Le rire africain n’est pas forcément de l’humour. Et ne peut être analysé hors de son contexte : réponse à une domination d’abord puis distanciation face aux cataclysmes du continent.
Epineuse question à laquelle les spécialistes refusent de répondre. Qu’il s’agisse de Louis Cazamian (1906), de Robert Escarpit (1960), etc. les théoriciens de l’humour éprouvent une difficulté à le définir. Il en est de même pour ceux qui travaillent sur un cas typique de cette catégorie du risible.
Dans son livre consacré à l’humour juif, Judith Stora (1984) refuse d’entrée de jeu de définir l’humour juif. Pour elle, lorsqu’il s’agit d’humour, la définition est un mot plein de dangers. Au regard de ce qui vient d’être dit, on peut se demander si un humour spécifiquement nègre existe. Oui, répond Leopold Sedar Senghor (1964). Selon lui, celui-ci est différent de l’humour occidental : alors que l’humour occidental se fonde sur un jeu de mots, l’humour nègre procède par le rapprochement de deux faits. En d’autres termes, l’humour nègre est affectif ; l’occidental intellectuel.
Une telle approche de l’humour nègre répond plus à une stratégie senghorienne du discours opposant la raison Hellène à l’émotion Nègre qu’aux présupposés théoriques de l’humour.
Dans son célèbre livre sur l’humour, Robert Escarpit distingue deux phases intimement liées du processus humoristique. Le stade intellectuel généralement critique qu’il appelle : le Paradoxe humoristique, et l’étape affective qu’il nomme le rebondissement humoristique. Ce qui rend inopératoire la distinction senghorienne entre l’humour nègre et occidental, puisque les phases intellectuelle et affective sont associées dans le processus humoristique.
En réalité, si humour nègre il y a, il ne se situe pas dans cette distinction senghorienne, mais dans la capacité des Nègres à prendre leurs propres souffrances comme objet de dérision. Cette capacité d’autodérision n’est pas l’exclusivité des Nègres. Elle est consubstantielle au genre humain. La spécificité nègre de cette autodérision réside dans ce que Mongo Beti appelle l’habitude du malheur du Nègre. Confronté perpétuellement à une histoire insoutenable (l’esclavage, la colonisation, les dictatures, les guerres tribales), le Nègre a trouvé en l’humour une des réponses possibles à sa tragique destinée. Cet humour anonyme est souvent d’origine populaire. Ce qui ne veut pas dire que tous les Nègres ont le sens de l’humour. Et chaque rire nègre n’est pas forcément de l’humour.
De ce point de vue, certains critiques qui se sont intéressés à ce qu’ils appellent l’humour négro-africain n’ont pas échappé à de telles confusions. C’est le cas de Fernando Lambert (1983), qui dans un article, au demeurant remarquable, parle de l’humour de Bernard Dadié dans Un nègre à Paris et Monsieur de New York alors que ces deux chroniques sont ironiques. C’est aussi le cas de Jean-Claude Nicolas (1985) qui évoque l’humour de Kourouma dans Les Soleils des indépendances, alors qu’on est en face d’un texte ironique, voire sarcastique.
Pour éviter une telle confusion, nous nous proposons de parler de la littérature africaine à partir d’une notion que nous emprunterons à Jean Fourastié : le risible. Cette notion a l’avantage d’englober un rire protéiforme. Le deuxième parti-pris que nous prenons ici consiste à analyser le risible dans la littérature africaine dans une perspective historique. Le rire est un phénomène social lié à l’identité d’un peuple, aux événements historiques qui l’ont marqué. C’est pourquoi, il est intéressant de restituer les textes comiques dans leurs contextes d’énonciation.
Comme toute littérature mineure, la littérature négro-africaine d’expression française est née dans un contexte de domination sous le signe du « militantisme ». Hantée par le sens du destin collectif, elle se propose dès sa genèse avec le mouvement de la Négritude de libérer le peuple noir de « l’aliénation coloniale »et de réhabiliter par là même la civilisation nègre. Aussi refuse-t-elle de dissocier l’esthétique de l’éthique. De la sorte, la protestation contre la situation coloniale apparaît comme le premier fondement à partir duquel on pourrait la définir. C’est dans ce contexte colonial et en réaction contre des textes produisant un certain discours sur les Africains et les Noirs, que les écrivains de la Négritude vont prendre la parole.
