Il y a un peu moins de trois ans, le navire Le Joola sombrait au large des côtes gambiennes. Avec 1863 morts officiellement recensés et 64 rescapés, cet événement constitue probablement la plus grande catastrophe de l’histoire maritime internationale et restera sans doute longtemps l’une des plus vives blessures de la mémoire collective du Sénégal. La presse écrite, Internet et la télévision se sont largement emparés de l’événement à l’époque, à travers notamment certains articles de fond, comme celui, dense et remarqué, de Boubacar Boris Diop dans le Monde Diplomatique de décembre 2002. Par contre, moins d’une dizaine d’ouvrages ont encore été consacrés au drame à ce jour. Sans doute faut-il prendre en considération la nécessaire distance temporelle que requiert un tel événement, qu’il s’agisse, pour les personnes impliquées de trop près dans le drame, de se donner les moyens du » témoignage « , ou pour d’autres (écrivains notamment) de se sentir le droit d’en rendre compte par la fiction.
Les quelques ouvrages parus à ce jour sont constitués de trois témoignages (directs ou indirects), de deux essais/enquêtes, et d’un travail collectif dans lequel intervient la fiction. Trois d’entre eux ont été diffusés à compte d’auteur (1).
Reprenons l’ordre chronologique des publications.
En avril 2003 paraissait, aux éditions saint-louisiennes Xamal, » Dans la tempête du Joola » de Ari Gounongbé. Il s’agit du témoignage, transmis sur le vif, d’un psychologue impliqué dès le lendemain de la catastrophe dans la prise en charge des rescapés, des familles des victimes et des secouristes. Ce texte est un journal constitué d’une série de notes et de réflexions consignées heure après heure sur plusieurs jours depuis l’annonce du naufrage. Elles auront sans doute permis, moins d’un après le drame, de rappeler et de souligner la dimension du traumatisme vécu par les survivants et les familles. Gounongbé a été notamment l’un des premiers à mettre en avant le fameux sentiment de culpabilité qui anime le plus souvent, derrière la variété des réactions et des formes de gestion du choc, les rescapés du naufrage ou les parents des victimes. Ce texte est aussi poignant car l’on sent qu’il a servi d’exutoire à son auteur à un moment où le rôle de celui-ci voulait qu’il écoute bien plus qu’il ne se confie. On comprend que le naufrage, comme par une onde de chocs, n’a laissé personne indemne parmi ceux qui, de près ou de loin, ont dû s’impliquer dans les événements qui lui ont succédé.
Le second texte paru sur le drame est le petit livre de Nassardine Aidara : » Aux victimes du bateau LE JOOLA l’hommage d’un père « , édité à compte d’auteur sur les presses de l’imprimerie Saint-Paul de Dakar. Père » orphelin » de quatre de ses enfants à la suite du naufrage, cet ingénieur en génie civil opère dans cet ouvrage un travail de mémoire et de deuil. Il y relate, à travers sa tragique expérience, ce qu’il appelle » le second naufrage du Joola « , celui qu’ont subi les familles des victimes à partir du 27 septembre 2002. On nous y décrit un homme confronté à l’incrédulité, à la douleur et à l’angoisse, mais tourmenté en plus par la mauvaise prise en charge du problème par les autorités : on le voit, à l’instar d’autres parents sans nouvelles des leurs, ballotté d’une rumeur à l’autre, sommé de déguerpir des lieux où il venait chercher des informations par des vigiles peu scrupuleux, empêché de consulter la liste des rescapés par le gendarme qui la détient
Pourtant le texte prend avant tout la forme d’un récit de vie et le ton est plutôt celui du témoignage que de l’accusation. D’ailleurs, le travail d’écriture de Nassardine Aidara, malgré la charge émotionnelle qu’il ne manque pas de porter, s’impose constamment une forme de retenue et de dignité.
Dans un registre fort différent, l’ouvrage de Almamy Mamadou Wane, publié chez l’Harmattan en février 2004, est sans doute celui qui aura bénéficié de la plus large audience, tant en France qu’au Sénégal. » Le Sénégal entre deux naufrages ? Le Joola et l’alternance » relève plutôt de l’essai journalistique et politique ; la partie consacrée au naufrage n’occupe que quelques chapitres dans l’ouvrage. Les passages relatifs au Joola reprennent largement les analyses développées dans la presse écrite et notamment l’article de Daniel Marmoz dans le Nouvel observateur du 12/12/2002. On pourra toutefois trouver d’un goût discutable le titre un peu racoleur de l’ouvrage ; de même que le procédé qui consiste à poser la catastrophe et les responsabilités qu’elle engage comme une pièce à conviction à côté d’autres, de nature fort différente, dans le procès tout feu tout flamme que l’auteur intente au pouvoir wadien. Une enquête plus isolée aurait sans doute porté autrement ses fruits en résonnant de manière moins politicienne.
Plus récemment, c’est un français attaché à la Casamance, Bruno Parizot, qui a livré le résultat de ses recherches (conduite notamment auprès de nombreux témoins) dans » Joola : le naufrage de la honte « . Cet ouvrage, auto-édité avec l’appui des » éditions universelles » , est paru début octobre 2004 ; on peut également, selon le principe des » éditions universelles « , l’acheter en ligne sous format numérique. Le livre reprend de nombreuses analyses concernant les causes du naufrage mais s’intéresse aussi à des questions plus récentes, comme celle du versement des indemnités. Il essaie également de faire le point sur le problème juridiquement délicat des victimes européennes du naufrage.
