1968
Puis, dans une volonté d’indiquer une voie pour l’unité nationale de ce pays parfois décrié comme étant sectaire, le PM a rappelé que Maurice possède une « réussite exceptionnelle » puisque c’est le seul pays au monde à abriter un site pour la résistance à l’esclavage, le Morne, et un autre, pour la portée symbolique de l’engagisme, l’Aapravasi Ghat.
L’idée n’est pas de les utiliser pour opposer, mais de relier, d’écouter, de composer avec ces deux mémoires pour écrire une seule Histoire pour la nation.
Le PM a souligné avec insistance cette nécessité de dialogue entre esclavage et engagisme, citant mon travail dans son discours, rappelant que mon plaidoyer pour ce partage de mémoires (2) est un atout majeur pour l’île Maurice, et soutenant ma démarche pour la création de la route de l’engagé, que j’avais proposée au pays dans le passé.
Message qui, cette fois, bien pesé par le chef de l’exécutif mauricien, devrait s’imprimer dans les options à venir pour la construction d’un mauricianisme basé sur ces deux pages d’Histoire, prélude à un imaginaire pluriel.
Ramgoolam a conclu en affirmant justement que « l’Aapravasi Ghat n’est pas qu’un patrimoine physique, matériel, mais aussi culturel, susceptible de mettre en relief la diversité de notre culture ».
Après avoir entendu le PM, j’ai constaté une grande convergence de vues, et appréhendé une vision pour l’île Maurice, qui peut faire école ailleurs. Cet acte de foi politique et culturel de nos deux sites classés au patrimoine de l’Humanité, réitéré par Navin Ramgoolam, cadre parfaitement, je le rappelle plus haut, et ce depuis des années, avec la volonté de l’Unesco à encourager cette culture du dialogue entre deux mémoires, afin de promouvoir une identité mauricienne basée sur ces deux pages douloureuses à dépasser par un travail de mémoire. Nous avons, dans cette étape à venir, une « autre réussite » à atteindre, et que l’Unesco appelle de tous ses vux, dans sa stratégie de promouvoir une culture de la paix dans le monde.
C’est résolument dans ce chantier-là que nous devons tous nous engager. Maurice a, avec le Ghat et le Morne, enfin ses repères physiques et symboliques pour panser ses plaies du passé. Elle doit s’investir dans ce dialogue riche entre engagisme et esclavage, perspective qui pourra donner une identité polylogique à ce pays qui a désormais des référents pour cette construction plus que jamais nécessaire et urgente, à la face des enjeux actuels, tant au niveau régional qu’international
Je fais le pari qu’ici se loge la matrice de cette île Maurice plurielle que d’aucuns pressentent encore confusément. Et que cette gestation symbolique est bien enclenchée sous la houlette du Premier Ministre mauricien.
1. Lire : « Plus qu’une juxtaposition, il nous faut un itinéraire doublé d’une passerelle entre l’Aapravasi ghat et le Morne » [ici]
2. Lire :
« 10 mai 2006/2007 : un engagement pour les mémoires » [ici]
« À l’Aapravasi Ghat, l’île Maurice dialogue enfin avec l’Histoire » [ici]Port-Louis, île Maurice, 2 novembre 2011.///Article N° : 10476