Prise de parole se proposant de démonter, de réécrire certains lieux communs véhiculés par l’exotisme, l’ethnologie et la littérature coloniale sur l’Afrique et les Noirs. De ce point de vue, la Négritude apparaît comme une contre-littérature qui conteste l’image idyllique du Nègre dans une perspective d’appropriation de l’Histoire. D’une manière générale, cette appropriation de l’Histoire se réalise de façon violente, au point que Senghor, réputé pour sa mesure, menace de déchirer les « rires Banania » sur tous les murs de France. Comme le note si bien Nicolas Martin-Granel (1991), cette première génération pratique la poésie, genre qui s’accorde mal avec le rire. Mais deux poètes de la Négritude : Léon-Gontran Damas et Guy Tyrolien vont déroger à cette règle identifiant la poésie au sérieux et adopter respectivement l’ironie et l’humour pour témoigner de l’aliénation du nègre dans le contexte colonial.
Même s’il est moins célèbre que Senghor et Césaire, Damas reste l’une des figures emblématiques de la Négritude. D’abord, parce qu’il sert de « courroie » entre le mouvement de Légitime Défense et la Négritude. Ensuite, parce qu’il est le premier poète de la Négritude à publier un recueil : Pigments, qui, par ses thèmes : révolte contre la culture institutionnelle, revendication de la dignité de l’homme noir, etc., préfigure déjà cette « Bible » de la Négritude qu’est Le Cahier d’un retour au Pays natal de Césaire.
Poète amer, voire maudit par sa fascination pour le sang et la mort, Damas est également le poète le plus ironique de la Négritude. Pour comprendre son ironie, il convient de s’arrêter sur certains aspects de sa biographie.
Métis de Blanc, de Nègre et d’Indien, issu d’une famille bourgeoise et éduqué par une mère férue de bonnes manières, Damas est un enfant à la santé fragile, souffrant d’asthme infantile. Marqué par les décès de sa mère et de sa grand-mère, il reste muet jusqu’à l’âge de six ans, avant de faire de brillantes études secondaires au Lycée Victor Schoelcher en Martinique, puis à Meaux. Venu à Paris pour poursuivre des études de droit qu’il abandonne assez vite pour se consacrer à l’ethnologie, Damas mène une vie de bohème dans la capitale française. Ce qui conduit ses parents à lui couper les vivres. Toutes ces difficultés personnelles liées à l’angoisse existencielle du colonisé font de Damas un écorché vif. D’où son adoption de l’ironie comme un moyen de lutte contre les valeurs que lui impose la colonisation. Dans un poème, Hoquet (identifié par Césaire à la Nausée sartrienne), Damas se montre très critique à l’égard de son assimilation culturelle et tourne en dérision le snobisme de sa mère qui veut faire de lui un nègre blanc au sens où l’entend Fanon.
Le deuxième poète de la Négritude qui dénonce l’aliénation coloniale est le Guadeloupéen Guy Tyrolien. Mais cette dénonciation est différente de celle de Damas sur deux aspects. D’abord le canal par lequel cette aliénation s’opère. Alors que chez Damas, l’aliénation s’effectue par le biais de sa famille, elle se réalise chez Tyrolien par la médiation de l’école. Ensuite par la forme du risible dont les deux poètes se servent. Si Damas pratique l’ironie, Tyrolien se sert de l’humour pour décrire avec beaucoup de détachement son malaise au sein de l’école coloniale dans un célèbre poème : Prière d’un petit enfant nègre.
Tout se passe comme si l’humour de Tyrolien visait à atténuer l’amertume de Damas. A ce titre, la critique de l’aliénation du Noir proposée par Guy Tyrolien paraît plus élégante que celle de Damas. Car si l’ironie de Damas se pratique toujours aux dépens de sa mère ou de la colonisation, l’humour de Tyrolien est une autodérision. Contrairement à Damas qui a du mal à rire de son vécu quotidien, Tyrolien réussit à dresser une barrière mentale entre lui et ce réel douloureux qu’est la condition du Noir des Iles. Là réside la différence entre lui et Damas. Cette capacité de Tyrolien à se dédoubler et regarder sa souffrance en spectateur amusé fait de lui un humoriste au sens où l’entend Freud.
