Que faire concrètement pour lutter contre les pillages de sites archéologiques et la vente illicite d’objets culturels, triste réalité en Afrique ? Au Mali, une expérience innovante semble porteuse d’espoir : celle des Banques culturelles. Leur principe : proposer aux populations rurales de placer leurs objets culturels de valeur dans un musée de village plutôt que de les vendre, souvent à vil prix, pour en tirer des subsides. En échange de ce placement, les villageois bénéficient de prêts financiers et de formation en gestion. Un système enfin adapté aux réalités locales qui fait beaucoup parler de lui.
Le Mali, comme beaucoup d’autres pays africains, est riche d’un patrimoine culturel et de civilisations ancestrales. Au cur de l’Afrique occidentale, il a été le berceau des plus grands empires du Soudan occidental. Des foyers culturels se sont développés autour des religions traditionnelles et des sociétés secrètes, par lesquels se reconnaissent et se font reconnaître ses fils à travers le monde. Malheureusement, comme beaucoup d’autres, le pays a été confronté aux problèmes de préservation de son patrimoine. Avec l’arrivée des premiers explorateurs puis sous la colonisation, une partie importante de ce trésor culturel a pu sortir du Mali et se retrouver dans un autre contexte, entre les mains d’autres personnes, parfois avec une autre fonction que celle attribuée par ses auteurs. Pendant la période coloniale, une part de ce patrimoine s’est retrouvée dans des musées créés en Afrique par l’administration coloniale et servant de centres de recherche historiques et culturels. Avec les Indépendances et la mise en place des nations, une nouvelle notion apparaît : celle de conserver et transmettre ce patrimoine aux futures générations. On assiste alors à la prolifération de musées sur le territoire africain.
Aujourd’hui, un immense trésor se trouve encore sur des sites historiques et archéologiques, dans des bois et cases sacrés des villages, dans des familles et des communautés. Ce trésor attise la convoitise des collectionneurs du monde entier, de marchands d’art, d’antiquaires, de touristes et même d’institutions patrimoniales qui profitent de la pauvreté des paisibles citoyens africains pour acheter à des prix dérisoires les plus belles pièces qui demeurent encore sur le continent. Il est ainsi regrettable de constater qu’en Afrique aujourd’hui, la vente illicite d’objets culturels, le pillage des sites archéologiques ainsi que le piratage des uvres artistiques et culturelles sont monnaie courante, avec pour conséquence la perte de témoins inestimables et irremplaçables du passé et de la culture léguée par les ancêtres. Malgré l’adoption par les plus hautes autorités de textes législatifs et réglementaires pour protéger ce patrimoine, ce phénomène demeure une triste réalité. Ainsi a-t-on pensé qu’à côté des musées nationaux et régionaux et des autres institutions patrimoniales, la création de structures culturelles locales décentralisées pouvait être une solution pour lutter contre ce fléau. C’est ce qui va motiver la création des Banques culturelles du Mali.
Tout commence en 1993 quand Aïssata Ongoïba, présidente d’un des deux groupements de femmes du village de Fombori, voyage au cur du Pays dogon. Pendant son séjour, elle visite dans le village de Songho, une exposition et une foire artisanales organisées par les femmes à l’intention des touristes de passage. Aïssata est très impressionnée par l’impact de cette exposition sur les visiteurs, et étonnée par les revenus de la vente des objets artisanaux dogons.
De retour à Fombori, elle convainc les femmes de son groupement d’organiser des expositions semblables au centre féminin de Fombori. Plus tard, d’autres personnes s’y intéressent également. Les villageois construisent un bâtiment dédié à ces expositions. Plus tard, ce bâtiment prend le nom de « Banque culturelle de Fombori ».
De quoi s’agit-il ? La Banque culturelle est une institution villageoise qui regroupe à la fois un musée, une caisse de microcrédit et un centre de formation culturelle. Son objectif : préserver les objets culturels dans un musée du village, en les mettant à l’abri de l’usure du temps et des personnes qui profitent de la pauvreté des villageois pour acheter à des prix dérisoires les plus belles pièces du patrimoine malien. Il est proposé aux populations rurales de placer leurs objets culturels dans le musée de leur village, en échange de quoi ils ont accès à un prêt en argent leur permettant de s’engager dans des activités génératrices de revenus. Par la même occasion, ils peuvent bénéficier de formation en gestion et d’un perfectionnement en artisanat afin de répondre de façon durable et efficace à leurs besoins de développement social, culturel et économique et, par conséquent, améliorer leur niveau de vie.
