Les études postcoloniales ont eu quelques difficultés à établir leur aire dans l’université française, malgré les efforts et les publications de travaux de chercheurs de renom, tel Jean-Marc Moura, qui a clairement décrit les enjeux de ce domaine. Émeline Pierre, dans un travail de recherche circonscrit à deux auteures de la Guadeloupe, Lucie Julia et Gisèle Pineau, réalise une étude de détail, qui permet de faire le point sur des écritures, qui, si elles ont trouvé un public relativement large, n’ont que rarement été étudiées sous cet angle. Elles ont aussi rarement été associées. Mélody des faubourgs (L’Harmattan, 1989) et La Grande Drive des esprits (Le Serpent à plumes, 1993) participent, comme le montre rapidement la jeune chercheuse, d’une même déconstruction d’un mythe guadeloupéen, celui de la femme poto mitan.
Appartenant à deux générations différentes, Lucie Julia et Gisèle Pineau ont été sensibles, dans leur captation du temps, aux inflexions notables dans l’espace romanesque, depuis la littérature coloniale, des statuts sociaux dans la Guadeloupe contemporaine. Négritude, antillanité, créolité ont ainsi « permis aux auteurs antillais de s’affranchir du modèle métropolitain en mettant en valeur la singularité de la culture antillaise ». C’est le premier chapitre, consacré à la naissance et au mouvement postcolonial aux Antilles. Après avoir justifié la présence de la parenthèse dans son titre, par le fait que Lucie Julia est aussi de la génération qui a connu le statut colonial, Émeline Pierre dresse une synthèse de l’état des lieux concernant la question rapportée à la Guadeloupe. Passage obligé de tout travail universitaire de recherche, il apporte néanmoins un éclairage utile. On ne le reprochera certainement pas à l’auteur, mais y manque, comme manque dans la plupart des cas, une description précise du mauvais objet, la littérature coloniale, particulièrement celle aux relents les plus détestables. Cette étude montrerait ainsi quel chemin a été parcouru, et surtout quels ont été les stéréotypes, surtout les plus abjects. Ainsi, comme dans le roman de Joseph Médina, publié en 1957 aux éditions Alternance, Femme de nègre, qui présente la plupart des stéréotypes en cours dans ces temps, avec beaucoup d’aplomb. Dans l’étude d’Émeline Pierre, la théorie postcoloniale est également croisée avec les études de genre : elle mène sur ce point une série d’analyses décrivant le renversement des constructions stéréotypées touchant à la représentation des figures féminines dans l’espace romanesque. Le caractère subversif est ainsi nettement mis en avant, au terme de cette argumentation. Dans les romans, ce caractère subversif se marque par le dépassement des limites imposées par les canons littéraires, tant sur le plan de la posture scripturale, que sur celui du devenir des personnages féminins, qui occupent dorénavant des lieux nouveaux.
À partir de cette description menée à grands traits, elle étudie ce qui dans les deux romans, participe de la mise en crise de l’espace imposé, et son ouverture à la drive. Celle-ci rend ainsi possible l’appropriation de nouveaux espaces, ce qui est un des enjeux posé par les deux romans. Dans cette partie particulièrement fouillée, Émeline Pierre, montre comment les personnages opèrent une réelle traversée du champ social et du paysage guadeloupéens : la case, les faubourgs, les centres des villes, les allers et retours entre la ville et la campagne, mais aussi l’inscription de la Guadeloupe dans la mondialité, pour reprendre la notion mise en évidence par Glissant, décrivent alors une aire propice à la drive. Les femmes, ainsi, ne sauraient plus être assimilées à ces poto mitan, immobiles repères dans un monde mouvant, mais qui ne tournerait qu’autour d’elles. Cette drive, aussi, enclenche des dynamiques intellectuelles et posturales, qui désavouent la stéréotypie silencieuse. C’est un monde de relations qui s’ouvre, comblant par la relation, autre notion glissantienne, les silences passés, qui apparaissent d’autant comme ceux de la démentification.
Le troisième temps de l’étude s’ouvre alors sur la typologie des personnages. Dans cette partie, à la fois complexe et délicate, tant les risques d’essentialisation des figures romanesques sont possibles, et qui confondraient le monde référentiel et la littérature, Émeline Pierre revient sur les stéréotypes courants dans l’oraliture, comme les contes, mais aussi dans la poésie, notamment dite « doudouiste », empreinte de figures ambiguës, maternelles mais privées de désir. Or les deux romancières mettent en scène des personnages qui justement expriment un rapport au désir et au plaisir qui ne se confond évidemment pas avec la procréation. La large palette des types de personnages étudiés indique que la part critique est décisive dans les textes. Elle montre aussi que dans les romans, l’appropriation de l’espace est devenue une tâche essentiellement féminine, les hommes étant confinés dans un repli dont ils ne parviennent que rarement à s’extraire.
Cette étude, relativement courte (180 pages), plutôt destinée à un public de chercheurs, se laisse néanmoins lire par un plus large public, qui, intéressé par les écrivaines évoquées, chercherait à mettre ces uvres fortes, dont les enjeux sont encore d’actualité, en perspective. Comme le souligne Émeline Pierre dans ses derniers mots, il n’est pas impossible que même la critique de la posture postcoloniale s’ouvre ainsi aux auteures. C’est en effet ce que suggère Morne Câpresse, publié en cet automne 2008 par Gisèle Pineau.
Émeline Pierre, Le Caractère subversif de la femme antillaise dans un contexte (post) colonial, éditions de l’Harmattan, coll. Approches littéraires, Paris, 2008///Article N° : 8071