Tout comme dans son roman très remarqué Tè mawon, l’écrivain martiniquais Michael Roch affirme, dans son nouveau roman, Les choses immobiles (éditions Mnemos), la nécessité permanente de la lutte (sociale, politique, écologique) pour mettre fin aux rapports de domination.
Les choses immobiles est un roman d’anticipation prenant place dans un futur proche, en 2037, au moment du retour au péyi de Charles, le narrateur. Cette proximité relative permet d’exposer plus directement la politique (ou l’absence de politique volontariste) contemporaine sur le territoire martiniquais et ses conséquences dramatiques à moyen terme. De fait, comme dans le précédent roman de Michael Roch, la thématique écologique est présente dans Les choses immobiles. Elle est ici développée à travers les risques induits par l’urbanisation frénétique autour de Foyal (Fort-de-France) et l’agriculture intensive (diminution des terres arables, problèmes sanitaires liés à la présence de chlordécone, pollution de l’eau etc.).
Idéal politique et transgression
Face à ces problèmes multiples, dont beaucoup découlent de la situation coloniale et néocoloniale, les personnages mis en scène dans le roman affirment, à des degrés divers, la nécessité de l’usage de la violence pour détruire les rapports de domination sociaux et économiques sur un territoire où les « becs blancs » et surtout les békés (descendants des colons) détiennent encore les moyens de production, comme les distilleries. En ce sens, la violence de la rébellion répond à la violence d’un système oppressif. Elle a pour but une réappropriation de la terre et la réinvention (peut-être même l’invention) d’une identité, d’une manière d’être au monde.
Ce nouvel être-au-monde passe aussi, à travers la figure du narrateur, par une transgression voire une explosion des normes (le motif des bombes que font exploser les « mafia » du « mouvman » apparaît symbolique d’un éclatement des règles sociales imposées). À l’opposé des représentations traditionnelles ou stéréotypées de la masculinité antillaise, Michael Roch met en scène un narrateur développant des relations sentimentales et sexuelles multiples avec des femmes et des hommes. Ces relations, si elles sont condamnées par les hommes du mouvement indépendantiste qui bannissent les makoumè (les hommes considérés comme homosexuels), sont vécues de manière libre et ouverte par les différents partenaires du narrateur. Charles, Gloria et Tanya semblent souhaiter avant tout des relations égalitaires, dans lesquelles il n’est plus question de savoir qui domine l’autre, qui « prend » l’autre, transposant sur les plans affectif et sexuel une volonté politique d’horizontalité et de transversalité.
Faire mémoire et marronner
Le roman prend la forme de très courts chapitres, correspondant aux éclats d’une mémoire morcelée : le narrateur « gratte, gratte » son crâne pour plonger dans la profondeur de ses souvenirs, pour recoller les morceaux et « remettre dans l’ordre le roman qu’(il) (s)e raconte ». La mémoire évoquée est celle du narrateur, trouée par le passage du temps et l’usage excessif de la datura (cette ganja chimique omniprésente sur l’île). C’est aussi la mémoire des luttes qui émaillent l’histoire martiniquaise et antillaise, comme cette litanie de dates de rébellions passées que les indépendantistes psalmodient lors de leurs rencontres : « 1665. Nou vanjé. 1801, 1848, 1870. Pas blié ». Si l’auteur fait à nouveau le choix de l’utilisation de termes créoles dans son roman, ceux-ci sont beaucoup moins nombreux que dans Tè mawon et n’empêchent pas la compréhension pour un lecteur non créolophone. En revanche, la pluralité des voix et surtout le passage de l’une à l’autre, parfois au sein d’un même paragraphe, peut d’abord étonner avant de devenir familier.
Si Les choses immobiles n’a pas la puissance des visions de Tè mawon, il n’en reste pas moins que Michael Roch propose à nouveau un roman profondément politique, qui dénonce l’inaction des dirigeants aussi bien que l’utilisation aveugle de rites et de références mal compris par certains éléments du mouvman indépendantiste, ainsi que les rivalités entre territoires d’outre-mer (notamment avec « l’île-sœur », la Guadeloupe). L’objectif du mouvement est justement de contrer l’immobilité et, comme l’exprime l’une des femmes du conseil, de « marronner, d’échapper à toutes prédestinations autres que celles que nous avons choisies pour la Martinique, et de ne jamais cesser de marronner ». Le marronnage apparaît comme un geste de survie et de réappropriation de soi sur une île dévastée. Il prend la forme d’un dépassement réfléchi des divisions manichéennes entre races (le narrateur, métisse, se sent d’abord obligé de choisir entre « un monde » et « l’autre »), sexes, langues et cultures avec pour but l’annihilation, pour citer Glissant, des « pensées de système ».
Gabrielle Bonnet