Le Convoi, récit d’une rescapée par Beata Umubyeyi Mairesse

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1994-2024. Cela fera trente ans cette année, trente ans que le dernier génocide du XXème siècle s’est déroulé au Rwanda, donnant lieu, surtout dans les dernières semaines et celles qui ont suivi, à une profusion d’images terribles, déversées par les médias occidentaux. Beata Umubyeyi Mairesse avait 15 ans. Elle a eu la vie sauve grâce à un convoi humanitaire mis sur pied par l’organisation non gouvernementale suisse Terre des Hommes. Trente ans après, elle raconte.

D’elle, on a peut-être déjà lu les nouvelles ou les romans, dont le si délicat et bouleversant Tous tes enfants dispersés (Autrement, 2019), mais ce livre sorti en janvier 2024 chez Flammarion, Le Convoi, n’est comparable à aucun des précédents. Écrit à la première personne, c’est un récit, et, pour la première fois, l’autrice raconte ce qui s’est passé au long de ces semaines où elle a échappé à la mort jusqu’à pouvoir quitter son pays, presque miraculeusement, dans un convoi réservé en principe à des enfants de moins de douze ans, alors qu’elle en avait quinze, et que sa mère a pu partir avec elle. Elle revient sur le déroulé des heures, les différentes cachettes, les jours et les semaines passés cloîtrée dans une chambre d’hôtel ou une cave, les bruits des miliciens qui parviennent du dehors, le regard ambigu qu’elle porte sur ceux qui les ont sans doute sauvées des jours durant, sa mère et elle, et qui ont peut-être fini par les dénoncer, ces instants terribles et dont le trouble demeure à jamais d’une humanité égarée et comme en suspens, des instants dont on ne peut rien imaginer, quand on ne les a pas vécus, mais dont on se dit qu’ils ne peuvent que se dérouler dans un état parallèle, différent, qui n’a plus rien de celui qui est le nôtre au quotidien, quand on peut se permettre de baisser la garde. Elle raconte dans une langue simple, blanche, aussi banale que l’horreur était devenue banale, et que c’est la seule langue qui convenait. Elle le fait sans pathos et si elle se tient debout et lève le poing de la résistance bien haut, avec justesse, elle montre du doigt sa blessure, qui est la nôtre, qui doit être celle de tous, mais elle réalise le coup de force de le faire sans cette colère insoutenable qui submerge parfois le lecteur. Il y a de la mesure dans ses mots, dont le projet est dit dès le début : faire lien et aussi essayer de comprendre. C’est pourquoi elle recourt à l’analyse, convoque des textes, notamment ceux qui ont été écrits à propos de la Shoah, qui l’aident et nous aident avec elle à réfléchir à l’impensable. Citant un entretien d’Annette Wieviorka, elle écrit :

J’ai fini ainsi par me rendre compte que les survivants juifs avaient connu des décennies d’amertume et de silenciation après la guerre.

J’ai aussi pris conscience que ce qu’on présentait comme « le silence des survivants » occultait surtout un refus d’entendre. Annette Wieviorka explique ainsi dans un texte publié il y a dix ans à peine, que « recherchant les premiers témoignages de la déportation, ceux écrits immédiatement après le retour, [elle avait]été surprise par leur nombre. Certains de ces textes avaient été publiés par de grands éditeurs, d’autres à compte d’auteur. Il se disait (on l’entend encore parfois) que les déportés n’avaient pas parlé. L’expérience des camps, dit-on, aurait été indicible, irreprésentable. Elle [avait été]en réalité surtout inaudible ». (p.77)

Le récit n’est pas seulement celui d’une fuite et d’un sauvetage, mais celui d’une quête, dont le point de départ est moins le convoi du 18 juin 1994 que l’affirmation d’amis qui disent avoir vu des images de ce convoi à la télévision anglaise. Dès lors, c’est cela que cherche Beata Umubyeyi Mairesse, ces images qui sont la seule preuve tangible au sein d’un monde qu’on a cherché à effacer entièrement, attestant qu’elle était là, que c’est bien elle qui a vécu cela, comme si ces images étaient nécessaires pour porter la légitimité de son témoignage ou, à l’inverse, comme si ce défaut de preuve, l’image manquante, risquait d’affaiblir ce qu’elle a à dire. Ce n’est évidemment pas le cas, mais cela souligne une chose importante : avec Le Convoi, elle sort de la fiction, habitée d’une peur que l’on devine, redoublement de l’horreur vécue, comment être crue quand on raconte l’incroyable ? Il me semble que c’est cela l’inaudible dont parle Annette Wieviorka. S’agissant d’un crime aussi incommensurable qu’un génocide, le projet méthodiquement appliqué de l’éradication d’un groupe donné, qui a le simple et seul tort d’exister, des humains s’en prenant aux plus frères d’entre eux, l’esprit résiste et refuse de penser, comme si y croire, c’était déjà laisser une part du monstre humain entrer en soi.

Que l’on pense aux polémiques suscitées en Allemagne et ailleurs par les installations d’Anselm Kiefer dans les années 70, dans la série qu’il appelle Occupations et qui vise précisément à souligner que, n’étant pas confronté à la tragédie de l’Histoire, on ne sait pas de quel côté on aurait penché, le monstre humain étant tapi à l’intérieur de chacun de nous comme une potentialité, ou au remarquable film d’Oliver Hirschbiegel, Der Untergang (La Chute), à propos des derniers jours d’Hitler, on comprend que c’est cette même question que l’autrice pose, mais en la renversant, c’est-à-dire en se plaçant du côté des victimes, qui ont à porter non seulement la culpabilité d’avoir survécu, mais la responsabilité colossale de devoir être crues. Et aujourd’hui précisément, l’image se trouve dans la position de la preuve reine.

Au-delà des convois, mon enquête m’a amenée à m’interroger sur le destin des clichés réalisés par des photographes étrangers au Rwanda pendant et juste après le génocide contre les Tutsi. Les nombreux obstacles que j’ai rencontrés ont été autant de prises de conscience, imprévues, sur la place des images dans la façon dont on raconte, récrit, se souvient ou efface une histoire comme la nôtre, dans un monde inégalitaire, entre des protagonistes sans voix – parce que africains ? – et des photographes porteurs de toute la puissance de l’Occident. (p. 297)

C’est pourquoi, conclue-t-elle, il ne faut pas se laisser voler les images, mais se les réapproprier, les légender, les faire siennes, ce qu’elle s’emploie à faire avec Le Convoi, un livre qui se lit comme un cri, comme un retour, vers soi-même et les autres comme soi.

Annie Ferret

 

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