Assisterait-on actuellement à l’émergence d’un type d' »action théâtrale » spécifique à la région Antilles-Guyane, d’une expression propre au théâtre antillo-guyanais capable d’interpeller et même de susciter un public jusqu’ici peu concerné ? Des expériences artistiques différentes du modèle hexagonal convenu ont eu lieu ces dernières années dans des champs d’action divers, liés aux matériaux imaginaires convoqués comme aux espaces de représentation « réquisitionnés ». Elles ont en commun une approche physique des publics sur le terrain et l’utilisation du merveilleux, du magique et de l’histoire comme moyen dramatique. Elles tendent à prouver qu’il existe peut-être des pratiques théâtrales intrinsèques à ces régions.
La production artistique dans les départements français d’Amérique connaît un problème de diffusion spécifique sur le réseau national en raison de son éloignement géo-économique et professionnel mais également et avant tout sur ses propres territoires en ce qui concerne la production théâtrale ! L’accès au théâtre et à l’activité théâtrale restent un mystère pour la plupart des publics potentiels de ces territoires. Malgré les efforts de délocalisation, notamment en Martinique, les lieux de diffusion implantés dans les villes capitales demeurent des temples consacrés à une élite intellectuelle ou à la formation des publics scolaires. En réalité, il semble parfois que, entre les décideurs culturels et les publics non avertis, les intérêts culturels divergent tant dans leurs formes que dans leurs approches. Pourtant, force est de constater la réactivité de ces derniers lorsque ces intérêts convergent, c’est-à-dire lorsqu’on utilise une forme de théâtralité référentielle et une accessibilité à un imaginaire commun.
Deux événements théâtraux ont suscité, ces dernières années, un engouement sans précédent auprès du tout public martiniquais. Singulièrement, auprès d’un public qui ne fréquente traditionnellement pas le théâtre et ne se rend pas dans les pôles consacrés de la culture. La presse se fit unanimement l’écho d’une curiosité qui enfla tout autant à travers les campagnes et les bourgs les plus reculés qu’auprès de l’intelligentsia locale
On n’avait jamais autant parlé de théâtre sur l’île de Martinique !
Ces deux projets artistiques ont la particularité d’avoir enclenché, dans leur démarche d’action culturelle, une dynamique de rencontre des publics jusqu’alors inédite sur le plan local. Au-delà, puisant tous deux dans l’imaginaire antillais, ils ont articulé leurs thèmes dramaturgiques autour de deux personnages magiques omniprésents dans la culture et la réalité antillaise : le Dorlis, l’incube créole, et le Chienfer, chien protecteur, relié d’une part aux enfers et d’autre part aux affaires magiques.
Il s’agit de la tournée, dans les communes de la Martinique, du spectacle monté par Greg Germain d’après le texte de Patrick Chamoiseau, Dimanche avec un Dorlis et du spectacle de rue écrit par Joby Bernabé et monté par la Compagnie Cartoun Sardines, Le Mayétetpiépoutet.
Une autre expérience théâtrale dont l’action culturelle peut s’apparenter, en termes de rapprochements avec les publics, aux deux précédentes aventures est en cours depuis septembre 2007 en Guyane ; il s’agit cette fois d’un lieu, Kokolampoe (1), la Scène Conventionnée de Saint-Laurent du Maroni, un lieu qui a la particularité de faire tomber les murs du théâtre pour s’approcher du public.
Ce spectacle qui s’adresse directement à l’imaginaire martiniquais met en scène dans un huis clos, la rencontre d’une jeune fille marquée par la culture occidentale et d’un Dorlis, surpris aux premières heures du jour dans la chambre de celle-ci. Entre février et mars 2005, ce spectacle a été joué dix-sept fois dans des lieux parfois peu rompus aux techniques théâtrales. Avant chaque représentation, une parade de la troupe avait lieu dans le bourg d’accueil. Des rencontres et des échanges, de vives discussions à propos du Dorlis et de ses habitudes ont jailli entre les gens de la rue et les artistes. Chaque intervention a été l’occasion de témoignages hauts en couleur de femmes visitées et parfois violées par un incube. Le soir, immanquablement, la billetterie voyait arriver les femmes rencontrées sur le marché, les bougres croisés au comptoir d’un débit de boisson, curieux de venir voir (enfin !) sur scène la véritable figure d’un Dorlis ! Les rencontres scolaires qui eurent lieu avec les artistes après les représentations furent tout aussi édifiantes. Le Dorlis est bel et bien un personnage vivant, non seulement dans les contes fondateurs de l’imaginaire antillais mais aussi dans la vraie vie, celle des mornes, celles du cur des communes, des marchés, celle des chambres des femmes seules
Le Prologue du grand Mayétetpiépoutet, février 2007
Mayétetpiépoutet est une vaste fresque carnavalesque regroupant plus de trois cents personnages, chars ou bwa bwa (2), et retraçant l’un des temps forts du carnaval martiniquais : le mariage burlesque. Il s’agit d’un immense « défilé » de rue, ponctué de tableaux dramatisés. Tout en puisant dans les différentes figures emblématiques du Carnaval, Joby Bernabé a, en fait, écrit une puissante satire de la société martiniquaise d’aujourd’hui, société de consommation compulsive, subjuguée à la fois par le modèle de l’Amérique clinquante et par son appartenance à la France. Ce projet, accompagné par le Ministère de la Culture et les institutions martiniquaises, devait en outre être retranscrit dans la dimension du théâtre de rue. Les contingences de mise en uvre d’une telle entreprise ont conduit à créer ce spectacle par étapes.
