Réaliser un film au Maroc a toujours été une entreprise à risque qui induit une responsabilité plus ou moins lourde et qui se transforme parfois, pour ne pas dire souvent, en une frustration plus ou moins douloureuse.
Dès lors qu’il s’agit du corps et du désir, ces sentiments de responsabilité et de frustration deviennent invariablement d’autant plus lancinants. Ce qui n’a pas manqué de scander mon parcours de réalisateur.
En effet, ce qui m’a amené à écrire et à réaliser » Un amour à Casablanca « , mon premier long-métrage de fiction, c’est que j’avais l’impression que les personnages des films marocains sortis jusqu’à la moitié des années 80 étaient, en gros, asexués. Ils ne manifestaient pas de désir amoureux ou sexuel et leurs corps étaient utilisés comme simples vecteurs du récit.
C’est donc pour me démarquer de ce cinéma, que j’ai choisi d’essayer de le questionner en faisant ce film. Mon ambition était somme toute assez modeste : raconter une histoire simple, linéaire et lisible mais une histoire traversée néanmoins par la passion amoureuse et par le désir.
Dès le départ, une question fondamentale s’est posée pour moi, celle de la représentation du corps de l’héroïne, ce corps jeune qui découvre la vie, corps désirant et objet de désir, corps qui devient le lieu d’une compétition sexuelle entre les principaux personnages masculins. Le corps étant au début des années 90 totalement tabou, je n’avais d’autre choix que celui d’essayer d’utiliser la suggestion au lieu de la monstrance, ce qui allait malgré tout me conduire à égratigner quelques interdits dont je ne me suis rendu réellement compte de l’extrême ancrage social que lors du tournage.
Là, en effet, ne voilà-t-il pas que certains de mes comédiens principaux commencent à rechigner à jouer certaines scènes dans leur intégralité. Ce qui allait me plonger, en plein tournage, dans des négociations interminables pour préserver mon approche et ne pas dénaturer mon propos. Ces négociations ont pris parfois des tournures burlesques car, tenez-vous bien, il fallait chronométrer à la seconde près la durée d’un baiser, pourtant uniquement feint, ou délimiter au centimètre près la surface de la nudité d’une cuisse, sans parler du refus de telle ou telle réplique ou de tel ou tel geste jugés vulgaires ou indécents par ces mêmes comédiens.
Pourtant je m’étais scrupuleusement conformé au scénario que tous ces comédiens avaient préalablement lu avant de signer leur contrat. En outre, ces mêmes comédiens n’étaient ni des mollahs, ni des ayatollahs. Au contraire, c’étaient des gens parfaitement fréquentables, comme vous et moi, les hommes ne portaient guère de barbes hirsutes et difformes et les femmes ni tchador, ni bourqa. En plus de cela, à l’époque, personne n’avait encore entendu parler d’Oussama Ben Laden, ni de sa fameuse Qaïda, ni non plus des intermittents du jihad de chez nous.
Comme je l’avais évoqué au début, j’étais particulièrement conscient de la lourde responsabilité que supposait la réalisation d’un film au sein d’une société conservatrice et pudibonde comme la société marocaine. Donc, j’avais suffisamment expurgé le peu d’imagination dont cette société m’avait permis de jouir pour éviter l’arbitraire de la censure et pouvoir partager mon expérience et mes émotions avec les spectateurs. A titre d’exemple, dans la scène d’amour entre les deux jeunes héros, j’avais scrupuleusement veillé à ce que le sexe du jeune homme soit maintenu hors-champ, me limitant à filmer son torse nu avec son système pileux mais guère au-delà de ce système. C’est pour vous dire !
Après, fort de cette expérience, et afin d’échapper cette fois-ci à la censure en amont, je me suis résolu, pour mon film suivant, à prendre des comédiens de France, notamment pour les trois principaux rôles féminins et pour celui du collègue du héros. Lors des scènes d’amour, j’ai de nouveau veillé, tout aussi scrupuleusement qu’auparavant, à dissimuler ou à garder le sexe des personnages hors-champ. Ce qui, logiquement, a permis au tournage de se dérouler sans entraves particulières.
