Le théâtre d’une identité en mouvement

Entretien de Sylvie Chalaye avec Alain Foix

Print Friendly, PDF & Email

Alain Foix a été journaliste, critique de théâtre et opérateur culturel. Il a même dirigé la Scène Nationale de Guadeloupe avant qu’elle ne devienne l’Artchipel, et est reconnu aujourd’hui comme auteur dramatique. Lauréat du Concours Beaumarchais / ETC_Caraïbe en 2004 avec Vénus et Adam qui a été lu au Studio-théâtre de la Comédie française, il est aussi l’auteur de Rue Saint-Denis lue en Avignon par Judith Magre et Nicole Dogué, dans le cadre des lectures SACD 2005 et de Pas de prison pour le vent créée en 2006 au CMAC / Scène nationale de la Martinique en coproduction avec l’Artchipel dans une mise en scène d’Antoine Bourseiller.

Pour vous l’histoire du théâtre dans la Caraïbe et son identité même sont intimement liées au corps, à ce que vous appelez la mémoire motrice, autrement dit une identité toujours en mouvement elle-même.
J’ai fait des études d’ethnologie sur le corps dans la Caraïbe, à Paris VII. Je travaillais sur l’identité de l’être dans le mouvement. Comment une population qui a été déplacée de plusieurs espaces africains, à partir de plusieurs types de culture, de plusieurs types de représentation du corps a pu, en arrivant aux Antilles, reconstituer quelque chose qui avait à voir avec ce qui existait avant, mais aussi créer de l’inédit. Quel rôle a eu la danse et le théâtre dans ce processus d’ethnogenèse ? La danse surtout à la Martinique et en Guadeloupe, parce que la masse critique et l’espace qui leur a été laissé n’ont pas pu permettre la création d’un vrai théâtre, comme en Haïti. Le théâtre suppose un rapport à la mythologie et au récit que ces peuples n’ont pas pu avoir. Mais ils ont construit des modes d’expression à partir de la mémoire motrice, à partir de l’inconscient. C’est un phénomène qu’on rencontre notamment dans le gwoka où se sont assemblés différents types de corps, différentes expressions ; le gwoka est structuré par sept danses qui se font en cercle, et ce cercle, dans sa construction, suppose que chaque danseur entre à la suite de l’autre pour exprimer sa qualité, sa personnalité. D’où tu viens ? Qui es-tu ? Montre-moi ce que tu danses je te dirai qui tu es. Il s’est créé une unité faite de cette pluralité de mémoires motrices. Mais il n’y a pas eu, comme en Haïti, grâce à la masse et au rapport avec le colon, une culture vaudou qui a pu apporter une pensée, une culture originaire du Congo et de l’ouest africain.
La difficulté à faire émerger des dramaturgies caraïbes proviendrait de ce déficit mythologique ?
Il n’y a pas eu la possibilité de recréer du mythe et du rite à partir de l’apport passé. Il n’y avait pas un savoir constitué. Il a fallu repartir du corps et de la mémoire motrice ; ce qui restait après la traversée. Pour reprendre Edouard Glissant, ce qui restait au fond de cette espèce de tombeau flottant qui est en même temps un berceau. C’est essentiel, et cela se voit dans les danses martiniquaises et guadeloupéennes où la symbolique des bras disparaît ; les bras équilibrent le geste, mais ne sont pas des outils d’expression et de signification. On est dans une espèce d’abstraction du corps sans la signification mythique. Il y a là une sorte de manque qui a donné la danse plutôt que le théâtre. Quand je suis devenu en 1988 directeur du Centre d’Action Culturelle qui allait devenir la scène nationale de Guadeloupe, je suis arrivé sur un projet danse. Car je voulais aider à reconstituer du théâtre à partir de la danse. Jack Lang avait décidé de définir un label, celui de « scène nationale », regroupant les maisons de la culture et les centres d’action culturelle, sur la base d’un choix de qualité à la fois de création et de diffusion. Tous les CAC ne sont pas devenus scène nationale, c’était sur la base d’un projet. Le Centre d’Action Culturelle de Guadeloupe est devenu Scène Nationale sous ma direction en 1990. Or cette Scène Nationale n’était pas comme les autres. Elle avait une mission départementale. On devait gérer l’ensemble de l’archipel jusqu’à Saint-Martin. Mais on n’avait pas de lieu propre. Comme des bernard-l’hermite on utilisait d’autres lieux, le Centre des Arts par exemple à Pointe-à-Pitre pour certains concerts.
Pourquoi le choix de Basse-Terre en fin de compte ?
A mon arrivée, il y avait déjà un projet de construction à Basse-Terre, mais je n’étais pas très convaincu à l’époque et assez dubitatif, car la mission départementale en prenait un coup. Il faut aller chercher les publics où ils se trouvent. Or la ville de Basse-Terre n’a que 13 000 habitants, dont beaucoup d’administratifs en congé le vendredi. Cela ne donnait pas de possibilité de développement de public et créait des problèmes de gestion pour venir jusqu’à Basse-Terre puisque les frais d’approche sont exorbitants. Le rayonnement d’un théâtre se fait déjà sur une circonférence restreinte de population, quand la population est là. Mais si le lieu est excentré c’est très difficile et notamment pas rapport au jeune public. De plus, l’université, les médias, l’aéroport sont de l’autre côté de l’île. L’Artchipel à Basse-Terre ne pouvait qu’être un lieu de fabrication et de résidence, qui entretienne des liens forts avec la Grande-Terre pour la diffusion notamment avec le Centre des Arts. Pour qu’une structure fonctionne il faut qu’il y ait un travail de concertation entre Grande-Terre et Basse-Terre. J’avais pour mission de construire les équipements ; j’ai participé avec l’architecte Alain Nicolas à la conception du projet de ce qui allait devenir l’Artchipel. Je voulais une structure faite pour la danse, un lieu de fabrication ouvert aux compagnies de la Caraïbe. C’est pourquoi, il y a tous ces ateliers.
