Le roman féminin caribéen, espace révélateur de l’esthétique de la blès

Seconde et dernière partie de l'analyse sur l'esthétique de la blès dans la littérature caribéenne dont le premier volet a été publié le 29/07/08.

(cf. africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=7978).
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C’est à travers le roman féminin que l’idée de la blès comme base d’un code d’écriture s’est imposée à moi. Les femmes laissent davantage filtrer l’émotionnel et livrent des personnages plus intuitifs, moins secrets dans la révélation de leur intimité. L’étude du roman féminin (et bien souvent féministe) caribéen, nous a permis de définir des critères et des cadres d’investigations qui sont applicables à l’ensemble de l’écriture caribéenne. J’ai dit dans la première partie de cet article (cf.) que la connaissance des arts visuels et notamment des arts plastiques m’avait été d’un grand secours pour comprendre et isoler cette forme d’esthétique que je nomme esthétique de la blès ; je dois aussi dire que la lecture de la poésie caribéenne contemporaine m’a particulièrement aidée à faire germer ce ferment brut. Mais c’est aussi grâce à l’observation et à l’analyse des inventions littéraires de quatre auteurs qui sont particulièrement représentatifs de la création littéraire contemporaine dans la Caraïbe, que j’ai pu définir les principes de l’esthétique de la blès. J’ai donc mené cette étude sur un large cursus mais plus particulièrement à partir de quatre romans : Jane and Louisa will soon come home (1) d’Erna Brodber, Beka Lamb (2) de Zee Edgell, The autobiography of my mother (3) de Jamaica Kincaid et Cereus blooms at night (4) de Shani Mootoo. Ces femmes ont notamment inclus dans leurs romans et dans leur attitude esthétique, à la fois des éléments déterminants et récurrents qui signalent l’existence de la blès, à la fois chez l’auteur, le narrateur et les personnages, et une série de stratégies de résistance à la blès qui sont autant de réponses et de thérapies littéraires qui peuvent être également abordées comme des parades et des solutions pour l’individu et la société hors fiction.
La cristallisation de l’indicible
L’esthétique de la blès tient autant du domaine des sens que de l’émotion, de l’imagination et de la spiritualité. C’est une esthétique crue et souvent brutale mais cependant lumineuse car, malgré l’obscurité qui la caractérise, la révélation qu’elle provoque et l’éclairage qu’elle apporte en sont la finalité et l’inévitable conséquence. Cette esthétique s’organise selon une série de principes dont le premier est la révélation. Toute guérison, nous l’avons dit, passe par une reconnaissance et une verbalisation du mal. Tant que l’on n’admet pas ce qui fait souffrir, on continue à souffrir et un individu, aussi bien qu’une société en souffrance, ne peut pas évoluer, ne peut envisager aucune progression, aucun avenir. La révélation est donc en quelque sorte l’exposition de la névrose communautaire, par le biais du récit des drames individuels de personnages fictifs. Ce principe de révélation se base entre autres sur le fait qu’il existe une cohérence entre l’histoire des héros et l’histoire du peuple. La destructivité de certains personnages tel que Chandin Ramchandin, fils aliéné et père incestueux dans Cereus Blooms at night de l’écrivain indo-trinidadienne Shani Mootoo, révèle la tendance pathologique de la communauté à s’autodétruire. À travers ce principe de révélation, l’auteur fait face à la blès, il l’identifie. Cette blès est parfois celle de l’auteur même, qui se cristallise, pour Jamaica Kincaid, sous la forme d’un rejet de sa mère et de son île et qui prend, pour Shani Mootoo, la forme d’un mutisme total face au drame de l’inceste qui a caractérisé son enfance. Cependant cette blès revêt aussi toutes les formes que l’imagination de ces auteurs veut bien lui conférer. Elle se manifeste selon les personnages, selon les romans, de manière très différente : folie, suicide, alcoolisme, dégénérescence physique ou mentale de l’individu, errance, pourrissement du corps. La révélation est donc l’identification et la verbalisation du mal, dire ce qu’est la blès, en quoi elle consiste ; c’est une forme de diagnostique littéraire. Le narrateur nous dit de quoi souffre le personnage. Cette révélation fait généralement suite à une situation de crise qui est un point de rupture qui permet l’émergence de la blès ; elle est liée aux notions d’altération et de trouble qui atteignent aussi bien le comportement que le langage de ces personnages.