Cependant, la censure en aval, celle qui est parée du prestige officiel de la commission dite de contrôle, n’a tenu aucunement compte de mon propre effort d’autocensure pourtant arraché à moi-même à la force des poignets. Elle a donc sévi, entre autres, contre la scène où l’instituteur homosexuel caressait le héros et entreprenait de le soulager de ses habits. Je dois avouer que j’avais oublié, comme on dit chez nous, qu’on ne sort pas du hammam comme on y était entré et que cette association de l’homosexualité et de la marocanité pouvait être interprétée comme une tentative de ma part de ternir l’image hautement virile de la nation.
Accessoirement, et dans la foulée, la même commission a réclamé la coupure d’un plan où le héros, torse nu, est pourtant filmé de manière à ne pas franchir la limite du fameux système pileux. Le président de la commission a justifié cette décision par le fait que le plan est tellement suggestif qu’on avait la nette impression de voir, de visu, le sexe du personnage.
En effet, nul n’est à l’abri d’une tentation et dès qu’il y a refoulement, il y a nécessairement retour du refoulé. Et cette vérité, elle a la fâcheuse particularité de transcender toutes les sociétés, tous les régimes et toutes les religions car elle constitue une loi fondamentale de la vie et la vie, comme on sait, ne ment jamais.
Ce qui est rageant dans cette histoire, c’est que les pères la pudeur et autres chiens de garde n’ont de cesse de nous exhorter à se limiter à suggérer les choses qui fâchent au lieu de les montrer. Ce à quoi j’ai innocemment essayé de me conformer. Mais, visiblement, en vain !
J’aurais pu continuer à égrener mes déboires en vous invitant à méditer l’attitude de quelques exploitants de salles de chez nous qui, quelques jours après avoir pourtant programmé mon troisième film, » Les Casablancais « , ont exigé la coupure de certaines répliques et de certains plans, en brandissant la menace de le retirer de leurs salles en cas de refus de ma part d’obtempérer à ce diktat ou bien l’attitude de quelques journalistes plus ou moins intégristes qui m’ont taxé de provocateur, voire même de pornographe ! C’est à vous saper le moral, ma parole !
Cela étant dit, que faire face à l’influence conjuguée de la dépendance économique par rapport au Fonds d’aide à la production, de la pression sociale et de la censure en amont et en aval ?
Pour ma part, j’ai dû me livrer à une étrange gymnastique. D’une part, pour préserver mon propos, j’ai essayé de doter mes personnages d’une épaisseur corporelle plus ou moins grande tout en cherchant à trouver un équilibre entre leur dépendance vis-à-vis de l’évolution narrative du film et leur détachement par rapport à celle-ci, croyant pouvoir ainsi exprimer la circulation du désir qui les anime les uns envers les autres.
D’autre part, pour ne pas priver les spectateurs du fruit de mon labeur auxquels il est naturellement destiné, étant bien entendu qu’un film non distribué devient pratiquement un film inexistant, j’ai essayé en même temps de raconter des histoires simples et lisibles.
Avec le recul, et en prenant en considération mes trois derniers films, » Les Casablancais « , » La porte close » et » Face à face « , sortis respectivement au Maroc en octobre 1999, avril 2000 et décembre 2003 et qui ont connu un accueil beaucoup moins important que l’accueil considérable qui avait été réservé en son temps à » Un amour à Casablanca « , je commence à me poser pas mal de questions. Jusqu’à quel point devrais-je tenir compte de la capacité des spectateurs marocains à déchiffrer mes films ou devrais-je me contenter du public cinéphile qui me reste fidèle et qui ressent apparemment le besoin de m’accompagner? Dans quelle mesure la narration et la lisibilité empêcheraient-elles le corps de disposer du temps et de l’espace nécessaires pour se déployer avec ses attributs et son pouvoir de fascination et de chamboulement des sens ?
Pour conclure, j’espère que mes prochains films me donneront l’occasion de me confronter d’une manière plus radicale à cette problématique.
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