Le Congo à l’honneur aux Cultures d’hivers

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La ville des Lilas accueille en résidence le sculpteur congolais Freddy Tsimba, auteur de la très remarquée « Porteuse de vies », œuvre monumentale qui célèbre au Palais de Chaillot, les soixante-dix ans de la déclaration universelle des droits de l’homme. Profitant de cette présence, le festival Cultures d’hivers, pour sa dixième édition, met à l’honneur la République Démocratique du Congo.

C’est à la fois compliqué et ambitieux d’inviter un pays pour un festival d’art. Si ce pays est en plus la République démocratique du Congo, la mission peut être encore plus délicate parce qu’en cette matière, la RDC est à l’image de ses dimensions, un poids lourd qui attisent toutes sortes d’intérêt à travers le monde. En effet, la scène culturelle congolaise est tellement prisée que l’on ne compte plus des manifestations qui la mettent à l’honneur. Pour n’en rester qu’à la France, tout en se limitant à un passé récent, depuis Congo Kitoko 2015, il ne se passe pas une année sans qu’un évènement ne célèbre l’art et les artistes de ce grand pays. A titre d’exemple on peut citer « Kinshasa Chroniques » (Sète, 2019-Paris, 2020) ou encore Congo Painting (Vichy, Mai-Octobre 2019).

Même avec tout cet engouement, il est de plus en plus évident que ce qui est donné à voir ne représente qu’une infime partie de tout ce que le pays regorge de talent, d’histoire à transmettre et de furie créative. Les émerveillements se suivent, et quand on en passe un, deux autres, plus éclatants encore nous attendent. L’heure est peut-être venue de faire le bilan de cette présence massive et continue, et pas uniquement dans le domaine des arts plastiques. Il serait temps de regarder au plus près cette dynamique afin d’entendre ce qu’elle a à dire sur l’art du Congo ; quelles forces la sous-tendent ; quelles en sont les portées et les retombées ? Y-a-t-il des constances, des évolutions, avons-nous de nouveaux acteurs ? Autant de questions techniques certes mais qui permettront de passer le cap de la simple admiration pour comprendre de manière plus fine, les mécaniques à l’œuvre dans la consommation des productions artistiques congolaises (si tant est qu’elles le sont) en dehors du pays. Cet article n’est certainement pas le lieu de mener une telle entreprise. Il peut néanmoins mettre en avant quelques-unes des plus belles réussites artistiques que le festival Cultures d’Hivers apporte aux franciliens de manière générale et tout particulièrement aux lilasiens.

Fidèle à son objectif de promouvoir la diversité culturelle inscrite dans la politique de la ville, le festival et tous ses partenaires ont ressenti le besoin de s’accorder du temps pour élaborer un programme à la hauteur de nouvelles ambitions. Il a bénéficié d’une implication des services culturels, et des habitants pour faire émerger « RESISTANCE », thème symptomatique de la scène artistique congolaise de ses dernières années. Cette édition « congolaise » de Cultures d’Hivers inaugure la nouvelle formule biennale qui peut s’enorgueillir d’accueillir l’évènement ON TRADE OFF.

Sammy Baloji, Jean Katambayi, Daddy Tshikaya, Tesla crash_a speculation, 2018

Dans tous les sens du terme, l’évènement de Cultures d’Hivers 2020 est l’exposition ON TRADE OFF. Le festival ne pouvait espérer meilleur lancement et dans l’économie des moyens, meilleur visage de l’activité culturelle du Congo. Il n’est pas ici question de parler de la qualité (quoi qu’indéniable) des œuvres proposées, mais plutôt de la démarche au cœur de ce dispositif. ON TRADE OFF est un travail collaboratif participatif qui allie recherche esthétique, arpentage et quadrillage du territoire et survivance mémorielle. Il raconte le Congo moderne avec tous ses soubresauts, ses accélérations, ses drames tout en dessinant de nouvelles géographies de l’art contemporain congolais.

Lubumbashi, l’autre centre

Le projet ON TRADE OFF a été initié par les collectifs PICHA (Asbl) et Enough Room of Space autour de plusieurs intervenants, artistes de plusieurs disciplines et chercheurs qui tentent de tracer la vie du Lithium. Un minerai (encore un) qui, pour faire bref, est utilisé dans la fabrication des piles électriques. C’est un minerai rare et il s’avère que les principales réserves mondiales du Lithium (là encore) se trouvent au Congo. C’est un minerai stratégique, donc cher. Comme c’est malheureusement le cas dans ce genre de situation le voyage du Lithium met en évidence de criantes et révoltantes inégalités. Au départ de ce projet, il n’y a rien d’artistique dans le propos, c’est à tout le moins une question d’économie sociale soulevée devant l’incompréhension face à l’énorme fossé qui sépare les deux bouts de l’Odyssée du Lithium bref, un état du monde actuel où les plus riches s’enrichissent et les plus pauvres se paupérisent. Mais dans ces régions d’Afrique, cette réalité n’est pas neutre ; elle l’est encore moins quand on sait qu’il s’agit d’une lutte qui met aux prises la terre d’un côté et l’énergie de l’autre. Dans ce face-à-face, la dernière se nourrit de la première. Nous sommes dans le dispositif d’une vampirisation pure et simple. On s’aperçoit dès lors que la question ne peut être qu’abordée de manière holistique si l’on veut essayer de changer de rapport de force. Ici commence la brèche par laquelle l’art s’invite sur la question, infuse dans les imaginaires et commence une sorte d’interrogatoire. Un art qui part et qui parle du Katanga et de sa mémoire industrielle dont les vibrations rappellent les heures sombres de l’extractivisme sauvage.