Finalement vous êtes parti avant la construction du lieu…
Mon projet n’était pas en accord avec les attentes politiques qui voulaient du guadeloupéo-guadeloupéen, et souhaitaient que l’on travaille sur la culture gwoka. Or mon projet défendait une ouverture à l’ensemble de la Caraïbe et au monde. Quand on s’intéresse trop politiquement aux traditions, on les étouffe. La culture n’a pas besoin des intellectuels. Je suis convaincu que les traditions s’épanouissent naturellement quand on leur fiche la paix ; il faut les laisser exister pour ce qu’elles sont. Lorsqu’on observe les grands ballets, même folkloriques, on note que la tradition s’empare de la modernité pour se renouveler. L’identité est toujours en mouvement, l’identité arrêtée c’est la mort. Je voulais développer un accès à la culture très large pour la population, qui tienne compte du fait que l’on est en Guadeloupe sans se refermer sur la Guadeloupe.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la création théâtrale dans la Caraïbe ?
Le théâtre caribéen est en plein développement ; José Pliya et Danielle Vendé font un travail de mise en évidence de cette culture théâtrale. C’est un gros potentiel qui n’est pas encore complètement actualisé ; ce n’est pas la qualité littéraire qui manque, c’est tout le reste. Il faut des plateaux, des comédiens, une possibilité de circulation ; il faut des acteurs et la capacité de leur donner les moyens de vivre. Or une création en Guadeloupe se joue quatre ou cinq fois, et ce n’est pas comme cela que l’on fait un acteur ; un acteur c’est un artiste qui a joué des centaines de fois. C’est en forgeant que l’on devient forgeron. Si j’écris du théâtre, c’est parce que j’ai vu beaucoup de pièces ; je me suis fait une culture théâtrale. Et c’est ce qui manque à la Caraïbe : des infrastructures et des moyens de représentation. Il faut donc donner des moyens, des ponts de diffusion entre la Guadeloupe et la Caraïbe, mais aussi entre la Guadeloupe et le reste de l’Europe, et non pas un seul lieu en Avignon. Une vraie politique qui encourage la diffusion des œuvres sur l’ensemble des territoires, à la fois de France et d’Europe. Il y a un théâtre contemporain à inventer, un théâtre pluriel.
Vous avez vous-même une approche dramaturgique très singulière qui convoque le fait divers ?
Je pense, comme Barthes, que la mythologie est contemporaine ; on se nourrit de l’espace contemporain pour créer de la mythologie, et le théâtre ne peut s’en départir. Je pense qu’il y a un lien entre notre monde contemporain et la mythologie grecque d’où nous venons presque tous ; Césaire et Glissant ont été baignés de mythologie grecque et de savoir gréco-latin. A ce titre, nous sommes aussi des « nègres gréco-latins ». On peut dire qu’Angela Davis est une Athéna moderne. Avec son casque de cheveux ! Notre pensée est traversée d’antique, mais cet antique-là se réfère aussi à l’Egypte, au Haut-Nil ; on oublie que la mythologie grecque puise énormément dans les mythologies africaines. J’essaie donc de partir d’un fait divers pour l’élargir à quelque chose qui est au-delà de notre temps propre, car je travaille sur le présent qui n’est pas l’instantané. Le présent est ce qui s’amasse dans une force qui tient à la fois du passé et de l’avenir ; c’est le paradigme du moment théâtral. Le rôle du théâtre n’est possible que dans cette conjugaison-là, un rôle éminemment social. J’ai découvert cela, il y a quelques années, au Sénégal. J’avais assisté dans un village à une scène de théâtre entre un mari et sa femme. On m’a expliqué par la suite que cette représentation servait à « soigner » un couple du village qui, dans le réel, s’entre-déchirait. Bref, ils essayaient de résoudre leurs problèmes par le théâtre. Et je me suis dit : voilà, c’est exactement ça le théâtre ! Même si c’est de l’art, c’est à la fois social et politique ; une poésie qui s’inscrit dans la terre, dans l’étant, dans la relation d’une société à elle-même.
La figure obsédante du fleuve, que ce soit la Tamise dans « Vénus et Adam » ou la Seine dans « Pas de prison pour le vent » participe d’une poétique de l’identité en mouvement.
Le fleuve est à la fois ce qui rassemble et ce qui sépare. Dans Vénus et Adam, le fleuve n’est pas évident, mais il y est quand même, dans la séparation entre le purgatoire des hommes et celui des femmes. Cette espèce de néant qui file un temps éternel. En tant que marqueur du temps et point de séparation nécessaire entre les êtres, qu’il relie par ailleurs dans l’amour, le fleuve a un sens fondamental. Rien n’existe dans l’unité compacte et constituée, tout existe dans le désir de rejoindre l’autre rive. Voilà pourquoi je m’oppose à l’idée d’une identité déjà constituée, car une identité se constitue dans le manque de l’autre.

Avignon, juillet 2009.///Article N° : 9325

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire