L’édition africaine à la croisée des chemins

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L’économie du livre ne connaît pas encore un envol prépondérant. La zone la plus marquée reste l’Afrique noire francophone avec un faible réseau de maisons d’édition et de librairies. Face aux diverses entraves rencontrées par les jeunes éditeurs, la coédition se révèle peut-être un début de solution.

Plus de quarante ans après les Indépendances, le moins que l’on puisse dire est que l’édition en Afrique (et le marché du livre, plus généralement) n’a pas encore réussi à prendre son plein essor. Quelques chiffres suffisent à s’en convaincre. Ainsi, alors qu’en 1960, selon les données de l’Unesco, le continent entier ne produisait que 1,4 % des titres publiés chaque année dans le monde, la proportion de la production africaine était restée dans les années 1990 rigoureusement identique.
Phénomène bien plus inquiétant, rapportée à la croissance démographique, la moyenne de titres publiés chaque année par million d’habitants n’a pas cessé de diminuer au cours des premières décennies de l’après-colonisation pour s’établir autour de vingt, contre par exemple 500 au Québec. Il convient en outre de noter que la majeure partie de cette production provient de trois pays principaux : Égypte, Nigeria et Afrique du Sud.
Dans ce panorama peu encourageant, l’Afrique noire francophone apparaît encore plus mal lotie. Le champ éditorial, inexistant jusqu’aux années 1960 de par la volonté de la puissance tutélaire de promouvoir un modèle bibliologique colonial, fondé sur la limitation du développement de l’imprimerie locale et la promotion de l’édition métropolitaine, a tardé ensuite à se constituer et n’en est encore aujourd’hui le plus souvent qu’à ses balbutiements.
Aussi, le livre importé des pays francophones du Nord (France et, dans une moindre mesure Québec ou Belgique) représente-t-il à l’heure présente au moins 90 % des ventes en Afrique subsaharienne. Le phénomène est particulièrement notable dans le secteur du livre scolaire, alors que l’on sait qu’historiquement, celui-ci est structurant pour le développement de l’industrie éditoriale, mais aussi du commerce de librairie, qui lui est intrinsèquement lié. Des expériences menées en Afrique anglophone semblent au demeurant montrer, dans le contexte local, la pertinence d’explorer cette voie.
Autre indice d’un développement incertain et précaire : la principale association d’éditeurs, Afrilivres qui regroupe 54 structures réparties dans une vingtaine de pays, y compris dans l’Océan Indien, ne recense en tout et pour tout que 1 318 titres dans son Catalogue des livres disponibles des éditeurs africains, paru en 2004, dont un peu plus de 400 à destination spécifique de la jeunesse. Alors que les éditeurs français en proposent pour leur part environ 650 000.
Un certain nombre de maisons, plus ou moins en sommeil, échappent certes à ce recensement qui ne concerne pas les rares éditeurs scolaires. Mais même en les prenant en compte, l’on peine à atteindre une centaine d’acteurs véritables qui, pour la plupart, ne publient au mieux que quelques titres par an. Ce qui montre bien quel fossé sépare toujours, à l’heure présente, l’édition francophone du Sud de celle du Nord. Et ce n’est pas le peu de publications dans les langues locales qui est à même de changer fondamentalement la donne.
En outre, certains pays n’apparaissent aucunement sur la carte éditoriale régionale ainsi dessinée par Afrilivres. C’est le cas du Burundi, de la Centrafrique, de la Guinée-Bissau, de la Guinée Équatoriale, du Niger ou encore du Tchad. C’est le cas surtout, du plus peuplé des pays francophones d’Afrique subsaharienne, la République démocratique du Congo, miné par des années de guerre civile et dont la situation économique est désastreuse. Il existe bien sur le papier une poignée d’éditeurs dans ce pays, mais leur activité tourne pour le moins au ralentie et semble se concentrer essentiellement sur quelques rééditions.
Une édition jeune et fragile
Quelques structures historiques
Quelques structures éditoriales peuvent être qualifiées d' »historiques » dans le contexte local, en ce qu’elles ont été créées aux lendemains des Indépendances. Elles ont toutefois souvent connu de nombreuses vicissitudes. C’est le cas en particulier des éditions Clé, fondées en 1963 à Yaoundé par les églises protestantes de plusieurs pays d’Afrique francophone, qui se sont enfoncées dans une longue crise à partir des années 1980 et qui ne publient pas plus, au mieux, d’une trentaine de titres annuels à l’heure actuelle.