Dépositaires d’une riche tradition culturelle, les populations rurales sont aujourd’hui confrontées à une pauvreté endémique qui s’accentue lors des sécheresses récurrentes. Pour faire face à ces crises et se procurer des ressources financières, elles ont très souvent recours au pillage des sites archéologiques ou à la vente de leurs objets au profit des collectionneurs d’objets d’art…
Pour tenter de remédier à cette situation préoccupante, il était plus que jamais nécessaire de mettre en place une institution permanente au service de toute la communauté qui développe à la fois des actions de préservation et de revalorisation du patrimoine culturel ainsi que des activités génératrices de revenus. L’ambition des Banques culturelles est de favoriser le développement socioculturel et économique des communautés rurales par le biais de la culture. Les villageois qui y déposent leurs objets (masques, sculptures, etc.) en restent propriétaires. Chaque fois qu’ils célèbrent un rite, ils peuvent les utiliser. Ainsi les objets restent « vivants » et solidement insérés dans le circuit symbolique de la communauté.
En résumé, les activités de cette institution communautaire s’articulent autour de trois points essentiels. Un musée villageois sert de lieu de collecte, de conservation et d’exposition des objets culturels appartenant à des individus ou groupes d’individus habitant le village et ses environs. Ceux-ci sont inventoriés et documentés avant d’être enregistrés dans la collection du musée.
Une caisse de microcrédit villageoise donne l’opportunité aux populations d’utiliser leurs objets comme garantie afin de bénéficier de prêts en argent et d’initier des activités génératrices de revenus. La valeur et l’importance du prêt sont estimées sur la base des informations historiques fournies par le propriétaire de l’objet. Il est ensuite établi un protocole d’accord de prêt entre celui-ci et les autorités de la Banque culturelle.
Enfin, un centre de formation culturelle met l’accent sur l’épanouissement socioculturel et économique des populations rurales. Il permet l’organisation dans les locaux de la Banque culturelle de différents types d’ateliers : formation en gestion, perfectionnement en artisanats locaux, alphabétisation, ainsi qu’information et sensibilisation des populations par des activités socioculturelles.
Pour mieux assurer sa mission de préservation du patrimoine et de lutte contre la pauvreté, une Banque culturelle a besoin d’une organisation régie par des textes, ainsi que de principes pour sa création comme pour sa gestion. Ces textes législatifs doivent définir de façon claire son statut juridique, sa mission, son organisation interne et être en conformité avec les lois nationales en vigueur dans le pays. Le fondement de la banque culturelle repose sur le caractère communautaire de sa gestion, qui exige une participation effective et à tous les niveaux de toutes les couches de la population concernée. Le système se doit d’être respectueux des règles de déontologie, de transparence, de démocratie et de performance.
Au Mali, l’Association villageoise qui crée une banque culturelle est composée d’un certain nombre d’instances. L’assemblée générale, composée de tous les habitants du village ou d’un ensemble de villages, est l’organe de délibération et de prise des décisions. Elle se réunit régulièrement au village et généralement sous l’arbre à palabres ou tout autre endroit conçu dans le village à cet effet.
Le comité de gestion, organe d’exécution des taches et décisions, assure la gestion effective de la Banque culturelle et rend compte à l’assemblée générale. Le comité de crédit, l’organe chargé de la gestion des prêts d’argent au sein de la banque culturelle, s’occupe de l’octroi et du recouvrement des crédits empruntés. Le Comité des Sages, composé des sages et des anciens du village, est l’organe de contrôle et de suivi des règles de déontologie et de gestion des conflits et des litiges. Il joue le rôle de « comité scientifique » pour l’authentification des informations données sur les objets culturels par les propriétaires.
Enfin, l’équipe de techniciens constitue l’organe d’appui et de conseil. Elle encadre les villageois dans l’établissement des banques culturelles et assure la formation et le suivi dans les domaines techniques, financiers et logistiques. Elle est composée de spécialistes en différents domaines : muséologie, gestion du patrimoine culturel, finance et microcrédit, formation, gestion participative et alphabétisation. Cette équipe pluridisciplinaire est généralement indépendante et ne relève pas de l’association du village.
La première Banque culturelle a été inaugurée en 1997 en pays dogon dans le village de Fombori (cercle de Douentza). Elle disposait d’un fonds de roulement de 200 000 F CFA destiné à l’octroi de crédits pour les personnes déposant des objets culturels de valeur au musée du village. Cinq ans plus tard, une évaluation a pu établir que cette modeste institution avait octroyé plus de 450 prêts pour un montant total de 6 500 000 F CFA. La collection du musée est déjà estimée à 450 objets provenant d’une dizaine de villages. En outre, le fonds de roulement de départ est passé à 3 000 000 CFA, avec un taux de remboursement d’environ 93 %. En outre, 1 500 touristes ont visité le musée, 40 femmes ont pu être alphabétisées dans les locaux de la Banque culturelle et 21 villages ont participé aux différentes activités. Les revenus engendrés par les entrées au musée et le remboursement des prêts ont été investis dans des programmes de développement de la communauté : éducation, santé, adduction d’eau, etc. Les conditions de vie et de travail des populations ont commencé à s’améliorer.
Cette initiative a attiré l’attention de la Banque mondiale qui a approuvé le bien-fondé de cette expérience à travers sa foire aux initiatives innovantes appelée Development Market Place. Entre 2000 et 2003, son soutien financier a permis d’installer deux nouvelles Banques culturelles et de constituer une équipe d’experts maliens chargée de renforcer les capacités des Banques culturelles au Mali et de vulgariser cette expérience.
En 2006, des partenaires suisses ont accepté de financer une quatrième Banque culturelle actuellement en chantier à Dimbal dans le pays dogon. Enfin, l’École du Patrimoine africain de Porto Novo vient d’inscrire cette expérience de Banque culturelle dans son programme Les musées au service du développement, et propose d’organiser un séminaire sous régional sur ce thème au Mali fin 2007.
Qu’est-ce que cette expérience a réellement apporté au Mali ? L’accent n’est pas seulement à mettre sur le nombre de visiteurs de ces musées, sur la collection des objets reçus et sur le nombre de microcrédits octroyés mais surtout sur le changement des comportements des communautés villageoises vis-à-vis de leur patrimoine culturel. En dix ans, grâce à la volonté de ces communautés et avec l’appui de l’État malien, des partenaires et des personnes de bonne volonté, trois Banques culturelles ont ouvert et une quatrième sera inaugurée en juillet 2007. Une collection de 800 objets culturels de valeur a pu être sauvée du pillage et de la vente illicite pour être exposée dans ces musées, visités par les populations locales et étrangères.
L’ensemble de ces objets est inventorié et consigné sur des supports documentaires préparés à cet effet (fiches de catalogue, fiches historiques et fiches de demande de prêt) et leur informatisation est à l’étude. Les ressources générées sont investies dans des programmes de développement tels que l’alphabétisation, la santé, l’hydraulique, l’éducation, les ateliers artisanaux et les activités culturelles. Les villageoises sont formées aux principes de gestion des musées comme la collecte d’objets, la documentation, la conservation-restauration, l’exposition, l’animation, etc.
Toutes les Banques culturelles sont aujourd’hui autonomes. Elles tiennent elles-mêmes leurs comptes tout en assurant une gestion saine de leurs fonds qu’elles gardent en sécurité dans des banques ou dans des coffres sécurisés installés dans le village.
Ces communautés villageoises sont fières de leurs musées et elles le disent : « Depuis que nous avons ce musée, nous sommes en mesure de nous asseoir pour, ensemble, discuter de sujets importants et échanger des idées ». « Ce musée permet aux populations de mieux connaître leur culture, mais aussi de s’ouvrir au monde extérieur ». « Grâce au microcrédit de la Banque culturelle, nos conditions de vie et de travail se sont améliorées », déclarent les villageois.
Ces propos émanent de personnes qui, il y a trois ans, se posaient la question de savoir ce qu’est un musée et à quoi il sert. Les communautés villageoises ont aujourd’hui compris qu’un objet culturel vendu à un collectionneur disparaît définitivement et que la maudite somme reçue ne contribue en rien au développement.
Enfin, la création de centres culturels au sein des Banques culturelles a été également positive. Des troupes théâtrales ont été créées pour sensibiliser les populations à la nécessité de préserver le patrimoine. À Dimbal oú la Banque culturelle est en chantier, la troupe artistique déjà mise en place a fait plusieurs tournées de sensibilisation dans les villages avec une pièce de théâtre intitulée en langue dogon Nehen fere nouan ne fere kourgoro djoro lalo : « On ne peut pas reposer sa tête sur la main d’autrui ».
