L’élégance de Taylor à la barre

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Accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis lors de la guerre civile qui a ravagé la Sierra Leone de 1991 à 2002, l’ancien président du Liberia Charles Ghankay Taylor est, depuis le 7 janvier 2008, devant les juges du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) qui siègent à La Haye. Ouvert en juin 2007, son procès avait été aussitôt suspendu, l’accusé n’ayant pas organisé sa défense. Le jugement doit être rendu fin 2009. Depuis La Haye, correspondance de l’écrivain camerounais Patrice Nganang.

Tout rapport du procès de Charles Ghankay Taylor devrait commencer par un portrait de l’homme, car en réalité celui-ci est plutôt de taille moyenne. Qu’il aime la mollesse et que pendant longtemps il en a eu l’habitude, cela se voit à l’air relaxe qu’il a de s’enfoncer dans son fauteuil de cuir, avant d’écouter ceux qui l’accusent. Qu’il a l’appétit des beaux costumes, cela ne peut échapper à personne qui le regarde, et encore moins à un Camerounais. Qu’il adore par-dessus tout les pierres précieuses, cela il le montre lui-même, lui qui durant les assises d’habitude soutient sa tête de ses mains aux doigts serrés dans deux grosses bagues brillantes, et au poignet gauche orné d’une montre aussi dorée que chère. Sa penderie va bien entendu plus loin que le deux-pièces formel dont les accusés s’habillent souvent aux tribunaux, comme pour cacher leur visage douteux dans l’impersonnel d’un accoutrement de commun bureaucrate. En veste sombre d’habitude, sa cravate, rouge aux raies noires hier, bleue claire aujourd’hui, épouse la pochette qui tombe de sa poitrine qu’il tient bien volontiers bombée en avant. Et sa chemise blanche s’achève aux poignets de ses manches, chacune sur une grosse brochette dorée taillée aux formes de l’Afrique.
Un coup d’œil rapide aurait trouvé une certaine élégance à cet homme au teint clair, rasé bas, et aux cheveux courts grisonnants, mais très soignés. Ce coup d’œil aurait peut-être insisté sur la beauté de ce Narcisse qui écrit méthodiquement ses remarques dans un cahier de notes, en lignes claires des mots saisis en deux blocs, l’un avec un bic vert et l’autre avec un bic rouge. De cet homme qui certainement se regarde longtemps tous les matins dans le miroir de sa cellule après s’être parfumé, il aurait fait un esthète s’il n’y avait ces témoignages et accusations à vous dresser les cheveux sur la tête et à vous couper le sommeil, qui couvrent son costume de sang et ses pages de morts, portés qu’ils sont contre lui dans la salle même du Tribunal Spécial du Sierra Léone. Le jour de la reprise du procès, le 7 janvier 2008, en premier par Ian Smillie, membre d’un panel de l’ONU et auteur de l’influent rapport ‘The Heart of the matter’ sur l’inscription de la guerre civile libérienne et sierra léonaise dans le commerce mondial des ‘blood diamonds’. Puis par Alex Tamba Teh, frêle pasteur qui a vu défiler devant lui des enfants soldats, des fillettes à peine pubères jetées en esclavage, violées, des gosses amputés en même temps des pieds et des mains ; qui a vu ici et là ‘s’allumer des bougies’ (c’est-à-dire des villages mis en feu), a compté plus de cinquante morts devant une mosquée, et a manqué lui-même de devenir cadavre, par une de ces ironies dont vous déciderez vous-mêmes, cher lecteur, s’il faut en rire ou en pleurer. Mené après 72 heures de marche, devant Bobor Samai, alias Sam Bockarie, alias Mosquito, qui se révélera être son ancien élève et était alors le bras droit de Taylor au Sierra Leone, il lui est demandé de joindre la ‘révolution rebelle’ comme major. Silence de l’ancien maître à qui la peur de son écolier de jadis a arraché la voix, mais qui finalement sur insistance du chef rebelle, trouvera ceci comme réponse : ‘ce n’est pas que je refuse de joindre la rébellion, mais en tant qu’homme de Dieu, la position de major est trop petite pour moi.’ ‘Quelle position veux-tu alors ?’ lui demande Mosquito interloqué. ‘Marechal.’ Eclat de rires du chef des rebelles. ‘Comment puis-je faire de toi un maréchal’, lui demande-t-il enfin, ‘quand ni moi, ni mon chef, Charles Ghankay Taylor ne sommes des généraux cinq étoiles?’
Alex Tamba Teh n’aura la vie sauve que parce que les chefs rebelles décideront de voter pour savoir s’il fallait le tuer ou le laisser en vie – et parce qu’il gagnera ce vote avec une infime majorité ! Ironie de la démocratie qui nous rappelle le salut qu’elle porte jusque dans les fonds les plus noirs de la peine d’un homme à qui les rebelles mettront en fin de compte un bout de bois dans la bouche et frapperont la tête – à lui arracher toutes les dents. Ironie de la démocratie qui nous rappelle ce vote qui dans les Euménides, sauva la vie à Oreste. Les Seigneurs de la guerre n’ont-ils pas fait l’Afrique replonger dans l’antiquité ? Le prix de l’élégance de Charles Taylor, d’une cruauté barbare qui littéralement nous laisse sans voix, se trouve pourtant dans un commentaire, extrait d’un autre témoignage à son procès, celui cette fois de Varmuyan Sherif, attaché qu’il était à la sécurité personnelle du dictateur, et témoin de bien des folies de ses patrons. S’étonnant de l’exécution sommaire de cinq personnes devant lui par Mosquito, il se demande, analysant par-dessus sa narration d’une réalité qui lui échappe encore : ‘maybe he wanted to prove to us that he is a strong man.’ Et voilà que se résume le portrait du personnage même qui peuple encore autant notre imagination contemporaine (voir par exemple l’analyse par Karin Barber de la ‘strongmania’ au Nigeria), qu’il ensanglante bien de nos Républiques le potentat. Et l’élégance de Taylor à la barre ? Peut-être veut-il par là nous prouver qu’après tout, il est un grand.

///Article N° : 7234

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