On trouvera ici, avec l’autorisation de l’auteur, la contribution très largement applaudie d’Etienne Minoungou, comédien, metteur en scène, directeur des Récréthéâtrales de Ouagadougou et promoteur de l’initiative « Coalition africaine des artistes et des intellectuels pour les Arts et la Culture », au colloque « Culture et création : facteurs de développement » (organisé par la Commission européenne à Bruxelles du 1er au 3 avril 2009) lors de l’atelier « le financement du développement culturel : quelle interaction entre le public et le privé ? » du 3 avril.
Cela fait quelques décennies que les productions et les démarches artistiques de l’Afrique sont observées, évaluées, voire promues et soutenues, non par les habitants du continent mais par des « connaisseurs » hors continent : de l’anthropologue au collectionneur, de l’expert au stratège du développement, les productions culturelles du continent africain ont ainsi été successivement l’objet de diverses approches qui s’inscrivent dans de longues années de prédominance occidentale dans l’appréciation du passé, du présent et de l’avenir de l’Afrique.
Afin de comprendre l’enjeu du renouvellement actuel de la réflexion sur la pratique artistique en Afrique, principalement, francophone, il importe de retracer brièvement la manière dont les regards actuels se sont progressivement construits.
Les cultures « primitives » ont d’abord été considérées comme des formes élémentaires de rapport à la création, à une époque où l’anthropologue et l’administrateur colonial avançaient de concert, mus par la même croyance profonde en la supériorité des grandes nations « civilisées ». Approchées avec curiosité par les plus ouverts, avec dédain par d’autres, les productions culturelles n’émanaient pas d’artistes individuels, mais de collectivités immuables aux membres indistincts, de castes d’artisans condamnés à dupliquer le « même » au travers des siècles.
Après les indépendances, dans les années 1960, les cultures locales ont été érigées en cultures « nationales ». Leurs éléments les plus symboliques et représentatifs ont été manipulés comme des outils politiques par des chefs d’Etat en quête d’instruments pour assurer leur suprématie.
Nées d’un sursaut de fierté et de volonté de se démarquer de l’emprise occidentale, elles sont souvent devenues des instruments d’un militantisme politique qui se définissait pourtant une fois encore en miroir des perceptions de l’Occident.
A la fin des années 1980, à l’heure des programmes d’ajustement structurels, des privatisations et de la libéralisation des économies africaines, les cultures africaines ont été perçues comme des produits « commercialisables », exportables, rentabilisables pour un continent dont la chute des prix des matières premières avait entraîné le décrochage. La préoccupation étant de reconnecter l’Afrique à l’économie mondiale, des partenaires internationaux se sont lancés dans des projets de développement « d’entreprises culturelles africaines », voyant dans le caractère « improvisé » et peu structuré du secteur de la production artistique en Afrique une entrave majeure à son déploiement dans le champ de la consommation culturelle mondialisée.
Ce sont alors les partenaires internationaux de coopération qui, d’autre part, ont choisi d’analyser et d’approcher les productions culturelles africaines comme « outils de développement ». Face à un continent estimé en retard sur la marche du monde, les démarches de création ont été, souvent à juste titre, considérées comme autant de vecteurs possibles du changement social.
Il a été demandé à l’homme de théâtre, au cinéaste, au chanteur et parfois à l’écrivain de sensibiliser les populations à la nécessité de scolariser les fillettes, de mettre fin à l’excision ou de se prémunir contre la progression du Sida. La sensibilité du créateur, l’urgence de son message et la puissance de l’oeuvre qui lui permet de transmettre ce message aux hommes individuellement et au monde en général se sont effacées devant les exigences d’une efficacité dans la diffusion d’un message standardisé (immédiatement accessible), voire commandité de l’extérieur.
Ces deux approches de la production culturelle africaine restent prédominantes malheureusement dans l’esprit de ceux qui, à l’extérieur du continent, mettent à disposition des moyens financiers pour la soutenir ; de même qu’une perspective plus « folklorique », qui prévaut auprès de ceux qui (avec un mélange de condescendance et d’esprit de charité) tentent de montrer que l’Afrique a un autre visage que celui des guerres, de la pauvreté et de la maladie, tout en restant convaincus que toutes ces tares pèsent néanmoins lourdement sur les oeuvres créées sur le continent et sur lesquelles il ne faut donc pas porter un jugement trop sévère… (Je choisis ici d’être un tout petit peu injuste vis-à-vis des multiples démarches et mécanismes de coopération pertinents et indispensables déployés dans le domaine avec loyauté. Mais comment diagnostiquer le mal sans complaisance ?)
