Il est notoire que la présence coloniale s’accompagne toujours de sévères contraintes, et qu’il n’y a pas de colonialisme heureux. Les îles à sucre en portent le cruel héritage, où à l’esclavage s’est substituée une organisation sociale fondée sur la répression de la classe ouvrière, croisée avec le préjugé. En 1967, à Pointe-à-Pitre, la manifestation des ouvriers du bâtiment qui réclamaient une augmentation de salaire de l’ordre de 25 % a tourné au désastre, on s’en souvient. Ce malheur restera dans l’histoire comme le dernier massacre accompli par la République de ses propres citoyens, au nom de la lutte contre les tenants des indépendances.
Xavier-Marie Bonnot et François-Xavier Guillerm, dans un film documentaire intitulé Mai 67, un massacre oublié et diffusé en 2010, avait rappelé ce moment qui est pour les militants guadeloupéens un repère essentiel. Dans le livre qu’ils publient aux éditions Galaade, Le Sang des nègres, ils reviennent sur cette crise, sur les témoignages, sur la compréhension que chacun doit accomplir de cet événement, comme sur son inscription dans le long terme. Ils ajoutent un chapitre qui pourrait permettre de comprendre certaines raisons pour lesquelles ce massacre est si mal documenté. Leur livre est composé de cinq parties, qui permettent d’appréhender les événements dans leur déroulement, la question difficile du nombre des victimes, l’inscription de ces événements dans la situation économique, politique et géo-stratégique de la Guadeloupe, les suites judiciaires qui ont tourné à la déconfiture des forces coloniales, l’inscription, enfin, de cette histoire dans le « roman national guadeloupéen ».
Rappelons les faits : en grève depuis le 24 mai 1967, les ouvriers du bâtiment réclament une augmentation de leurs salaires de 25 %, face à un patronat, d’origine essentiellement métropolitaine, peu disposé à lâcher plus de 10 %. Quand on en est à ce niveau d’exigence salariale, il convient d’imaginer l’état de la société. Le 26 mai, à l’appel de la CGTG, une manifestation réunit les travailleurs devant le bâtiment dans lequel se déroulent les négociations. Suite à une provocation, pas tout à fait avérée, mais probable, la foule est gagnée par la colère. L’affrontement est sévère entre les manifestants et les forces de l’ordre. Il y a des morts, nombreux. Certains semblent avoir été littéralement ciblés. La brutalité s’exerce pendant la nuit, puis encore, jusqu’au 27 mai. Le nombre des morts augmente, des cadavres disparaissent. Une plaie est ouverte qui ne se referme pas, et dont les événements de 2009 portent encore les stigmates. Le grand mérite du livre est là : à la fois dans une analyse détaillée de la situation et de son inscription dans le long terme. Le livre commence d’ailleurs non pas in medias res, mais en remontant le temps quelques jours plus tôt, et en restituant une partie du caractère de Jack Nestor, militant du Groupe d’Organisation Nationale de Guadeloupe (GONG), et peut-être un événement qui a scellé son destin. Il proteste le 22 mai contre l’arrestation d’un clochard, et, en compagnie d’amis, va exiger sa libération au commissariat de police. À la sortie du bâtiment, il est pris en photo par un policier des Renseignements Généraux. Il sera la première victime identifiée des échauffourées, et un martyr de la cause indépendantiste.
La force du livre tient à ce souci du détail : les jours de malheur sont racontés avec le maximum de précision, les victimes évoquées dans leur existence quotidienne et leurs engagements, par les témoignages de leurs familles, de leurs amis proches. Les informations sont croisées. Les auteurs déploient un appareil rigoureux, car il s’agit bien, en effet de sortir de ce qui a constitué le creuset de ce drame : la rumeur. Plusieurs décennies après les faits, si peu établis pendant leur déroulement, notamment dans la presse, les auteurs tiennent à cette gageure. Le résultat en est à la fois poignant, mais également sidérant. Entre le mépris des tenants du pouvoir colonial local, les turpitudes intellectuelles de Jacques Foccard – dont les liens familiaux avec la Guadeloupe sont connus -, depuis Paris, et qui décide du maintien de l’ordre par la violence, la vague de protestation est écrasée dans le sang, et le nombre de victimes demeure encore à ce jour incertain. Il y a des disparus, des corps emportés depuis les hôpitaux, que les familles n’ont jamais retrouvés, des familles elles-mêmes qui enterrent leur proche et ne disent mot, par peur des représailles. On nomme terreur ce climat. Les auteurs en rendent compte, avec mesure certes, mais l’impression en est vive à la lecture. Ils suggèrent en filigrane aussi que l’armée, qui intervient justement sur l’ordre de Paris, se rejoue de façon malsaine parce que pas encore digérée, ce qui se déroulait, quelques années auparavant, dans les rues d’Alger.
Et puis, il y a ce point, délicat, et qui attire l’attention : l’arrivée le samedi 27 mai de commandos, venus « sécuriser » l’aéroport du Raizet et ses parages, et qui auraient aussi participé à ces actions. Les auteurs rappellent que cet aéroport était l’étape nécessaire aux avions porteurs de l’armée vers le site de tirs nucléaires de Mururoa, et qui permettait d’éviter les aéroports étrangers. Un tir devait se produire le 10 juin, « l’opération Altaïr ». Imputer la responsabilité des événements aux « séparatistes maoïstes et procubains du GONG » permettait, dans l’esprit des autorités, de faire d’une pierre deux coups : mettre fin brutalement à la vague indépendantiste et réancrer internationalement le projet français d’installer son autorité dans le cercle des détenteurs de l’arme nucléaire. Pour De Gaulle, l’indépendance et la sécurité nationales devaient en payer le prix. Et les auteurs de conclure : « Ce 26 mai 1967, il convenait de ne prendre aucun risque, quitte à sacrifier quelques dizaines de vies guadeloupéennes et faire des exemples ».
Si, dans l’histoire politique de la métropole, ce qui s’est produit là-bas n’a guère laissé de trace – un an plus tard, le mouvement de mai 1968 n’y fera pas mention -, en Guadeloupe en revanche mai 1967 a été le ferment des luttes futures. Le paradoxe de ces événements est que précisément les indépendantistes du GONG ne furent pas à l’origine du mouvement, mais bien la CGTC proche du Parti communiste guadeloupéen. Sous la houlette de Foccart, l’histoire a été récrite, qui impute aux indépendantistes la responsabilité de « la flambée de violence ». Quant au Parti communiste, il n’a jamais été question pour lui de se rallier aux « gauchistes ». C’est même le lexique de ces événements qui semble avoir disparu des consciences
Diabolisé, le GONG disparaît de la scène dans les années 1970. Mais l’action, elle, continue, sous la houlette de ceux qui ont vécu la répression, Luc Reinette en particulier. Si le mouvement indépendantiste n’a jamais rallié à sa cause qu’un pourcentage très limité de la population, les traces qui ont été imprimées sont profondes, comme devraient le rappeler les événements de 2009 et l’action du LKP et d’Élie Domota : « Les séparatistes guadeloupéens ont eu, bien au-delà de leur désir d’indépendance, une influence indéniable dans la prise de conscience de l’être guadeloupéen, de son identité composite avec son histoire coloniale, sa langue créole, sa pensée baroque et le blues de son gwoka
». Il reste pourtant que toute la vérité n’est pas faite sur le sort de nombreuses victimes de cette semaine de mai 1967 et que cette souffrance est à de nombreux égards irréparable. Avant de se targuer d’une opinion commune, quand il s’agit de la Guadeloupe, il est salutaire de se plonger dans cet ouvrage.
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