Le principe de la révélation entraîne un deuxième principe qui est celui de l’exploration. Les crises découlent de situations compliquées opposant des personnalités complexes, l’exploration est donc l’analyse de l’imbrication de faits qui constituent le drame, et de la complexité psychologique des personnages.
L’image de l’homme et de la femme dans l’esthétique de la blès est une image composite et élaborée. Les protagonistes ne sont pas des stéréotypes (sauf quand l’auteur désire les railler ou les dévaloriser), ils ne correspondent pas à des schémas préétablis du bon et du mauvais nègre, de la victime ou du bourreau. Leur caractérisation se définit entre singularité, difformité ou conformité fissurée. Les personnages portent tous en eux quelque chose de monstrueux : c’est la blès, la cristallisation de l’indicible. Ils portent le drame à fleur de peau et malgré leur appartenance au quotidien et au peuple, ils ne s’inscrivent jamais dans la banalité. Les multiples facettes de ces personnages en révèlent la profondeur psychologique. Des personnages comme Beka (de Beka Lamb), qui ment continuellement mais qui est par ailleurs d’une désarmante sincérité ; ou encore Chandin Ramchandin, qui passe du jeune homme studieux et ambitieux au père incestueux, évoluent dans le roman, mais montrent également des traits simultanés et parfois contradictoires de leurs personnalités.
Les personnages sont définis en réaction à la blès : ils en sont tous porteurs. Soit ils la combattent, soit ils en sont les victimes. L’exploration révèle un troisième principe qui est celui de la réinvention du drame. L’auteur est amené à cette nécessaire réinvention du drame, qui est en quelque sorte une fantasmagorie de la tragédie, pour reconstituer l’histoire fragmentée de la Caraïbe. Il fait preuve dans cet exercice d’un sens particulièrement aigu du drame, et il le crée, l’active en permanence et le met en scène.
Le récit des tragédies, qui traversent ou définissent l’existence des personnages, montre que le langage et les modes narratifs utilisés obéissent dans cette fiction caribéenne à deux principes qui sont d’une part la franchise et d’autre part l’accumulation. En effet, les auteurs comme Jamaica Kincaid ou encore Erna Brodber, s’expriment avec une grande simplicité et décrivent les êtres, les éléments et les situations sans détour. Elles disent ce qu’elles « voient » et donnent toujours leur vrai nom aux choses ; leurs mots sont directs et ne laissent la place à aucun doute. Qu’il s’agisse de mort, de sexualité, de maladie, de pourriture, de meurtre, elle utilise un langage vrai et cru qui peut parfois choquer mais qui dit véritablement ce qui est. L’esthétique de la bles n’obéit pas aux conventions et aborde avec une certaine brutalité la réalité quotidienne, même dans ses aspects les plus difficiles. Par ailleurs, ces récits montrent aussi un sens de l’accumulation qui est assez saisissant et qui démarque peut-être la fiction de la réalité. Cette accumulation est un des aspects du principe d’intensité qui se manifeste sur plusieurs plans. Premièrement, les personnages subissent une quantité incroyable d’épreuves, comme Zuela dans The autobiography of my mother ou Mala dans Cereus blooms at night. La vie semble s’acharner contre eux, ils rencontrent des persécuteurs à chaque tournant de leur cheminement. Deuxièmement, cette accumulation apparaît dans le style utilisé par l’auteur pour dépeindre les situations ou les protagonistes.
Cette écriture se caractérise par un système de répétitions, de récurrences, de mots et de foisonnement d’images et de symboles. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’accumulation ne débouche pas sur un sentiment d’exagération mais plutôt sur une forte sensation d’énergie. Le langage de l’auteur est énergique, de même que celui des personnages et du narrateur. L’emphase et le bagout sont aussi, par conséquent, des aspects du principe d’intensité. Ce principe est aussi directement lié à celui de la « supra réalité » qui est un phénomène bien identifié dans les arts plastiques (5) où l’image fictive est tellement puissante et impressionnante, qu’elle paraît plus réelle que la réalité. Plusieurs éléments concourent à ce fait : les détails qui entrent dans les descriptions, la grande sensualité des récits, ainsi que leur dimension organique. Ainsi, les auteurs de la blès savent généralement très bien faire appel aux sens : les couleurs, les odeurs, les sons et même les sensations tactiles sont très perceptibles dans les romans et contribuent à la forte impression que ces romans laissent aux lecteurs. Cette impression tient parfois de la révulsion et du dégoût. Les écrivains de la blès sont préoccupés par le corps et par dégénérescence de la nature et de la société, par la vie et la mort et par la maladie. Ils nous livrent donc la chair et l’organique dans sa nudité et dans sa réalité la plus palpable, et parfois dans l’obscénité la plus totale. Ainsi, Jamaica kincaid décrit aussi bien l’arôme puissant et les mécanismes de la pourriture des fleurs et de la chair en décomposition, que le parfum entêtant de l’entrejambe de Zuela, du sang des menstrues et de l’avortement. De même, Shani Mootoo évoque la vue et l’odeur toutes deux répugnantes du pénis sale du père incestueux d’où s’écoule un sperme maladif.
Un autre des principes majeurs de l’esthétique de la blès est l’opposition. L’aspect le plus important de cette opposition est sans doute celui qui oppose l’ombre à la lumière. En effet les romans de la blès se déroulent souvent dans une atmosphère très sombre, car les drames ne se jouent pas en pleine lumière ; et la nuit, mais aussi les huis clos ténébreux des chambres glauques, des cimetières et des cases infâmes, déterminent souvent l’espace et l’atmosphère de ces fictions, alors qu’à d’autres moments les rayons brûlants du soleil jettent une lumière crue sur la réalité.
Mais ce principe d’opposition touche aussi à de nombreuses autres binarités conflictuelles telles que le bruit et le calme, le chaud et le froid, l’ordre et le désordre, l’abstrait et le concret. Cependant, malgré la récurrence des oppositions, ces romans donnent une sensation d’équilibre esthétique car ils s’articulent aussi autour du principe d’unité dans la diversité. Nous avons vu au début de cet article que la révélation de la blès passait par un rejet des valeurs coloniales et donc également des systèmes narratifs britanniques en l’occurrence. Dans l’esthétique de la blès l’unité n’implique pas la continuité. C’est souvent au contraire par le biais de l’éclatement, de la fragmentation que l’on obtient l’unité. Le roman d’Erna Brodber est à ce sens (entre autres) un excellent exemple. Il met bien en évidence ce principe d’unité dans la diversité car il procède d’un véritable tissage d’éléments spatiotemporels mais aussi de genres littéraires. Ce principe d’unité dans la diversité tient aussi de la philosophie de la vie que développent ces auteurs, qui correspond au mode de penser caribéen. Dans ce mode de penser, l’univers n’est pas compartimenté en champs réglementés qui ne tolèrent aucune interpénétration. Bien au contraire ici, l’unité vient du fait qu’il n’existe pas de frontière entre l’art et la spiritualité, entre le réel et l’imaginaire ou le surnaturel, entre le monde des morts et le monde des vivants.
Nous pouvons également évoquer à ce sujet le principe du syncrétisme culturel qui confère à ces auteurs une faculté de symbiose qui leur permet de mettre en interface et même en contact direct des domaines qui semblent apparemment s’exclurent mutuellement. Ces principes de l’unité dans la diversité et de syncrétisme culturel permettent notamment l’illumination spirituelle que l’on discerne bien chez Brodber, aussi bien que chez Kincaid ou encore chez Zee Edgell. Cette illumination spirituelle est d’ailleurs rattachée au principe de double conscience qui permet un jeu permanent de compréhension et de lecture. Ce principe, que nous avions déjà évoqué dans un précédent travail sur les arts plastiques afro-américains et afro-caribéens, implique l’existence de symboles ouverts dont la lecture est immédiate, et de symboles fermés qui demandent une certaine connaissance de la philosophie et du mode de penser qui régissent l’écriture de l’auteur ; tout symbole pouvant être à la fois ouvert et fermé. Le symbole du kumbla en est une parfaite illustration. On peut le comprendre comme une simple calebasse, comme une matrice originelle, mais aussi, comme la cellule d’oubli qui permet à l’individu d’ignorer sa blès et de demeurer dans un refus de maturité perpétuel.