L’approche des productions culturelles africaines s’inscrit donc dans cette histoire marquée à la fois par des rapports de domination politique, puis économique et idéologique, et par des stratégies de coopération et de partenariat conçues et dirigées depuis les pays du Nord.
La réflexion sur la culture africaine et ses manifestations est aujourd’hui triplement « décentrée ».
– D’abord, c’est une réflexion produite ailleurs. Très souvent, le diagnostic sur la situation de la culture en Afrique, les espaces de réflexion et de proposition sont initiés au Nord, soutenus par des fonds du Nord, organisés par des « partenaires » du Nord, inscrits dans des priorités qui restent celles du Nord. Ainsi, lorsque de grands bailleurs de fonds de la production culturelle africaine s’investissent dans la mise en place d’une réflexion sur celle-ci, ils le font avec leurs instruments et leurs objectifs. Par exemple, il faut ainsi impérativement démontrer que les démarches artistiques en Afrique contribuent à réduire la pauvreté ou à atteindre les Objectifs du Millénaire
– Ensuite, ces processus de réflexion demeurent aujourd’hui financés de l’extérieur : si le financement de la culture dans les pays africains reste largement tributaire de l’intervention de « partenaires au développement » du Nord, il est « normal » que la réflexion sur la culture le soit également. Les coopérations, apportant leur soutien, souhaitent bien souvent insuffler aussi leur vision de ce que la culture et l’expression artistique doivent être en Afrique, de ce qu’elles sont censées apporter à ses populations.
– Enfin, la réflexion artistique reste fondée essentiellement sur le regard de l’autre : les créateurs et artistes africains ont investi plus d’énergie et de temps à se positionner par rapport à ce regard porté sur eux par les partenaires du Nord (pour s’y conformer ou s’en démarquer) qu’à regarder ce que faisaient leurs voisins africains travaillant dans d’autres disciplines ou d’autres espaces géographiques et culturels du continent. Au lieu de se percevoir comme des artistes porteurs d’une démarche universelle, produisant des oeuvres qui, au-delà des frontières, doivent pouvoir imposer le sens qu’elles charrient, les créateurs africains ont souvent essayé de produire ce que l’on attendait d’eux dans les pays du Nord, omettant que le pouvoir de l’artiste est souvent celui de créer l’inattendu, d’être là où on ne le soupçonne même pas d’arriver…Ce « décentrage » de la réflexion a entraîné des biais et des réductions de l’autonomie créatrice, amenant les artistes africains, plus que ceux de n’importe quel autre continent, à inscrire leur production artistique dans des contraintes exogènes. Les clichés folkloriques, si attachés au continent africain et parfois revendiqués par l’Afrique elle-même quand elle veut se dire au reste du monde, restent prégnants (calebasses et esprits de la forêt au théâtre, toiles teintées d’ocres et de couleur argile en peinture, corps virils puissamment musclés et soigneusement huilés en danse…). La préoccupation de développement est mise en avant, faisant de la culture une ruse, intégrée à la stratégie des ONG et des coopérations internationales qui y voient une manière d’atteindre le développement humain durable. L’obsession du commerce international s’est ancrée chez certains artistes qui visent avant tout à faire carrière à l’étranger, à produire pour l’exportation, à fabriquer la World Music et l’artisanat prisé par les touristes mondialisés et « consommateurs » de culture locale. On essaye de faire « ce qui marche« , ces produits culturels africains étant vus comme une voie d’intégration du continent dans l’économie-monde. Même les démarches les plus sincères se sont parfois construites autour d’une stratégie : se faire reconnaître d’abord avant de s’inscrire dans une dynamique de réappropriation plus libre parce que mieux homologuées. Enfin, dans certaines démarches, la revendication identitaire politiquement manipulée subsiste : longtemps utilisée par des dirigeants soucieux de marquer leur espace souverain d’autorité, la culture reste parfois brandie comme argument politique, symbole d’une identité propre revendiquée ou affirmée avec fierté, faisant l’impasse sur la sincérité des démarches artistiques posées et la nécessaire mise en place d’un cadre d’accompagnement des artistes locaux.
« C’est celui qui paye le flûtiste qui choisit le morceau », dit l’adage. Dans le domaine de la création culturelle en Afrique, les instruments de financement exogènes sont devenus incontournables, indispensables. Donc, il n’est pas étonnant que les mécanismes de subventions, les outils d’accompagnement des initiatives culturelles et artistiques, les réseaux de soutien construits sur la base des différentes perceptions ci-dessus décrites aient fini par encadrer, formater parfois pervertir les pratiques.
Pour le meilleur et pour le pire… Le meilleur, c’est l’émergence, à partir de ces processus d’appui, de coopération et parfois de véritable collaboration, de productions de qualité, susceptibles de faire naître l’émotion universelle que chaque artiste souhaite susciter chez le destinataire de son oeuvre. Le pire, ce sont des artistes qui se perdent, se fourvoient eux-mêmes, et finissent par épuiser leur talent à force de vouloir s’insérer dans des mécanismes contraignants incompatibles avec leur inspiration. Car ces instruments de coopération constituent de véritables labyrinthes dans lesquels il n’est pas difficile de se perdre. Chaque partenaire, chaque projet, fonctionne avec des règles et des critères parfois si différents d’un instrument à l’autre et parfois si contradictoires que la question n’est plus « Quelle est mon idée de création ? », mais « Quels sont les résultats attendus que je peux mentionner dans ce cadre logique ? », « Quels sont les paramètres que je peux fournir sur base desquels l’évaluation finale sera menée ? », voire « Quels sont les partenaires que je peux solliciter simultanément et ceux qui refuseront radicalement de cofinancer mon projet car ils tiennent à défendre chacun leur pré carré ? »
Le débat sur la question artistique, qui, déjà, avait pris la dangereuse habitude de s’attarder sur la question de l’utilité, de l’efficacité ou de la rentabilité de la production culturelle et artistique, s’est à présent déplacé autour de la problématique des mécanismes de suivi, d’évaluation, d’élaboration d’indicateurs objectivement vérifiables qui tentent de l’accompagner.
– Les appels à proposition internationaux et leur arsenal d’exigences méthodologiques marginalisent et excluent d’emblée beaucoup d’acteurs et d’opérateurs culturels dont le travail s’inscrit dans des problématiques plus modestes, plus locales, mais souvent plus proches et plus pertinentes pour leur population cible. Ces appels exigent du postulant local qu’il démontre l’utilité et l’efficacité de son action au regard d’objectifs globaux comme : la lutte contre la pauvreté ou la bonne gouvernance, qui peuvent lui sembler complètement hors de portée ou sans lien avec ses prétentions artistiques et sa conception de son rôle social.
– La batterie des contraintes formelles, des règles, des indicateurs, du format imposée par les mécanismes de financement européens fait primer le respect de la procédure sur le fonds du projet. L’architecture très formatée des demandes semble destinée à assurer la plus grande « objectivité » dans le traitement des différentes demandes et à amener les différents postulants à réfléchir à des objectifs « durables » de leur projet (respect de l’environnement, appropriation locale
). Toutefois, elle génère surtout des frustrations : d’une part, les acteurs locaux soupçonnent leurs demandes d’être évaluées plus sur la forme que sur le fond, par des spécialistes de l’ingénierie de projet et non des connaisseurs de leur discipline ou de leur contexte local. D’autre part, ils en viennent à penser que ce sont eux, les opérateurs culturels, qui doivent désormais assumer une partie du travail qui devrait être celui des fonctionnaires qui les subventionnent (services et administrations des Etats eux mêmes ou de la commission européenne ; une charge de travail à laquelle les artistes et créateurs ne sont ni formés ni préparés. Enfin, cette complexité amène souvent des structures non gouvernementales du Nord, voire des bureaux d’étude privés, maîtrisant bien les procédures, à être plus performantes ou à se positionner comme intermédiaires obligés pour les artistes du Sud. Les artistes sont donc contraints à dépendre de ces « experts » de la forme qui ne peuvent pas leur apporter grand chose sur le fond et qui coûtent cher dans le budget d’un tel programme.
– Un climat de suspicion entoure l’adoption de ces différents mécanismes de soutien contraignants : d’une part, les bailleurs de fonds ont appris à se méfier des services publics d’Etats perçus souvent (à tort ou à raison) comme corrompus et paralysés par la bureaucratie. Faute de pouvoir les contourner, dans un contexte où l’on prône par ailleurs la consolidation de l’Etat, les bailleurs de fonds tentent de neutraliser leur – supposé – potentiel effet nuisible ou stagnant en les forçant à s’inscrire dans des procédures complexes savamment élaborées. Mais la suspicion porte aussi sur les acteurs culturels que l’on soupçonne d’être incapables de bonne gouvernance, de privilégier l’événementiel et les retombées ponctuelles sur la durabilité. En retour, les artistes pressentent que le formalisme aseptisé des mécanismes de financement européens cache des agendas obscurs et inavouables (comme celui de garder dans le circuit des subventions des ONG basées en Europe qui emploient des personnels européens). Quant aux fonctionnaires des Etats du Sud, ils travaillent à contre cur selon des schémas (et parfois des priorités) qui ne sont pas les leurs, avec le ressentiment de celui qui vit aux crochets d’un autre, dictant sa vision et entamant quelque peu sa souveraineté..
