Leïla ou la femme de l’aube

De Sonia Chamkhi

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Petit format et papier somptueux pour ce premier roman tunisien ciselé dans une langue élégante et poétique qui explore la douleur d’une femme noire, autonome mais seule qui écrit à Iteb, son amour de jeunesse parti en Belgique. Leïla refuse la vie « conformiste et étriquée » (120) et tente d’ « arracher cette dignité » (75) que refusent les pères autoritaires, les mères possessives, les maris dominateurs, les voisins curieux et les passants au regard rempli de « désir et de violence » (118). Les contraintes familiales et sociales qui la « serrent comme un étau » (80) alimentent les fureurs qu’elle tente d’apprivoiser mais si la liberté conquise comme metteur en scène de théâtre la soustrait aux pressions d’une famille pauvre et peut-être au dédain vis-à-vis des Noirs (« Il paraît que lui aussi épouse une Blanche […] il veut impérativement satisfaire sa mère. [ ;…] J’aurai des enfants qui auront la noirceur de la nuit et son mystère […] et ils prendront le bateau des négriers dans le sens inverse ! », 44), elle se sent un « matériau en souffrance » (91) dominé par la solitude et les frustrations. Elle erre dans Tunis, témoin des trajectoires malheureuses de ses amies et parentes, toutes enfermées dans des mariages contraints aux issues dramatiques, enfermement physique et mental, fuite dans les rêves ou la folie, violence et brisement provoqués par les trahisons dissimulées. Cette cascade d’échecs conforte l’analyse personnelle que poursuit Leïla au long de ses missives qui interfèrent avec le récit à la troisième personne : « j’ai poignardé mes phantasmes » (140) fait écho à « elle a perdu sa foi dans les Hommes » (157). Le texte est ainsi construit dans un système d’échos où alternent les récits dans lesquels Leïla et ceux qui l’entourent sont l’objet d’une narration détaillée et ses lettres où elle devient le sujet qui « se refuse aux mots » (56) tout en revenant sans cesse à eux malgré le silence de l’interlocuteur afin d’y chercher le sens de ses échecs. Cette quête qualifiée de « littérature » grâce à laquelle, à défaut de connaître l’amour pour lequel « il faut être esclave ou tyran » (188), où l' »on oublie et on s’invente son être en inventant son écriture » (155) permet à l’auteur de donner une fine analyse psychologique des deux personnages et, de manière plus large, des pressions auxquelles sont soumis hommes et femmes dans une Tunisie à la stratification sociale implacable où les familles broient les individus. Les deux volets du texte qui figurent le dedans et le dehors de ces situations complexes et douloureuses, offrent la même élégance d’un style sobre fait de phrases au rythme régulier, de discours rapportés, d’un lexique précis, d’images qui s’échappent comme les oiseaux que convoquent l’imagination de Leïla. Cette francophonie ciselée est ponctuée de paroles de chansons transcrites en arabe avant d’être traduites qui constituent un intertexte plus efficace que tout décor pittoresque. Ce découpage textuel et temporel figure le heurt des bribes de la mémoire de Leïla, « tamis secoué par des mains fébriles » (13) donnant à cet « amalgame d’images » célébrant ses « errances à l’aube et au crépuscule » (12) la fonction de dire dans un apparent désordre le drame de toutes celles qui ont perdu les repères indispensables à la confiance en la vie. On ne quitte pas ce texte intense et savamment organisé selon une progression qui est celle de la compréhension des mécanismes sociaux et psychiques. À travers la situation de Leïla, il s’agit encore d’aborder le racisme (la mère blanche lui dit : « Et n’oublie jamais que tu es métisse et que les Tunisiens sont racistes », 36), de montrer les divers publics des cafés de Tunis, d’évoquer la difficulté des fils à devenir hommes, le poids de la parole et le jeu des demi-aveux : « c’est dans les plis, les entrelacs et les interstices que la vérité se glisse » (78). Une vérité dure, amère mais nichée dans les nombreux entrelacs d’un texte dense tissé comme une étoffe magnifique qui jamais ne sombre dans le pathos. Alors que celle qui « rêve l’amour en tant que refuge et consolation, comme une métaphysique qui suture les plaies » (37) gît « désenchantée du Verbe » (191) et de l’amour, le lecteur fasciné par la puissance d’entraînement de cet agencement impeccable aura eu l’impression d’avoir démonté la machine à broyer corps et âmes.

Leïla ou la femme de l’aube, Sonia Chamkhi, Tunis, Elyzad, 2008
Tunis, Elyzad, 2008, 191 pages, ISBN 978-9973-58-013-9, 15 euros.///Article N° : 7659

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