Le principe de la régénération
J’ai gardé pour la fin le principe le plus positif et le plus enthousiasmant de l’esthétique de la blès qui est celui de la régénération. En effet, après avoir identifié le mal, l’avoir exploré, l’avoir décrit, il est possible de reconstruire, de régénérer l’être, le langage, la création même. Ce principe permet une redynamisation de ce qui était en quelque sorte sclérosé, atteint, perturbé ou contaminé. Si l’on peut s’enhardir à comparer la littérature à la musique, la redynamisation serait une forme d’arrangement qui donnerait un jour nouveau à une forme d’expression ancienne. Dans ces arrangements, l’auteur se laisse aller à une symétrie libre, c’est-à-dire à une forme d’improvisation organisée en rythme, en temps faibles et en temps forts, en syncopes, en respirations et en accélérations. Ce principe de régénération permet à l’auteur de revisiter d’abord la langue anglaise, et le créole en les transformant à loisir en une nouvelle langue, en un continuum, comme le dit Edward Brathwaite (6). Par ailleurs, ce principe permet aussi la mise en valeur des traditions populaires. Tous les auteurs que nous avons évoqués dans cet article le font, chacune à sa façon. La veillée mortuaire, le conte, les proverbes, les chants sont autant d’éléments traditionnels qui sont revisités par cette esthétique de la blès pour redonner à l’individu et à sa projection de lui-même sa cohérence. Dans son effort considérable pour ramener la mémoire au niveau de la conscience, pour combler les lacunes générées par l’oubli, pour évacuer toutes les haines, les dénis d’amour, les désirs de mort, les colères qui se sont intériorisées et cristallisées sous la forme d’une blès latente, l’écrivain crée un langage et des structures narratives à même de correspondre à l’esthétique, aux personnages et aux fictions qu’il invente. C’est ainsi qu’apparaissent des réseaux d’énigmes, de métaphores, de symboles et d’images de même que des champs lexicaux obsédants qui ne prennent tout leur sens que dans la compréhension de l’esthétique de la blès.
La blès tient à la fois du mythe et de la réalité d’une société toute entière plongée dans l’opacité, du fait du renoncement à la connaissance et la vérité, et d’un déficit de réappropriation du passé. Face aux carences et aux abandons collectifs et individuels, l’auteur tisse des trames, établit des correspondances, ouvrent des champs visuels. Il se livre à un véritable montage de mosaïques. L’imagination créatrice des écrivains met en place des « associations simultanées » (7) relevant du domaine de la sensibilité et à des assimilations lexicales et sensorielles que la logique et le bon sens n’auraient pas pu prévoir. L’imagination étant continuellement mêlée à la mémoire, ces associations et assimilations tiennent autant du vécu, de l’inconscient collectif que du talent créatif de l’écrivain.
Une culture de la douleur
Le génie créateur a un effet libérateur et permet ainsi à l’écrivain de proposer et de disposer de toutes les configurations possibles de mots et d’images. Ainsi, les auteurs de la blès font preuve d’une vitalité et d’une inventivité surprenantes pour créer des chaînes d’images, des imbrications lexicales et des logiques signifiantes, qui sont de pures créations mais aussi des ré interprétations des figures et des métaphores énigmatiques du créole. Cette créativité se développe autour d’une série de thèmes liés à la notion de blès, c’est-à-dire à l’idée d’une maladie fondamentale aliénante et mutilante. Ces thèmes sont ceux de : la souffrance et l’angoisse, l’ombre, la maladie et la mort, la sexualité, l’attente, l’évitement et l’oubli, la spiritualité, le pourrissement, la déviance, la mélancolie et la tristesse. Nous ne ferons pas dans cette approche générale un long relevé qui ne serait, de toute façon pas exhaustif, des inventions métaphoriques et des associations simultanées mises en œuvres par les différents auteurs. Cependant, nous pouvons noter que ces procédés sont étroitement liés aux différents principes que nous venons d’évoquer. La société caribéenne repose sur une culture de la douleur et doit ses déséquilibres aux éruptions violentes qui sont les conséquences inévitables de la répression d’une énergie négative. Les champs lexicaux de la souffrance et de l’angoisse sont donc logiquement très récurrents dans les romans de la blès, et ce sont les principes de l’esthétique de la blès qui font leur spécificité : les mots simples, forts et directs, suggérant la douleur s’accumulent et provoquent une forme de montée en puissance de sentiments et de sensations qui submergent à la fois les personnages et le lecteur. Au chapitre cinq de Jane and Louisa par exemple, la tante Alice raconte à Nelly l’héroïne l’histoire d’un homme qui vit une tragique période de famine. La succession de mots évoquant l’idée de chaleur, de brûlure, de solitude et de dépérissement est si puissante que le lecteur se sent desséché et épuisé après avoir lu cette page. Ce tissage dense génère une angoisse que l’on ne peut s’empêcher de partager, et c’est là l’effet de la supra réalité.