Le vide, Georges Senga

L’exposition ON TRADE OFF est un travail d’artistes congolais et étrangers installés à Lubumbashi ou non qui s’emparent d’une matière trouble et la traitent ensemble, chacun d’un point de vue propre. C’est aussi l’aboutissement d’une lente mise en orbite d’un projet d’éducation, de promotion et d’accompagnement artistique né dans les années 2000. Avec ON TRADE OFF, ce sont aussi des créateurs qui s’affirment, des démarches esthétiques plus audacieuses et un renouvellement sans précédent du regard que l’on pose sur le Congo.

Sur ce chapitre, il y a lieu de nous arrêter un moment sur le travail que le photographe Georges Senga présente dans le projet. Il s’agit d’une série de collages intelligemment intitulée le Vide, trois déclinaisons du marasme post-exploitation. L’une d’entre elles est d’une bouleversante puissance : le Vide numéro 1. C’une fresque de quatre mètres-carrés sur laquelle on voit des mains usées par la tâche, labourée par l’effort simplement posées sur la terre. Des mains de toute taille qui mises ensemble comme cela, réveillent les fantômes de l’holocauste oublié. Au Congo, l’histoire coloniale a rendu malaisé le rapprochement des mots mains et travail. Chaque fois qu’ils ont été associés, il semble que ç’ait été pour le pire : des mains que les agents de Léopold II tranchaient sans vergogne, qu’ils arboraient comme des trophées ; la main-d’œuvre que les mêmes agents coloniaux allaient capturer dans les villages pour les ramener de force dans les mines du Katanga. C’est à cette violence que fait penser le travail de Senga qui, par son cadrage astucieux sépare ainsi les mains du reste du corps. A sa manière, il tranche pour signifier que ce vieux mécanisme de l’exploiteur, si longuement décrié, continue d’opérer parfois dans une indifférence totale. Le mouvement giratoire des mains sur cette pièce renforce ainsi ce continuum vicieux, un processus sans fin prêt à recommencer même après la décrépitude, comme le suggère habilement les différents éclairages, ainsi que les contrastes des couleurs et des lumières. La première de ces mains est recouverte de cette couleur verte des régions cuprifères, si l’on s’en tient à l’aspect géologique, mais c’est aussi celle d’un corps malade, en décomposition. Ce vert instille dans la composition une sorte de morbidité qui, en admettant la circularité de l’ensemble, se retrouve donc au début et à la fin. Mais il ne faut pas croire que cette image ainsi créée se referme sur elle-même, elle tient d’un vertigineux tourbillon par sa puissance évocatrice transhistorique.

A propos de photo et de mains tranchées, il y a cette série d’images en noir-et-blanc, toutes aussi cruelles les unes que les autres, mais il en est particulièrement une terrible, sur laquelle on voit un personnage assis, sidéré devant les mains de son enfant probablement. En arrière-plan, d’autres personnages observent le sujet central pris dans son désarroi et dont le calme ne pourrait être que la manifestation d’une douleur extrême, celle qui tétanise, qui enlève tout moyen, qui crée le vide en nous et autour de nous.

C’est cette défaite générale que Senga exhume des méandres de l’histoire et rattache ces mains issues de l’exploitation à un passé plus profond et tout aussi sombre.  Il y a cette photo coloniale, il y a cette fresque de Georges, entre les deux on assiste à la même débâcle. L’effarement qui nous étreint n’est pas étranger à cette correspondance qui réduit la distance temporelle.

Finalement ce sont des siècles de pratiques prédatrices qui ressortent dans une réalité crue. Portées par une mondialisation qui atteint son paroxysme, la question de la contrepartie se pose avec acuité. En effet, que reste-t-il de vie, d’existence, de rêve, de projection, de confiance et d’élan lorsque on vient racler jusqu’à épuisement les forces qui nous font tenir debout ? Des cratères que l’on voit sur les dessins d’Edmond Musasa et Maarten Vanden Eynde ? Des blocs de métaux qui enferrent et enserrent les arbres ? Des restes de bennes ocres de rouille couchées dans une savane aux flans des collines ? Dans ce sens, le projet ON TRADE OFF est éminemment politique parce qu’il s’intéresse à la vie de demain dans des régions qui suscitent toujours plus de convoitise. L’exposition restera au Centre Culturel Jean Cocteau tout au long du festival des Cultures d’Hivers, jusqu’au 7 mars.

Ramcy Kabuya

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