Le Majordome, de Lee Daniels

Un film qui ne dit pas tout, mais qui le dit bien

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En sortie le 11 septembre dans les salles françaises, Le Majordome, de Lee Daniels arrive en France après avoir remporté un gros succès aux Etats-Unis, rapportant 100 millions de dollars (75,4 millions d’euros) alors qu’il n’en a coûté que 30, performance exceptionnelle pour un cinéaste noir-américain, d’autant plus que le film exalte les luttes de la communauté noire pour la reconnaissance de leurs droits civiques.

« Inspiré par l’histoire vraie », annonce le premier carton dans la version anglaise. (1) L’histoire de Cecil Gaines est venue aux oreilles de l’équipe de production par [un article du Washington Post publié quelques jours après l’élection de Barack Obama à la présidence]. Durant plus de trente années, Cecil Gaines a servi à la Maison Blanche. Embauché sous Eisenhower, il a pris sa retraite sous Reagan. Durant les années de tumulte politique, il était tenu par son emploi à la plus grande réserve, qui semble-t-il correspondait à son caractère. Etre domestique et ne pas s’intéresser à la politique dans les années soixante, c’est s’exposer à certaines critiques, ce que le film exploite grâce au personnage du fils engagé, qui trouve bientôt que son père est un Oncle Tom. Il le compare à cet acteur si populaire, Sidney Poitier, adoré par les Blancs comme par les Noirs de l’époque parce qu’il était « digne ». C’est un portrait de dignité que fait Le Marjordome, tout en compromis narratif.
De quelle « histoire vraie » s’agit-il ? Le vrai Cecil Gaines est né en Virginie et non en Géorgie, n’a pas vu son père mourir sous ses yeux, n’a eu qu’un seul fils qui n’est pas allé au Vietnam et dont la carrière politique a été modérément militante. Il a postulé à la Maison Blanche par le bouche-à-oreille et s’y est fait régulièrement accompagner par sa femme. Il se rendit en effet à un dîner officiel sur l’invitation de Ronald Reagan, tournant majeur du film, dont l’article ne dit rien d’important. Enfin, sa femme est effectivement décédée au moment retenu dans le film (ne disons pas tout !), mais elle s’appelait Helene et non Gloria, aux consonances plus spectaculaires. Le Majordome met en scène l’histoire d’une famille déchirée par la politique, attribuant à chaque personnage des traits prononcés, comme l’alcoolisme de Gloria ou la retenue de Cecil, dont on imagine bien qu’ils sont romancés.
Faut-il plutôt attacher de l’importance à la formulation de ce carton introductif, « basé sur l’histoire vraie » et non « sur une histoire vraie » (« Based on the true story » au lieu de « a true story », selon la formule consacrée), pour comprendre que le film est basé sur l’Histoire avec un grand H, comme on dit chez nous ? Sans changer l’essentiel, l’Histoire du film est dramatisée autour des figures présidentielles, sommées de prendre des décisions dans des moments critiques et de questionner leurs préjugés. Eisenhower et Kennedy auraient hésité à soutenir la cause des Noirs, Reagan aurait eu des remords d’avoir soutenu le régime d’Apartheid en Afrique du Sud. Chaque portrait est immédiatement brossé d’une réplique percutante ou d’une scène incongrue. Eisenhower peint, Kennedy est « cool », Nixon est anxieux et déprimé, Reagan est bon enfant. Et l’on peut ainsi raconter les tourments de la lutte historique des Noirs sans jamais remettre en cause la grandeur de la nation américaine dont chaque président, avec ses qualités et ses défauts, représente la vertu démocratique. Autant d’hommes de pouvoir qui côtoient chaque jour des Noirs sans la moindre idée de ce qu’ils vivent et ressentent et sans les moyens de leur parler, comme dans cette scène tragicomique où Nixon tente une approche en cuisine.
Si l’on reconnaît l’humour désopilant de Lee Daniels dans les dialogues, on l’a vu plus excentrique et spectaculaire dans l’action, notamment avec Precious (cf. [critique n°9251]) et Shadowboxer. On le retrouve dans la scène d’attaque du Ku Klux Klan ou les reconstitutions des manifestations pacifistes organisées par les Freedom Riders, ces jeunes qui sillonnaient le Sud en bus pour inciter les Noirs à voter et lutter contre la ségrégation. Mais face à l’impossibilité de retracer trente ans d’événements historiques complexes, Lee Daniels choisit le plus souvent l’ellipse. Seul Martin Luther King est scénarisé et comme John Kennedy, son assassinat reste hors-champ. Lee Daniels préfère filmer les réactions : celle des populations en colère le soir de la mort du révérend King, celle de Jackie Kennedy maculée de sang, en sanglot à la Maison Blanche. Rosa Parks et Malcolm X, Robert Kennedy et Jimmy Carter restent dans l’ombre, pour s’attarder plutôt sur la relation père-fils, au centre de l’intrigue. Bien que caricaturale, elle fonctionne pleinement parce qu’elle incarne le conflit générationnel entre les militants des droits civiques qui refusent de se comporter en subalternes et leurs parents qui ont grandi dans un monde ou toute rébellion était si lourdement sanctionnée qu’elle en devenait impossible. A chacun d’apprendre à revêtir deux visages, celui que l’on présente au maître, à l’employeur, au blanc, et celui que l’on présente à son entourage proche et noir, dualité permanente que théorise W. E. B. Dubois dans The Souls of Black Folk (1903). Dès son plus jeune âge, Cecil apprend que pour servir, il faut savoir se rendre invisible, tel le personnage éponyme de Ralph Ellison dans The Invisible Man (1952).
D’aucuns reprocheront à Lee Daniels de simplifier une Histoire encore fraîche pour magnifier le Rêve américain de réussite incarné par Barack Obama. Mais ce qu’il accomplit de rare avec Le Majordome, c’est de scénariser l’Histoire sans adopter de points de vue définitifs sur son interprétation. Il laisse tant de points en suspens qu’il invite le public à se pencher sur l’histoire de la lutte pour les droits civiques plutôt que de se considérer éduqué une fois rassasié de pop-corn. En revanche, les portraits des présidents successifs les résument à autant de caricatures plus ou moins indulgentes, au ton définitif cette fois. C’est peut-être le prix à payer pour voir une histoire de l’évolution des mentalités raciales qui ne soit pas centrée sur la prise de conscience salutaire d’un personnage blanc flanqué d’une figure noire sacrificielle.

1. La version française a traduit par l’habituel « d’après une histoire vraie ».///Article N° : 11786

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