» Mo Room ? » (2), l’ouvrage collectif édité sous l’égide du Ministère de la jeunesse avec le soutien financier de l’UNICEF à la fin du mois d’octobre 2004 est le seul livre sur le Joola qui fasse aussi appel à la fiction. Il est le fruit d’un atelier d’écriture qui s’est tenu, à l’initiative du journaliste Aliou Ndiaye, du 9 au 16 septembre 2004 à Ziguinchor. L’atelier était conduit par Marouba Fall et la romancière Sokhna Benga, également directrice littéraire des NEAS. Ce travail a abouti à l’écriture de sept nouvelles (pour celles en tout cas qui ont été retenues) (3) ; ces courtes histoires, s’appuyant sur des témoignages, présentent des récits possibles de rescapés ou de proches des victimes. L’un des objectifs explicites du projet était, comme le précise l’avant propos, » d’assumer notre part (4) dans le fait historiquement constitué par le naufrage du Joola et de conduire une action citoyenne afin d’accomplir un devoir de mémoire et d’hommage aux disparus « . Les participants ont semble-t-il voulu donner la parole à ceux qui n’avaient pas encore nécessairement la force ni les moyens de la prendre. Mais peut-être cette incursion dans le domaine de la fiction ne va-t-elle pas encore de soi ; les concepteurs du projet s’en dédouanent en effet partiellement en insérant en fin d’ouvrage l’entrevue d’un jeune survivant du naufrage, entrevue, qui, nous dit-on, » livre un témoignage qui vaut toutes les nouvelles « .
Encore plus récemment, Eusebio Dasylva, agriculteur et travailleur social à Ziguinchor, a publié à compte d’auteur (grâce à l’imprimerie Nema de Ziguinchor) un opuscule tiré à un millier d’exemplaires que l’on peut trouver notamment dans les librairies de Ziguinchor et de Dakar : » Le Joola, la mémoire contre l’oubli « . L’auteur avait lui-même participé à la cellule régionale de crise pour la gestion psychosociale des rescapés et familles des victimes. Il construit donc son texte autour des multiples témoignages qu’il a recueillis dans différents quartiers de Ziguinchor. L’ouvrage propose une synthèse qui va de la catastrophe à la célébration du premier anniversaire du drame. Il reprend des éléments importants concernant les causes du naufrage, la gestion de la crise, la responsabilité des politiques mais s’attache également, sur la base des témoignages recueillis, à des aspects plus psychologiques du problème : la question, si douloureuse pour les familles, de la disparition des corps, le deuil, le rapport à la mort, la solitude
L’auteur évoque aussi les retombées socio-économiques de la catastrophe pour la Casamance. Il s’intéresse enfin, de manière détaillée, à l’épopée du versement des indemnités ainsi qu’aux incidents auxquels ont pu donner prise ces indemnisations (fausses déclarations, imbroglios juridico-familiaux
). Il convient de saluer cet effort de synthèse, d’information et d’auto édition dans un contexte économiquement difficile.
Ces quelques ouvrages offrent une série de regards croisés, le plus souvent de l’intérieur, sur l’un des événements tragiques de ce début de siècle. Avec le temps, d’autres voix se feront peut-être entendre.
Pour l’heure, on est en droit de regretter que certains des textes parus, et je pense tout particulièrement à ceux de Nassardine Aidara et d’Eusebio Dasylva, n’aient pas trouvé de plus large créneau de diffusion.
1. Exception faite de celui de M. Almamy Mamadou Wane, je ne mentionnerai pas les ouvrages ne traitant que partiellement du naufrage du Joola.
2. Ce qui signifie » est-ce bien cela ? » en diola fogny, langue de l’ethnie principale de Casamance ; interrogation qui d’après Marouba Fall, traduirait parfaitement l’incrédulité et la stupeur de tous ceux qui ont appris l’annonce du naufrage le 27 septembre. C’est le titre de la première des sept nouvelles du recueil.
3. Il convient de préciser qu’aucun des participants à l’atelier n’était un écrivain professionnel.
4. A entendre comme » la part des autorités « , l’avant propos étant signé par Aliou Sow, ministre de la jeunesse.– Ari Gounongbé, Dans la tempête du Joola, Editions Xamal, Saint-Louis, 2003
– Nassardine Aïdara, Aux victimes du bateau » Le Joola « , l’hommage d’un père, Imprimerie Saint-Paul, Dakar, juillet 2003
– Almamy Mamadou Wane, Le Sénégal entre deux naufrages ? Le Joola et l’alternance, L’Harmattan, Paris, février 2004
– Bruno Parizot, Joola : le naufrage de la honte, Editions universelles, octobre 2004
– Collectif (atelier sous la direction de Marouba Fall et Sokhna Benga), Mo Room ?, Sénégalaise de l’Imprimerie, 54 rue du Dr Thèze, Dakar, 3ème trimestre 2004.
– Eusebio Dasylva, Le Joola la mémoire contre l’oubli, Imprimerie de Nema, Ziguinchor, décembre 2004
Frédéric Fioleti est diplômé en philosophie et sciences du langage ; il a enseigné le français et la littérature en Guinée Bissau et en Roumanie et dirige actuellement l’Alliance Franco-Sénégalaise de Ziguinchor. Il participe, par ailleurs, au webzine culturel dakarois » ciclo « .///Article N° : 3664