La douleur muette de la population caribéenne et son incapacité à formuler clairement son histoire se manifestent autant dans la tradition collective, dans le langage populaire que dans l’invention littéraire, par le langage métaphorique de la corruption physique ou sociale. Il y a donc dans ce langage métaphorique une révélation de la blès. La présentation de la nature dans ces romans bascule toujours à un moment où à un autre dans l’observation d’une phase de décomposition des fruits, des fleurs, des animaux morts et même de la chair des êtres humains pourtant parfois encore vivants. Cette corruption de la matière vivante est une résonance métaphorique et symbolique de la corruption de la société coloniale et postcoloniale. Ces sociétés se caractérisent par l’assujettissement, l’exploitation, et le refus de liberté ; rien d’étonnant alors à ce que leur représentation se fasse par le biais de symboles et de champs lexicaux de la maladie et de la mort. Le réseau lexical de la mort est presque redondant et en tout cas obsédant dans les romans de la blès. Il intervient de manière syncopée et systématique à intervalle régulier dans tous les romans, autant chez Kincaid que chez Zee Edgell et Shani Mootoo. Les récits s’organisent souvent autour d’un mort, c’est le cas dans The autobiography of my mother et dans Beka Lamb ou dans le refus de la mort qui gagne déjà le personnage principal comme dans Cereus blooms at night ou dans Jane and Louisa. La maladie est, bien entendu, un motif central dans l’esthétique de la blès. Elle en est le thème symbolique fondamental. On peut également retrouver dans tous les romans des phénomènes d’écoulement, de perte, d’embourbement et d’inondation qui sont symboliques d’affaiblissement vital, de perte de contrôle et d’enlisement dans l’impuissance et l’angoisse. Mais la maladie est aussi présente sous ses formes les plus concrètes : fièvres, infections mortelles, virus et gangrène. Les auteurs de la blès ont comme une fascination pour le pathologique. Les crises et les affections du corps sont nombreuses, et elles prennent parfois des formes surprenantes. Dans The autobiography of my mother le jeune frère de Zuela est atteint par une maladie dégénérative non identifiée, une blès, qui ronge ses chairs et le réduit en une masse en décomposition. À sa mort, une rivière de pus s’écoule de son corps, et un vers sort de sa jambe. La maladie est théâtralisée et déroule son tragique tout au long des romans.
