Dans Le témoin des solitudes, l’auteure haïtienne Emmelie Prophète explore à travers les parcours de trois femmes, « l’histoire d’un pays qui dort mal, se réveille mal, et qui ne prend pas le temps d’avoir mal de ses douleurs » *.
Emmelie Prophète est chargée de piloter la Direction du Livre, organisme qui dépend du ministère haïtien de la culture, et qui met en uvre une politique de l’édition et de la diffusion du livre et de l’écrit, dans un pays dont la lutte contre l’analphabétisme demeure encore une des priorités. Récemment, par exemple, la structure a édité une plaquette réunissant des textes de très jeunes poètes, nés pour la plupart dans les années 1980, Jeunes Poètes d’Haïti (1).
Car Haïti est terre de poètes. De leur voix assurée, ils interrogent le monde. Écoutons par exemple Jean-Max Beauchamp :
je porte en moi
l’immensité et le vide
aujourd’hui encore
je persiste
je résiste.
mais comment me tenir debout
dans une ville accroupie ?
Car telle est bien ici la question : sur quelle force compter pour parvenir à se tenir levé ? Il n’y a pas de doute dans cette poésie sur l’évidence de la droiture. On est loin ici de la posture héroïque fréquente dans les lettres haïtiennes.
C’est de cette question que résonne le récit d’Emmelie Prophète, Le Testament des solitudes, publié à Montréal par les éditions Mémoire d’encrier, animées par le poète Rodney Saint-Éloi. L’auteur a publié des textes poétiques, mais dès la parution de son premier recueil, en 2000, le poète Georges Castera relevait les linéaments d’une écriture romanesque. Ce qui demeure des poèmes à ces amorces de récits de la seconde partie des Marges à remplir (2)est bien cette grâce ténue qui relève ce qui dans les marges de la parole est un peu laissé pour compte. Ainsi dans le roman : dans la parole d’une jeune femme, se glissent les histoires de trois surs.
Des histoires ? Voire. C’est d’abord d’une absence d’histoire dont il est ici question.
Trois filles nées ici quand il fallait naître ni ici, ni femmes. Entre champs morts et rivières tristes, le seul rêve dont elles avaient hérité était celui de partir. Partir loin de ces terres silencieuses, marâtres. La route qui menait à l’école était trop longue. Elles ne voyaient pas la nécessité d’y aller tôt tous les matins, moitiés endormies, le ventre vide, pour revenir trop tard, trop fatiguées pour s’atteler aux corvées de rigueur pour les filles.
Tout est posé : une histoire improbable, une série d’évidences qui se creusent, le destin d’êtres que le regard extérieur ne peut que considérer comme de peu. On pourrait même alors estimer que ce n’est rien.
Mais ces riens qui sont avant tout des récits du quotidien, deviennent aussi les traces fragiles qu’Emmelie Prophète parvient à suivre, et qui ouvrent alors le chemin dans l’intime. Des bribes de récits se recomposent, pas à pas, qui se surprennent elles-mêmes à relever leur propre progression dans l’empathie et dans l’affection. S’éloignent alors les conflits entre les mères et les filles, et les silences entre elles peuvent alors réellement commencer à faire sens.
Trois femmes, qui connaissent des destins différents, mais ce qui les rapproche est leur absence au monde, comme si à la fois celui-ci les écartait tandis qu’elles-mêmes s’en désinvestissaient, en tentant à la fois d’en acquérir les signes d’une richesse relative, tout en n’en maîtrisant ni le langage, ni les significations, encore moins les codes. C’est la fille de l’une d’entre elles qui depuis quelques souvenirs épars et éparpillés de cette histoire familiale, de ce qui n’est plus vraiment une famille, renoue les fils, que personne ne songeait justement à retenir entre les doigts, comme cette poussière de terre que la vieille Delira de Gouverneurs de la rosée laisse filer dans les premières pages du roman de Jacques Roumain. Elle connaît le monde, elle le parcourt. C’est à la faveur d’un voyage en Haïti depuis les États Unis, peu de temps après l’attaque contre les tours, que le sens de cette histoire lui apparaît, comme la nécessité de mettre en mots les façons de penser, les sentiments, le ressenti de ces êtres que le seul regard éloigné rejette dans la banalité. C’est dans cet écart entre le crime et les mesures de rétorsion prises après coup que le roman déplie son économie, et qu’il installe l’évidence du creux que constituent les sociétés les plus pauvres, en face des plus fastueuses, et des plus enclines à la certitude.