Les Nouvelles éditions africaines du Sénégal (Néas) et les Nouvelles éditions ivoiriennes (NEI) sont pour leur part les héritières des Nouvelles éditions africaines, créées en 1972, avec le soutien de Hachette, à l’initiative de Léopold Sédar Senghor, déjà conscient que seul un marché transnational était viable dans la région. Sa vision pionnière reste toujours d’une criante actualité. C’est pourquoi des bureaux avaient été installés à Dakar et à Abidjan, puis à Lomé. Le groupe a cependant été dissout en 1988, chaque filiale reprenant, avec des bonheurs divers, sa liberté. Les Néas viennent d’être restructurées et relancées, après une période de déshérence, tandis que les NEI, depuis leur fondation en 1992, ont su développer un catalogue diversifié où le manuel scolaire vient soutenir la littérature de jeunesse et l’édition d’enfance. Cette structure a su également proposer des collections de littérature populaire qui sont de véritables succès en Afrique, notamment la collection sentimentale « Adoras ».
Le Centre d’édition et de diffusion africaine (Céda), enfin, créé en 1961 par le gouvernement ivoirien avec les éditeurs Hatier, Didier et Mame, n’a commencé à véritablement publier que dans les années 1970. Privatisée en 1991, l’entreprise est depuis lors détenue majoritairement par Hatier (groupe Hachette) et l’éditeur québécois Hurtubise HMH.
Elle a su, elle aussi, initier des collections variées, notamment dans le domaine des livres de jeunesse, grâce au livre scolaire, et en particulier au manuel d’enseignement primaire dont le Céda se partage avec les NEI le marché local. Il est toutefois à craindre que le conflit interne qui trouble la Côte-d’Ivoire depuis maintenant plusieurs années n’ait eu des répercussions fortement néfastes sur la santé économique de ces deux principales maisons d’édition en Afrique francophone.
Pour sa part, Afrique-Éditions, structure basée à Kinshasa, a été créée plus tardivement, à la fin des années 1980. Il s’agit d’une émanation du groupe belge De Boeck et du groupe québécois Hurtubise HMH, dont la politique n’a du coup rien d’indépendant et consiste essentiellement à diffuser, jusqu’à complet épuisement du stock, quelques titres publiés les premières années.
De jeunes éditeurs
Les maisons d’édition actuellement en activité sont jeunes pour la majeure partie puisqu’elles ont été créées au mieux au cours des quinze dernières années. C’est le cas, sans vouloir être exhaustif, du Flamboyant (1990) et de Ruisseaux d’Afrique (1998) au Bénin, d’Akoma Mba (1995), de Ndzé (1995) et des Presses de l’Université catholique d’Afrique centrale (1995) au Cameroun, de Paari (1998) au Congo-Brazzaville, d’Édilis (1992), de Neter (1992) ou d’Éburnie (2001) en Côte-d’Ivoire.
C’est également le cas de Couleur locale (1997) à Djibouti, de Ganndal (1997) en Guinée, de Donnya (1996) ou du Figuier (1997) au Mali, de Vizavi (1993) à l’île Maurice, de Bakame (1996) au Rwanda, tout comme de Xamal au Sénégal ou des Éditions du Silence au Gabon. Les éditions maliennes Jamana, sont quant à elles à peine antérieures à leurs consœurs : elles se sont structurées en coopérative culturelle à partir de 1988. Les éditions togolaises Akpagnon, enfin, constituent un cas à part. Elles ont été créées dès 1978 à Paris par le poète Yves-Emmanuel Dogbé, puis rapatriées dans les années 1990 au Togo.