Les thèmes abordés lors des tournées vont de la préservation du patrimoine culturel à la prévention du sida. Au regard de ces acquis en si peu de temps au Mali, nous pouvons être fiers de noter que l’expérience des Banques culturelles a relevé d’importants défis. Elle a su gagner la confiance en établissant le contact avec les aînés du village et les villageois. Elle a renforcé les compétences villageoises et les institutions par l’établissement de comités villageois forts. Enfin et surtout, elle a garanti la pérennité des Banques culturelles par-delà les financements externes et l’assistance technique.
Une équipe d’experts maliens capables et motivés s’est constituée pour faire de ce rêve de Banques culturelles une réalité et aujourd’hui une référence. Cette équipe composée de sept spécialistes est organisée en association apolitique et non confessionnelle : l’Association pour la promotion des Banques culturelles au Mali (APBC). Elle compte en son sein un président de l’Association, un secrétaire à la Préservation du patrimoine culturel, une trésorière, trois secrétaires chargés de la formation et du suivi en micro-crédit et deux secrétaires en formation en Gestion à la base (FGB). Cette équipe appuie, assiste et accompagne les Banques culturelles déjà créées et uvre pour la création d’autres structures similaires dans le pays.
Soutenue par les autorités maliennes, elle est en relation avec des organismes et partenaires dans d’autres pays d’Afrique et d’ailleurs. On ne saurait parler des réalisations de cette équipe sans rendre un hommage mérité à cette autre équipe du siège de la Banque Mondiale, à Washington, composée de Mmes Pietronella Van Den Oever et Marguerite Monnet, respectivement chargée du programme et consultante principale lors de la création du réseau des Banques culturelles du Mali.
Pour vulgariser cette expérience à travers le monde, les deux équipes ont mis en place un certain nombre d’outils comme : un Guide de la Banque culturelle ; six Manuels du formateur ; un film documentaire (12 minutes) en français retraçant tout le processus de création et de gestion des Banques culturelles au Mali et un site web en français,
www.banqueculturelle.org. Des dépliants en anglais et français sont également disponibles.
À travers cette équipe, les Banques culturelles du Mali sont aujourd’hui en partenariat avec plusieurs institutions et structures culturelles au Mali, en Afrique et à travers le monde. Au demeurant, cette expérience gagne du terrain dans le pays. Elle s’inscrit dans la droite ligne du programme d’appui à la politique culturelle du Mali.
Loin d’être une fin en soi, et surtout très modestes, ces banques n’ont pas été créées pour concurrencer les musées et autres institutions culturelles ni pour les mettre en cause. Elles ont plutôt pour vocation d’aider les populations rurales à résoudre leurs problèmes de pauvreté à travers la gestion de leur patrimoine culturel sans que celui-ci soit vendu.
Si l’expérience a bien fonctionné au Mali, peut-il en être de même ailleurs ? Pour cela, elle doit être adaptée aux réalités particulières de chaque localité. Au Mali, ces structures se sont bien adaptées au contexte de décentralisation actuel et de lutte contre la pauvreté, un programme gouvernemental.
À ceux qui désirent créer des Banques culturelles, nous disons que celles-ci ont une approche novatrice et qu’elles doivent être adoptées avec enthousiasme par les communautés villageoises. Elles doivent bénéficier du soutien des autorités locales, nationales et même internationales. Elles exigent une préparation attentive et un suivi par les experts et spécialistes. Elles exigent aussi d’intégrer dans un même programme les différentes composantes : musée, micro-crédit et renforcement des activités artisanales pour être viable. L’appropriation et la pérennité des acteurs locaux sont indispensables. Au Mali, l’expérience s’intègre parfaitement au Programme d’Appui et de valorisation des initiatives artistiques et culturelle (PAVIA) du ministère de la Culture et ailleurs. Elle peut également s’intégrer à des projets de type Multi-Activity Program (MAP) de la Banque Mondiale et autres institutions de financement de projets.
Merci de ne ni vendre ni acheter le patrimoine culturel africain. Il est à conserver et à transmettre aux générations futures pour le développement de notre cher continent.
Diplômé d’arts plastiques à l’Institut national des Arts de Bamako, licencié en muséologie à l’Université de Paris I (Panthéon Sorbonne), Aldiouma Baba Mory Yattara s’est formé à l’Institut national du Patrimoine de Paris. Il est membre du réseau des professionnels du West African Museum Program (WAMP) de Dakar et de l’École du Patrimoine africain (ÉPA) de Porto Novo où il est enseignant associé. Membre co-fondateur de l’Association pour la promotion des Banques culturelles du Mali, il travaille au Musée du Sahel de Gao au Mali en qualité de spécialiste en conservation préventive et chef des sections conservation, restauration et exposition et animation.///Article N° : 6724