On l’aura compris : la critique que font les écrivains de la Négritude de la situation coloniale est d’abord un acte de revendication identitaire. Mais cette revendication est ambigu. En fait, tout en arrachant à l’homme blanc le droit à la parole, le mouvement de la Négritude se nourrit d’une thématique proche de celle du bon sauvage. Marqués par les travaux des ethnologues occidentaux et plus particulièrement par la fameuse « mentalité primitive » de Levy-Bruhl, les écrivains de la Négritude vont célébrer cette primitivité censée les caractériser, qui est pourtant l’une des justifications apportées à l’entreprise coloniale par l’Occident. L’exemple le plus édifiant à cet égard est celui de Césaire qui hait la raison occidentale et « réclame » la démence précoce. C’est aussi le cas de Senghor qui s’attire les foudres de Marcien Towa et d’Adotevi, lorsqu’il affirme que l’émotion est Nègre comme la raison est Hellène. Cette ambiguïté de la Négritude, par rapport au discours que l’ethnologie développe sur le primitif va être levée par les romanciers négro-africains des années 50 : Ferdinand Oyono, Mongo Beti, etc.
Ces derniers ne cherchent plus à réhabiliter la culture nègre comme le font les poètes de la Négritude. Leur démarche consistera à décrire de façon ironique et humoristique les rapports conflictuels entre le colonisateur et le colonisé dans le contexte de la situation coloniale. Au nègre simplet, riant de tout et de rien, qui fonde l’image d’Epinal de l’idéologie coloniale, les romanciers opposent un nègre spirituel, sarcastique. Par là, ils déconstruisent le discours civilisateur de la colonisation. Mais ce rire glisse parfois vers un manichéisme assez facile (par exemple chez F. Oyono) qui fait du Blanc un méchant et du nègre son éternelle victime.
Cette vision du monde sera remise en question par Le Devoir de violence (1968) de Yambo Ouologuem. Ce roman opère une véritable rupture dans la littérature négro-africaine. Rupture sur le plan thématique, parce qu’il met en scène une Afrique précoloniale, traversée par des violences qui n’ont rien à envier à celles de la colonisation. Rupture sur le plan du risible, parce qu’il introduit dans la littérature négro-africaine une esthétique du grotesque. Comme Ouologuem, Ahmadou Kourouma réalise lui aussi une rupture. Il fera de l’indépendance (avec Les Soleils des Indépendances, 1968) la principale problématique de la littérature africaine – le tout dans un style sarcastique.
Les années 80, sont considérées dans la littérature négro-africaine comme les années des désillusions. Il ne s’agit plus ici de dénoncer seulement les conséquences des indépendances comme chez Kourouma, il faut dorénavant s’attaquer directement aux Pères des Nations (les dictateurs). Et le rire qui se dégage d’une telle littérature est décapant, désacralisateur, total. On le retrouve dans Le Pleurer-Rire (1982) chez Henri Lopès, La Vie et demie de Sony Labou Tansi (1979), Cannibale de Bolya Bayenga (1983), etc.
Si on assiste dans les années 80 à un déferlement de ce qu’on pourrait appeler le rire carnavalesque, les années 90, qui sont pourtant les plus sombres de l’Histoire de l’Afrique indépendante, sont paradoxalement marquées par la présence de l’humour dans les textes littéraires. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Le Nègre Potemkine (1990) de Blaise N’Djehoya, La Légende de l’Errance (1993) d’Alain Mabanckou, Mémoire d’une Peau de Williams Sassine (1988), Cahier nomade de Abdourahman Waberi, L’histoire du fou (1994) de Mongo Beti, ou encore Le Lys et le Flamboyant (1998) d’Henri Lopès.
Ni misérabilisme ni mélancolie dans cette écriture nouvelle : cette capacité d’autodérision et cet humour ne correspondent-ils pas à une volonté de prendre distance avec les cataclysmes qui secouent l’Afrique aujourd’hui et ne représentent-ils pas finalement une réaction contre l’afropessimisme ambiant ?
* Nous empruntons ce titre au roman d’Henri Lopès. ///Article N° : 523