Les nouveaux éditeurs africains, dynamiques, mieux formés et sans doute plus solidaires que leurs aînés, portent l’espoir d’un véritable développement de l’édition sur le continent. Soucieux de s’adresser aux nouvelles générations et de contribuer à l’éducation, à et par la lecture, ils ont commencé tout particulièrement à défricher le terrain de la littérature de jeunesse et à en renouveler la production. Mais ils demeurent fragiles, car leurs marchés nationaux restent exigus, du fait du faible pouvoir d’achat et de la concurrence des maisons du Nord. Leurs efforts demandent à être soutenus. Malheureusement, par-delà les grandes déclarations d’intention sur la diversité culturelle dans les enceintes internationales, les politiques locales du livre en restent à des vœux pieux et peinent à trouver un début d’application concrète. En réalité, seules quelques initiatives courageuses, en provenance d’acteurs privés de la solidarité, permettent d’entretenir l’espoir de jours meilleurs, grâce entre autres à des procédures de coédition.
Une librairie déficiente
L’état de la librairie africaine accompagne celui de l’édition, si tant est que les intérêts de l’une et de l’autre semblent complémentaires. De fait, les réseaux de vente du livre restent fort peu structurés et peu développés. L’absence de commercialisation, ou du moins de distribution, du livre scolaire par les librairies, sauf en Côte-d’Ivoire et au Cameroun, en est certainement l’une des raisons. (Le premier de ces deux pays est d’ailleurs le seul à disposer d’une chaîne de librairies : la librairie de France.) La rareté du livre produit localement et la cherté du livre importé, dont le prix est encore augmenté par le transport et les frais de douane, en sont d’autres. Il faudrait y ajouter la frilosité des éditeurs du Nord qui ne permet guère de donner leurs chances aux libraires locaux. Aussi ne recense-t-on pas plus, en comptant large, que quelques dizaines de librairies professionnalisées à travers toute l’Afrique francophone subsaharienne. Ces dernières sont en outre exclusivement concentrées dans les métropoles, de sorte que les villes moyennes et des régions entières s’en trouvent dépourvues.
Pourtant, comme dans le domaine éditorial, on assiste aujourd’hui à un timide renouveau grâce aux initiatives de jeunes entrepreneurs volontaires et mieux formés, ou qui du moins sont désireux de se professionnaliser et de jouer leur rôle d’acteur culturel et social, à côté d’ « institutions » qui connaissent un renouveau sous la houlette de dirigeants motivés, à l’instar de la librairie Notre-Dame de Cotonou. On peut par exemple citer Publimage à Bamako, Bufalo à Cotonou, Couleur locale à Djibouti, Ex-Libris et Arte Lettres à Abidjan ou encore Librairie jeunesse à Douala. Ces libraires, néanmoins, comme leurs confrères éditeurs, se heurtent à de nombreux obstacles qui viennent entraver leur essor.
Des entraves multiples
D’une façon globale, le handicap majeur à une production accrue et à une commercialisation plus dense et plus fluide du livre africain tient à la quasi-absence de politiques publiques du livre en Afrique francophone subsaharienne et au poids des entraves douanières qui pénalisent fortement tant la circulation des ouvrages que l’introduction des matières premières nécessaires à leur fabrication (papier, encre ou encore matériel d’imprimerie). Le papier représente ainsi en Afrique de 45 à 70 % du coût de fabrication matérielle d’un livre, contre 30 % au Nord. De plus, l’absence d’application de l’Accord de Florence (1950) et du protocole de Nairobi (1976) enferment l’éditeur africain dans les limites strictes de son marché local. Ce qui l’empêche aussi de viser des tirages qui permettraient d’assurer son équilibre économique et de baisser le prix du livre alors même que les pays africains ont créé en théorie les outils nécessaires à des marchés communs avec la Cemac ou l’UEMOA.
La question du livre scolaire reste tout aussi primordiale à régler. Une participation au moins partielle de l’édition régionale au processus de production des manuels paraît en effet indispensable à son développement à long terme, comme l’ont compris la Côte d’Ivoire et, ces dernières années, l’Organisation internationale de la Francophonie, de façon à distendre la dépendance vis-à-vis de l’édition du Nord.
La problématique de la production du livre scolaire doit s’accompagner également d’une réflexion sur sa distribution, car le développement d’un marché local du livre passe autant par la prise en compte des réalités de cette dernière que par le soutien aux entreprises éditoriales. Or, ce maillon de la chaîne du livre a été trop souvent négligé dans le passé, et l’approvisionnement des écoles confié, avec un manque d’efficacité flagrant, aux administrations étatiques, ce qui a eu pour conséquence de court-circuiter les grossistes et les libraires, donc d’entraver le développement des réseaux de commercialisation du livre. Diverses expériences menées au cours des dernières années en Afrique noire anglophone montrent pourtant que des possibilités d’actions sont envisageables, même dans les cas où la gratuité, totale ou partielle, de l’accès au manuel scolaire par les familles reste souhaitée.