Autre conséquence fâcheuse : la variété des instruments de soutien des pays du Nord en faveur du secteur culturel africain depuis quarante ans et leur diversification ont aussi eu pour effet la déresponsabilisation des Etats africains dans la mise en place de politiques publiques imaginatives, courageuses et volontaristes. Pourquoi s’en charger puisque d’autres le font à notre place ? La dotation annuelle, sur le budget des Etats, des ministères africains de la Culture est à cet égard significative. Certains pays n’ont même pas de ministère de la Culture et quand il y en a, la culture est l’appendice incommodant du ministère des Sports ou de la Jeunesse ou du Tourisme, etc.
Il est donc urgent de restaurer un climat de confiance à travers des efforts mutuels de compréhension et de concertation. D’une part, les bailleurs de fonds doivent adopter des positions moins péremptoires et associer les acteurs locaux (Etats et opérateurs culturels) dès le stade de l’identification des besoins et de l’élaboration des stratégies, afin de prendre en compte la maîtrise qu’ont les acteurs locaux de leur propre contexte, mais aussi les capacités dont chaque intervenant dispose. D’autre part, les opérateurs culturels et Etats bénéficiaires doivent participer activement à des concertations périodiques avec les partenaires financiers, accepter les remises en question de leurs modalités de travail, et être prêts à mettre en uvre les changements nécessaires à une plus grande portée de leur intervention. Des programmes pilotes évolutifs, associant pleinement les différents partenaires, peuvent être envisagés
Ainsi, le champ de la culture peut se changer en un espace d’expérimentation d’une nouvelle forme de coopération internationale.
L’artiste restera un artiste dont le talent consiste à apporter du rêve, de la réflexion et du plaisir à son public. Sa performance ne pourra jamais être mesurée avec les mêmes outils que ceux qui permettent d’évaluer la qualité de l’enseignement ou des soins de santé. Tantôt l’artiste sera inspiré, tantôt non ; un jour il développera une idée de génie, le lendemain, il ne trouvera pas le chemin qui puisse lui permettre de toucher son public. La coopération dans le secteur culturel doit être consciente de cela : elle peut donner des outils aux opérateurs culturels pour qu’ils construisent mieux leur démarche, mais elle ne peut pas garantir la qualité de la démarche artistique. Il est important que l’espace de la liberté de création soit garanti.
Les créateurs africains doivent commencer aujourd’hui à affirmer qu’ils ont des choses à dire sur leur pratique et sur la manière dont elle peut servir à bâtir l’avenir d’un continent troublé dont la jeunesse en quête d’espoir tente de s’échapper au prix de risques insensés. Les artistes africains, en connexion avec des intellectuels peuvent être porteurs de propositions nouvelles, ancrées dans leur propre vision de l’avenir de leur continent. Ils doivent être suivis dans leur démarche par des politiques entreprenants, des décideurs courageux, qui, conscients de l’impact possible des artistes et des intellectuels sur la jeunesse entre autres, sont prêts à repenser la place des créateurs et des intellectuels dans le dispositif social en Afrique. Ne l’oublions pas, 70 % des Africains ont moins de 30 ans. La chanson, le théâtre, la littérature, la fiction cinématographique et télévisée, la danse la peinture, et la sculpture peuvent contribuer à fabriquer l’héritage fort de la civilisation à venir et à forger une nouvelle jeunesse, à imposer une image plurielle, diversifiée du continent qui tranche avec les appréciations et les étiquettes assignées du dehors, à donner une autre représentation des équilibres socioculturels, identitaires et civilisationnels. Particularité et singularité, diversité et multiplicité, universalité et mondialisation : autant de sources d’inspiration pour les artistes africains, de préoccupations autour desquelles construire un dialogue avec le monde, certes, mais aussi avec leur public.
La coopération culturelle, à travers ses mécanismes et instruments d’accompagnement doit pouvoir s’engager dans cette nouvelle dynamique pour encourager, développer et participer à la construction d’une société civile regroupant artistes et intellectuels capable de fonder un nouvel ordre culturel, artistique et créatif plus égalitaire.
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