La blès est aussi une maladie mentale et est associée à l’échec et à l’autodestruction. Elle se manifeste sous sa forme la plus courante par la tristesse et la mélancolie, car, contrairement à l’esthétique de l’exotisme qui fait la part belle aux bombances et à une joie tapageuse, le roman de la blès affiche clairement un ton sombre et triste, et parfois même nihiliste. Le héros en blès est un héros solitaire, marqué par la vie ; et sa narration de l’existence, sans jamais sombrer dans le larmoiement, est rythmée par une immense solitude, et par le fardeau de certitudes impitoyables. La jeune Beka, héroïne de Beka Lamb, a perdu sa meilleure amie et sait que sa mort est due à l’intolérance d’une société inhumaine. Sa solitude est aussi celle du narrateur qui doit, seul, faire face à son récit et à la lourdeur des mots. Beka choisit de veiller Toycie, son amie, dans une symétrie libre entre vie et mort et dans un jeu d’oppositions entre joies infantiles et douleurs de la conscience d’adulte. Si Beka, comme Zuela, est bien structurée et résiste aux assauts de la blès, il n’en est pas de même pour certains personnages qui lui cèdent totalement. L’esthétique de la blès s’accouple alors à une esthétique de l’immoralité ou à une immoralité esthétique. Elles ouvrent alors toutes deux la voie du mal être et ses cortèges de déviances, d’abjections et d’horreurs. Là, la réinvention du drame, l’exploration et la double conscience fonctionnent à plein régime. La nuit, l’ombre, les couleurs sombres et les éléments surdimensionnés, sont très présents dans les passages critiques, ainsi que les images et symboles de gouffres, de trous, d’abîmes, de chutes. La violence apparaît aussi, sous ses aspects multiples humains, naturels et surnaturels. La blès fausse le sens moral et détruit la vitalité. Ainsi, l’épuisement, l’autodestruction plongent les personnages dans une impuissance à vivre et vers une anormalité qui les poussent au suicide, au crime ou à l’inceste, comme on peut le voir dans les romans cités. L’ordre dénaturé de la société de plantation a créé la blès, et, cette dernière mène parfois à son tour les hommes et les femmes vers la déviance : « Parce qu’il est inapte à pactiser avec le code ambiant de l’existence, le héros déviant retourne sa volonté, infirme en désertion de la normalité, il transpose son refus d’un ordre du monde en transgression esthétique ou morale de cet ordre » (8).
Il ne faudrait pourtant pas tirer de ces constats la conclusion que les auteurs de la blès cèdent à l’art du pathologique. Leurs créations et leurs inventions sont en fait des réactions à la blès, une lutte contre la blès. Leur littérature ne peut trouver son développement que dans l’abolition de cette restriction de conscience et de ce déni de soi qui génèrent la blès et lui permettent de perdurer. L’écrivain caribéen a donc recours à une série de stratégies pour combattre la blès. Il désorganise la logique coloniale pour en expurger la blès, d’où les structures narratives explosées en patchwork, la remise en question de la langue et la redéfinition du statut du héros et du narrateur. Ce n’est pas dans un souci d’adhésion au postmodernisme qu’Erna Brodber revisite la structure narrative de Jane and Louisa, mais parce qu’elle cherche une voie de guérison pour sa propre blès et pour celle de Nelly, son personnage principal. Toutes deux sont en rupture avec leur peuple, sont prisonnières de l’amnésie déstructurante, et doivent sortir de leur état latent et se débarrasser de leur gangrène culturelle et existentielle pour redevenir elles-mêmes. L’invention de la normalité passe forcément par une déviation. On détruit pour mieux reconstruire, autant dans la structure du récit lui-même que dans l’évolution des héros. La blès atteint à des degrés divers les personnages, et le héros est souvent celui qui est en sursaut mental. Il est le témoin plus ou moins impuissant de l’enlisement d’un proche ou de la société dans laquelle il vit, et à un moment donné il réagit. Beka est une menteuse invétérée, avant d’avoir la révélation de son potentiel et de sa vérité grâce au décès de Toycie. Le récit qu’elle fait alors de leur histoire, ne suit pas une logique spatio-temporelle mais s’organise en cercles concentriques qui se chevauchent les uns les autres. Zuela, elle, s’enfonce dans le nihilisme et le morbide avant de trouver sa voie et sa vie. Toute la première partie de son histoire est marquée par la déréliction, le désenchantement et l’errance. La voie de la guérison n’est pas une trajectoire droite, linéaire et directe. Ainsi, la narration de son histoire suit cette même errance, cette désorientation, ces plongées et ces remontées.