La question de la diffusion et de la distribution des ouvrages, dans l’aire régionale comme dans l’ensemble de l’espace francophone et, notamment dans les pays du Nord, apparaît particulièrement complexe à résoudre. Elle demande sans aucun doute une coopération régionale et interrégionale des acteurs de la chaîne du livre et un appui institutionnel, de manière à diminuer le coût relatif d’entretien des représentants locaux, d’abaisser le prix du transport et de réduire les délais de livraison.
L’aide à la librairie passe de son côté par le soutien à l’informatisation des librairies et à l’acquisition de logiciels de gestion et de suivi de stock, mais aussi par un accès à l’information développé, alors que le prix d’abonnement à Electre Biblio apparaît souvent rédhibitoire aux libraires francophones. Un livre toutefois n’a de chance de trouver son destinataire final que s’il est l’objet d’une information à destination de son lecteur potentiel, c’est-à-dire de promotion. Or, cette information ne circule guère à l’heure actuelle que dans un sens, du Nord vers le Sud, mais non en sens inverse, ni de manière transversale. Une initiative telle que celle de La Caravane du Livre, initiée par l’Association internationale des libraires francophones paraît dans cette perspective tout à fait pertinente, mais elle ne saurait suffire car elle ne touche pas les pays du Nord.
Sans doute est-il urgent, également, pour tenter de trouver les moyens de lever l’ensemble de ces obstacles, de fonder un Conseil supérieur du livre francophone qui réunisse des acteurs institutionnels et privés de l’ensemble de la chaîne du livre. L’on peut penser que la question de l’accès au crédit bancaire y sera soulevée, de même que la mise en place d’un système de cautionnement financier, à l’image de ce qu’a réalisé avec succès le Québec, au moyen de la Société pour le développement des entreprises culturelles (Sodec).
Les coéditions, une solution ?
Pour l’heure, les initiatives les plus innovantes et les plus prometteuses pour la promotion de la bibliodiversité et l’essor du livre dans le Sud semblent provenir non des politiques publiques nationales ou intergouvernementales mais d’initiatives privées. Ces dernières sont dues à des rassemblements d’acteurs professionnels locaux ou non, libraires et éditeurs, ou à des militants de l’altermondialisation qui entendent promouvoir des engagements solidaires à la fois sur le terrain de la production et sur celui de la commercialisation du livre.
Parmi celles-ci, l’on peut noter tout d’abord Afrilivres, qui s’est constituée depuis 2001 pour tenter de renforcer la coopération entre professionnels du Sud et d’assurer la visibilité des titres des structures éditoriales africaines, notamment sur les marchés francophones du Nord. C’est pourquoi l’association s’est dotée d’un site promotionnel sur Internet tout à fait performant (www.afrilivres.com). Les libraires africains sont de leur côté partie prenante de l’Association internationale des libraires francophones, officiellement créée en 2002 et qui s’est donné l’ objectif de fédérer les libraires francophones et, notamment, de sortir de leur isolement les professionnels du Sud, en développant des liens de solidarité entre ses membres.
Enfin, l’Alliance des éditeurs indépendants explore la voie des coéditions solidaires dans une perspective tant Nord-Sud que Sud-Sud. Celles-ci ont plusieurs avantages. Elles permettent de publier des contenus qui n’auraient pu l’être que difficilement par un seul éditeur, en raison de l’exiguïté des marchés locaux ; d’accoutumer les éditeurs, notamment ceux du Sud, à travailler ensemble et à mieux se former aux réalités économiques et techniques de l’édition et, surtout, grâce à des péréquations, de proposer les ouvrages concernés à des prix différents selon les zones géographiques, de façon à tenir compte des différents pouvoirs d’achat. Se sont de la sorte constituées de véritables collections internationales dont la vente de certains titres a montré, contrairement à ce que disent certains propos pessimistes, que le lectorat africain ne demandait qu’à être stimulé.
Ainsi, l’édition et la librairie africaine sont-elles aujourd’hui à la croisée des chemins.

///Article N° : 5808

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