Il ne s’agit plus, en effet, de raconter une histoire depuis une sorte de hauteur de vue, voire depuis ce surplomb à partir duquel tant d’auteurs de biographies nous acclimatent : raconter la vie d’un autre que soi revient si souvent à étendre sa propre maîtrise sur les autres, comme le font, d’ailleurs, « autant de gens sérieux, pressés, emmitouflés dans leur occidentalité. Tous ces gens qui ont raison d’avance« .
C’est bien de cette règle éthique que prend acte la narratrice : se mettre à l’écoute des autres qui sont en soi, sans être les siens, c’est-à-dire sa propriété, et retrouver ce qui est toujours passé inaperçu dans les récits menés autour de soi de ce qui constitue l’héritage maternel. On le pressent rapidement : cet héritage n’est autre qu’une Haïti que ne voient pas ceux qui d’habitude en parlent. Entrevoir ce qui demeure en soi, c’est d’abord avant tout autre encombrement de l’imaginaire ressentir au plus près de soi
cette grande blessure en forme d’île, une large cicatrice écartelée sur la mer des Caraïbes, toute sincère dans sa misère.
Alors, dans cette grandeur qui ne se pare pas des oripeaux de l’héroïsme comme du souci de la gloire, ces haillons sublimes de la volonté farouche de se tenir debout, d’un peuple amoindri et dépecé depuis sa lutte initiale, se déroulent des existences égrenées par le rythme de la pendule et le ronronnement de la machine à coudre maternelle, et se lèvent ces personnages, avec leurs parents et leurs enfants, dont l’existence est une perpétuelle résistance, dans une histoire dont la destinataire unique est cette narratrice qui s’interroge sur le sens de sa propre vie, de sa propre inscription charnelle dans les espaces restreints et sans cesse mouvants d’un Port-au-Prince halluciné par sa démesure, comme par sa part de l’ombre :
J’avais vite découvert qu’il existait des centaines de quartiers dans la capitale. Des quartiers comme des souterrains. Des quartiers qui naissaient vieux, ratatinés, comme des prisons choisies.
Mais ces lieux de claustration sont aussi ceux qui s’évident, parce qu’aucune présence ne parvient plus à les habiter, comme si elle ne pouvait plus que demeurer dans le retrait, laissant planer son regard sans espérance.
Des lieux où Dieu est le personnage le plus connu et le plus indifférent. Imploré du matin au soir, il est toujours sur le seuil de la porte, mais il n’entre jamais. Il est désolé devant tous ces malheurs, bien sûr.
C’est de ces vides et de ces paroles désinvoltes que s’alimentent les violences.
Laissons la narratrice conclure, provisoirement et dans la retenue :
Me voilà seule avec une histoire qui se termine sans éclaboussure et sans témoin.
C’est peu de reconnaître que les témoins de ce désastre sont rares, ou bien comme rendus muets par la stupeur d’être là, face à ces existences qui ne se disent pas, et dont les marges ont à voir avec la misère la plus radicale de ceux qui à force de ne plus habiter le monde finissent eux-mêmes par se considérer comme déshabités. Ce constat est sans doute actuellement une des perceptions les plus justes et les plus dignes d’Haïti, dont on n’ose plus encore ressasser l’impossible quotidien. On notera quand même qu’elle prend la forme d’un texte testamentaire. Il ne s’agit plus d’un témoignage ayant une visée vers l’espoir et une perspective d’avenir, et tout se passe comme si Emmelie Prophète offrait à ses lecteurs la possibilité de commencer un véritable travail de deuil. L’enjeu est bien de se rendre disponible à d’autres histoires, d’autres creux, d’autres attentes.
1. Port-au-Prince, DNL & Poésie création, 2008
2. Port-au-Prince, Mémoire, 2000. Lire également Sur Parure d’ombre, Port-au-Prince, Mémoire, 2004Le Testament des solitudes, Emmelie Prophète, Mémoire d’encrier, Montréal, 2007
Cf. interview de l’artiste publiée sur : www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=42197///Article N° : 7621