En septembre 2006, la compagnie de théâtre forain, le Cartoun Sardines de Marseille, rejoignait l’équipe de création martiniquaise pour assurer la direction artistique. De la collaboration entre la compagnie marseillaise et les quelque quarante créateurs martiniquais adjoints au projet est né le Prologue, joué en ouverture du Carnaval de Fort-de-France, en février 2007. Le premier travail de création fut d’extraire de l’immense réservoir de personnages du Mayétetpiépoutet un premier tableau cohérent qui serait en mesure de rendre tout à la fois l’intention de l’auteur et de donner une dimension Arts de la Rue au spectacle. Cinquante personnages furent choisis dont trente-quatre musiciens ponctuant le thème dramaturgique du Prologue et un char monumental, le Chienfer ! Une équipe de plasticiens martiniquais, pour la plupart professeurs à l’Ecole Régionale d’Arts Visuel et une équipe des ateliers Sud Side de Marseille (ateliers de fabrications monumentales) ont travaillé d’arrache-pied à la conception et à la fabrication de ce chien articulé, fait entièrement de métal : 7 m de long, 6 m de haut, 2 m 50 de large. Du jamais vu dans le paysage artistique martiniquais !
Là encore, le retentissement de ce spectacle sur les gens de la rue, le tout-public, fut si intense que toute l’île en parla et que la presse internationale diffusa l’image du Chienfer sur différents supports.
Comme pour la tournée de Dimanche avec un Dorlis, le passage du Chienfer dans les rues de Fort-de-France suscita un intérêt démesuré de la part d’un public non-averti, plus enclin à courir les vidés (3) du carnaval qu’à se rendre au théâtre, fût-il dans la rue. Le personnage du Chienfer était devenu vivant ! Il avait tout d’abord volé la vedette au VAVAL (4), la figure la plus emblématique du carnaval, que l’on brûle à la fin des jours gras. Les radios diffusaient en effet des messages disant que Chienfer avait cette année tué Vaval en combat singulier
Joby Bernabé se faisait arrêter par toutes sortes de gens, des pêcheurs l’accusant de leur déveine, des vieilles femmes inquiètes de voir sortir le diable en personne dans les rues de la capitale, des bougres passablement imbibés de rhum prédisant les pires catastrophes
Le Chienfer, personnage intime de l’imaginaire martiniquais, prenait corps dans une icone cristallisant toutes les croyances.
Ce projet est mené par la compagnie KS and Co qui, au terme de trois années de résidence artistique et ayant fait uvre d’ancrage à Saint-Laurent-du-Maroni, a restauré la case de bagnard N° 8 du Camp de la Transportation. Ce petit théâtre est en effet installé dans un lieu à forte résonance historique et identitaire, le bagne de Saint-Laurent-du-Maroni, plus précisément le Camp de la Transportation où étaient débarqués tous les bagnards avant d’être conduits vers d’autres sites de détention.
De ce lieu hautement symbolique de la colonisation pénitentiaire émerge actuellement une activité de diffusion du spectacle vivant en direction des publics non-avertis de l’Ouest guyanais : public des quartiers de Saint-Laurent, publics scolaires, publics des villages alentours implantés sur le fleuve Maroni.
La programmation théâtrale s’appuie sur toutes les formes nouvelles de théâtre et vise à la rencontre entre les formes artistiques traditionnelles guyanaises et les compagnies de théâtre professionnelles issues des scènes européennes, métropolitaines, caribéennes et sud-américaines. Comme pour les deux expériences précédentes ce projet, en ancrant physiquement son activité dans le creuset historique et dans l’imaginaire de la culture guyanaise, semble accéder à des publics complètement éloignés des standards consacrés de la culture occidentale. En effet, la particularité de cette Scène Conventionnée est de transporter son activité partout à la rencontre des publics.
Ces trois expériences puisent de toute évidence une essence théâtrale inédite dans les valeurs communes que sont l’histoire des colonisations (Caraïbe / Guyane), la présence des forces magiques dans le quotidien, la sublimation du vécu comme moyen ancestral de survie, l’utilisation habituelle du merveilleux comme moyen de transformation. Ce constat prouve que la politique culturelle dans ces territoires ne peut faire l’impasse sur cette réalité artistique, sa portée étant d’autant plus grande qu’il y a prise directe, échange direct entre les populations et les créateurs, prise directe également dans une réalité magique ou merveilleuse et historique, évidemment peu compatible avec un système culturel normatif.
Car, à l’instar d’autres formes artistiques, et particulièrement des arts plastiques dans la Caraïbe et en Amérique du Sud, l’émergence d' »actions théâtrales » spécifiques à la région est peut-être finalement le signe d’une appropriation de l’Histoire, de l’assimilation d’un métissage ethnique et culturel chaotique et difficile, et donc de la fondation d’un acte artistique plus neuf !
1. Kokolampoe : en langue bushinengué signifie « petite lampe à pétrole », lumignon, celui autour duquel les enfants font encore leurs devoirs et où, plus tard dans la soirée, les adultes à leur tour forment le cercle pour raconter des histoires. Ce système d’éclairage est aujourd’hui utilisé dans les petits villages en Guyane et au Surinam, et il l’était autrefois aux Antilles. C’est la plus petite unité d’éclairage.
2. Bwa Bwa : Personnage porté pendant les défilés de carnaval ou char.
3. Vidés : Défilés de carnaval dans les rues pendant les jours gras.
4. Vaval : Roi du Carnaval, son effigie est brûlée à la fin des jours gras.Nathalie Laulé, Fort-de-France, Martinique, est administratrice de la Tournée Dimanche avec un Dorlis, directrice du projet Mayétetpiépoutet et chargée de la Communication de Kokolampoe.///Article N° : 9371