Une spiritualité régénératrice
Mais : « Cette maladie qui interdit la vie est aussi la condition d’une initiation spirituelle qui peut à terme libérer la conscience de son indécision… » (9) et l’étude des romans de la blès nous montre que l’esthétique de la blès débouche sur l’expression d’une spiritualité littéraire. Non seulement le héros trouve son salut dans une vie de l’esprit, dans une philosophie de l’unité des mondes et dans un contact avec le surnaturel, mais le style et les techniques narratives de l’auteur s’organisent aussi autour de cette spiritualité régénératrice. Ainsi, le style incantatoire est-il fréquent et l’inclusion de prières et d’invocations n’est pas rare. Le rythme, les répétitions, les incises syncopées provoquent une transe qui libère le héros mais permet également au lecteur de recevoir le message.
La production littéraire ne s’épanouit que sur son terreau d’origine. La société coloniale et postcoloniale est le substrat sur lequel s’épanouit cette littérature. Je ne veux pas dire par cette affirmation que tout écrivain caribéen est condamné à raconter des histoires d’esclaves, de valets et de maîtres, mais, que l’évitement et la blès générés par cette société marquent à tel point les individus que la création en est forcément affectée. Transcrite, reformulée, dissimulée ou clarifiée, la problématique de la blès est essentielle et permanente dans toutes les œuvres artistiques des caribéens écrivains, poètes, peintres ou musiciens ; l’artiste crée en réaction à la blès, pour la dénoncer, l’évacuer et la guérir. En utilisant cette esthétique de la blès, les écrivains et les poètes contemporains autorisent enfin leurs congénères à faire face et à dépasser la tragédie de leur histoire ; la blès n’est plus damnation, mais ferment générateur d’imagination et de talent. Par leurs créations, les artistes rendent possible un dépassement du malheur et une clarification qui mettra peut-être fin à l’éternelle contradiction intérieure des caribéens.

1. Erna, Brodber. Jane and Louisa will soon come home. London : New Beacon Books, 1980.
2. Zee, Edgell. Beka Lamb. Portsmouth : Heinemann, 1982.
3. Jamaica, Kincaid. The autobiography of my mother. London : Vintage, 1996.
4. Shani, Mootoo. Cereus blooms at night. Canada : Press Gang Publishers, 1996.
5. La supra réalité fait partie des principes élaborés par Africobra. In Patricia, Donatien. Africobra : Esthétique et idéologie de l’expression plastique noire américain. Lille : Atelier national de reproduction des thèses, 1995.
6. Edward Kamau, Brathwaite. History of the voice. London : NewBeacon Books, 1984.
7. Tudor, Vianu. L’esthétique. Paris : L’Harmattan, 2000, p. 282.
8. Odile, Marcel. La maladie européenne, p. 174.
9. Idem, p. 310.
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres citées
Brodber, Erna. Jane and Louisa will soon come home. London : New Beacon Books, 1980.
Edgell, Zee. Beka Lamb. Portsmouth : Heinemann, 1982.
Kincaid, Jamaica. The autobiography of my mother. London : Vintage, 1996.
Mootoo, Shani. Cereus blooms at night. Canada : Press Gang Publishers, 1996.
Ouvrages généraux
Bellemin Noel, Jean. La psychanalyse du texte littéraire. Paris : Edition Nathan Université, 1996.
Benitez-Rojo, Antonio. The repeating island. Durham and London : Duke University Press, 1996.
Brathwaite, Edward Kamau. History of the voice : The development of nation language in anglophone Caribbean poetry. London : New Beacon Books, 1984.
Cusset, Yves. Réflexions sur l’esthétique contemporaine. Nantes : Editions Pleins feux, 2000
Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane. Fort de France : Editions Désormeaux, 1992.
Dirkx, Paul. Sociologie de la littérature. Paris : Armand Colin, 2000.
Donatien, Patricia. Africobra, esthétique et idéologie de l’expression plastique noire américaine. Lille : Atelier national de reproduction des thèses, 1995.
Genette, Gérard. Nouveau discours du récit. Paris : Seuil, 1983.
Marcel, Odile. La maladie européenne. Paris : PUF, 1993.
Menil, René. Tracées : Identité, négritude, esthétique aux Antilles. Paris : Robert Laffont. 1981.
Sites internet
http://www.palli.ch~kapeskreyol/R.Confiant/Dictionnaire du créole martiniquais
http://www.Longwood.edu/dospassosreviw/brodber.html
Université des Antilles et de la Guyane///Article N° : 7994

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